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Lorsque je reviens dans la bibliothèque, tout le monde est massé devant un écran surgi du mur comme dans un film de James Bond.

Je jette un coup d’œil à Nina. Ses yeux sont rouges et elle m’ignore.

– Qu’est-ce qui se passe ? je m’enquiers.

– Les Miliciens, répond laconiquement la secrétaire. Ils sont là.

Sous l’objectif des caméras extérieures, une trentaine d’hommes en tenue de commando, armés pour la guerre, se déploient autour de l’immeuble.

Par la tunique de Bilbon ! J’ignorais que l’Association disposât d’un tel dispositif de vidéo-surveillance !

– On peut remercier nos amis trolls, constate Walter sur un ton moqueur. Ils en ont décimé quelques-uns !

– Ils sont arrivés vite, relève mademoiselle Rose. Vous n’aviez pas beaucoup d’avance.

– Ils viennent peut-être jouer au bingo ? je lance pour détendre l’atmosphère.

Mademoiselle Rose m’adresse un regard réprobateur. Mais Walter semble apprécier la boutade.

– J’avais le même humour que toi, mon garçon, me confie-t-il en souriant. Il me servait à la fois d’armure et d’étendard ! Les remarques débiles, les commentaires ironiques, les jeux de mots laids, constituaient le fil rouge de mes rapports aux autres, de ma présence au monde.

– Ce n’est plus le cas ? je réponds, à la fois surpris et gêné par son commentaire qui dévoile avec justesse mes propres sentiments.

– Disons que ce n’est plus aussi flagrant. L’humour est un moyen de se défendre contre l’univers. C’est essentiel quand on est jeune et qu’on a l’univers contre soi ! L’âge apporte une forme de… sérénité. Le sens de l’humour ne se porte plus comme une cotte de mailles ou une épée, mais comme un vêtement de tous les jours.

Heureusement que Walter n’a pas dit comme une cravate.

– La MAD a mis le paquet, annonce mademoiselle Rose les yeux rivés sur l’écran, mettant un terme à notre parenté, euh, aparté.

– Les Agents du Bureau vont venir nous aider, n’est-ce pas, Walter ? demande Jules qui ignore encore que lesdits Agents n’existent pas.

– Hum, grogne le patron. Bien sûr. Ils agiront de l’extérieur.

Eh oui, c’est le risque, quand on ment ! On est amené à mentir encore plus.

– Et les autres stagiaires ?

– Ils sont, hum, hum, à l’abri, hors de la ville. C’est fini, ces questions ?

Mademoiselle Rose fronce les sourcils, comme si une idée venait de la traverser.

– Jules, dit-elle en faisant sursauter le garçon. J’ai une mission pour toi, parfaitement dans tes cordes.

Elle a retrouvé son assurance de chef de guerre. Le soulagement est palpable. « Un chef, écrivait Gaston Saint-Langers, ne doit pas forcément montrer du courage mais en inspirer. » Avec mademoiselle Rose, on a double ration (pour rester dans le vocabulaire militaire).

Elle prend dans un tiroir une caméra minuscule, qu’elle confie au stagiaire.

– Tu vas filmer la bataille, lui explique-t-elle. Ces images seront envoyées à tous les Bureaux de l’Association, afin qu’ils découvrent le vrai visage de la Milice.

– Mais… vous avez déjà des caméras qui filment ce qui se passe dehors, objecte Jules non sans pertinence.

– Des caméras fixes, en nombre limité, répond la secrétaire. Quatre sur le pourtour de l’immeuble… non, trois, ils viennent d’en détruire une, corrige-t-elle après un rapide coup d’œil sur les moniteurs. Une dans la montée d’escalier, une autre sur le palier et une dernière sur le toit.

– Alors je…

– Alors, tu vas te glisser dehors et accomplir un travail de reporter.

– Une issue de secours discrète part de mon bureau. Elle te conduira dans le terrain vague, poursuit Walter en luttant contre la transpiration à grands coups de mouchoir. Après, ce sera à toi de jouer.

– La caméra est autonome et elle est reliée à un ordinateur sécurisé, ajoute mademoiselle Rose. Tu pourras communiquer avec nous par le micro de l’appareil. La conversation sera par contre à sens unique. Tu as l’habitude de juger des situations, je te fais confiance.

– Ton rôle est d’une importance extrême, martèle Walter.

– Merci, dit simplement Jules en redressant la tête. Je ne vous décevrai pas.

Même si le rôle de l’espion lui va comme un gant – rapport à son pouvoir de discrétion –, je dois avouer que Jules montre un certain panache.

Dans un geste spontané, je lui tends la main.

– Bonne chance, Jules, je dis en hochant la tête.

Il rougit de plaisir.

Continuant à m’ignorer, Nina s’approche à son tour et l’embrasse sur la joue, un peu plus près des lèvres que nécessaire.

– Fais bien attention à toi, lui souffle-t-elle, avant que Walter entraîne Jules en direction de son bureau.

Une idée stupide me traverse la tête. Nina aurait-elle quelque sentiment pour Jules ? Ce serait la configuration idéale pour m’éviter d’autres mélodrames ! Je crois bon d’en rajouter.

– Jules est vachement courageux, je lance à Nina, mine de rien. Et puis, il est beau gosse, non ? Je ne comprends pas pourquoi il n’a pas de copine !

Le regard indigné, puis douloureux de Nina, douche mon enthousiasme. Elle se retient pour ne pas se remettre à pleurer et quitte la bibliothèque.

« Clap, clap, clap.

– Je ne comprends pas…

– Tu viens de rompre avec elle et tu lui colles un autre garçon dans les bras. La classe !

– Mais… Tu as bien vu comme elle disait au revoir à Jules !

– C’était pour te rendre jaloux. Ce n’est pas possible d’être aussi borné ! »

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