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Tandis que Nina disserte avec une matrone trolle sur les bienfaits des crudités, je déambule au hasard, m’enfonçant sous les arbres à la recherche d’un peu de solitude. Ma tentative pour démêler mes sentiments m’a flanqué un bon coup de blues et j’ai besoin d’être seul pour la digérer.
Je profite par ailleurs d’une tranquillité devenue rare en ce moment. Franchement, qui aurait pu penser qu’on se sentirait en sécurité au milieu des trolls ?
Une main énorme se pose sur mon épaule.
Je sursaute et, poussé par un réflexe que je ne croyais pas posséder, me retourne avec vivacité, prêt à en découdre.
– Bonsoir, jeune mage nerveux ! Je suis trollement content de te voir.
– Erglug !
« Erglug ? »
Erglug. Trois cents kilos de muscles, deux mètres de hauteur, large comme une armoire à glace et puissant comme une tractopelle, une denture à faire pâlir de jalousie un alien et un pagne en peau de bête duquel nul n’oserait se moquer.
Mon ami troll, goinfre et philosophe, se tient devant moi et je me rends compte à ce moment précis combien il me manquait.
Je me jette dans ses bras.
– Eh bien, en voilà des manières ! commente Erglug d’une voix moqueuse. Mais il vrai qu’Alcuin disait de l’amitié qu’elle est la similitude des âmes. Ou des ânes, je ne sais plus !
Il s’esclaffe bruyamment et je l’accompagne de mon petit rire d’humain.
– L’Association a eu raison de t’envoyer ici, reprend Erglug plus sérieusement. Des trolls montent la garde sur les rives. Je revenais de patrouille. Crois-moi, ceux qui en ont après toi passeront un mauvais quart d’heure s’ils essayent d’aborder !
– Je ne suis pas venu seul, tu dois le savoir. Il y a aussi un ami et deux Agents stagiaires. L’un de ces Agents est une fille. Elle s’appelle Nina. C’est aussi ma… ma copine.
– Casanova ! éructe le troll en ponctuant sa sentence d’une claque dans le dos (aïe). Tant mieux, tant mieux. Je n’aurai pas besoin de surveiller ma sœur. Ni de te dévorer l’épaule.
– Oui, ah, ah ! je manque m’étouffer en pensant à Jean-Lu.
– Parler de ton épaule m’a donné faim. Allons rejoindre les autres près des feux. Tu me présenteras ta doulce amie.
– Tu t’arrêteras en route pour te caler l’estomac avec deux ou trois morceaux de viande ! Ça me rassurera…
Nouveau rire tonitruant.
– Tu m’as manqué, jeune mage hilarant !
On ne fait pas trois pas avec Erglug que le pire déboule devant nous. En la personne de Jean-Lu, béat, tenant dans sa main celle d’Arglaë.
Une Arglaë affichant un air provocateur.
Mon compagnon troll n’a pas eu le temps d’avaler quelques quartiers de viande pour calmer sa faim…
Je me précipite.
– Erglug, je te présente Jean-Lu, l’ami dont je te parlais. Jean-Lu, voici Erglug, le grand frère d’Arglaë !
Je détache mes derniers mots en roulant des yeux et en l’enjoignant de lâcher la main de la trolle. Mais cet imbécile enamouré n’a d’yeux que pour sa belle qui s’empresse de lui faire le coup des battements de cils.
Erglug s’est mis en mode grognement. Ses yeux sont injectés de sang. Il serre les poings. Par les poils de Golum ! Je vais devoir intervenir magiquement et il va me détester !
Peste soit de l’amour, des filles et des problèmes qu’entraîne leur conjugaison…
Mais au moment où je commence à incanter une formule d’action rapide en runique (les trolls sont terriblement sensibles à la magie), Jean-Lu débloque la situation.
Follement – superbement – inconscient, il lâche Arglaë et tombe dans les bras d’Erglug – qui s’attendait à tout, je crois, sauf à ça.
« J’ai dû rater un paragraphe pendant le séminaire sur les trolls…
– Tu avais tes écouteurs vissés dans les oreilles.
– Jasper ! Tu m’observais ?
– Évidemment. Tu peux me laisser me concentrer ? Jean-Lu a besoin de moi. »
– Le frère d’Arglaë ! s’exclame cet idiot. Elle m’a tellement parlé de vous !
Ben tiens.
– Je suis si content de faire votre connaissance, continue Jean-Lu benoîtement. Je n’ai pas de frère ! Vous tombez du ciel !
L’instant de surprise passé (je dois avouer que j’ai cru, l’espace d’une seconde, qu’Erglug se laisserait désarçonner), l’irascible grand frère bousculé dans son honneur reprend du poil de la bête. Il attrape Jean-Lu par le col et il le soulève de terre, d’une seule main.
– Tu as touché ma sœur ?
« J’adorerais que mon frère fasse ça. Tu le ferais à mes copains, Jasp ?
– Ferme-la, Ombe. »
Heureusement, Jean-Lu est plus occupé à essayer de respirer que de répondre, aussi n’aggrave-t-il pas son cas par quelque parole malheureuse.
Pour la deuxième fois, je m’apprête à intervenir.
Mais Arglaë s’approche de son frère et lui murmure à l’oreille :
– Ne l’abîme pas, il m’a promis un concert.
Erglug fronce les sourcils. Comme si Jean-Lu pesait une plume, il l’envoie valdinguer à trois mètres.
– Un concert ? répète le troll étonné. Ici, dans la clairière ?
– Jasper et lui ont monté un groupe. Jean-Lu m’a promis qu’ils joueraient.
Erglug tourne sa grosse tête vers moi afin que je confirme. Ce que je fais, tout en aidant mon camarade à retrouver son souffle.
Je commence à comprendre pourquoi l’Association choisit avec soin ses stagiaires : en trois jours seulement, Jean-Lu s’est fait ratatiner par un garou et par un troll…
– En réalité, je dis pour doucher le dangereux enthousiasme qui est en train de gagner les deux poilus, on est trois dans le groupe. Il manque Romu, et donc je crains, trois fois hélas, que ça ne soit pas possible de…
– Il vous manque un bassiste, me coupe Arglaë aux anges. Pas de problème, je prendrai sa place !
– Tu joues de la basse ? je m’étonne à mon tour.
– Elle a fabriqué la sienne avec des os de vampire et des tendons humains ! rugit Erglug. Son instrument est célèbre dans tout le monde troll !
Puis, baissant d’un ton :
– D’accord, sœurette, je le laisse vivant. Et entier. Pour l’instant ! Mais s’il essaye encore de poser la main sur toi…
Arglaë trépigne et embrasse Erglug sur la joue.
– Merci, merci ! Tu es génial !
Puis elle se tourne vers Jean-Lu en battant des mains :
– Allez, mon choupinou, pas de temps à perdre ! On a plein de choses à préparer !
J’ai bien entendu choupinou ?
« Elle a bien dit choupinou ? »
Sans commentaire. Juste un long frisson…
Je me penche sur Jean-Lu, qui a fini de tousser.
– Qu’est-ce qui t’a pris de parler d’Alamanyar à Arglaë ? je le gronde. On va faire un bide et ils seront furieux.
– Elle est… sublime, pas vrai ? râle Jean-Lu avec le même sourire niais, comme s’il n’avait pas entendu un mot de ce que je lui disais. C’est ma muse, une inépuisable source d’admiration et d’inspiration !
– Une source, ouais, je réponds. Une vraie source d’emmerdes…