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Ombe ? Il veut me prendre Ombe ? C’est impossible !
Impensable !
J’essaye de m’imaginer sans confidente, sans petite voix intérieure. Avec un demi-cœur.
Non. Je ne veux pas.
Il n’a qu’à engendrer d’autres enfants !
« Ombe, tu l’as entendu, il veut nous séparer ! Écoute, voilà ce qu’on va faire…
– Non, Jasper. Toi, écoute !
– Ombe ? Qu’est-ce que…
– Oh, Jasp ! Ta vie n’est pas la mienne ! Je te suis infiniment reconnaissante de m’avoir acceptée, de m’avoir donné une place aussi grande. Seulement…
– Seulement quoi, Ombe ? Tu fais partie de moi ! Et lui, il veut… il veut t’arracher à…
– Ce qui nous est arrivé est accidentel, tu comprends ? Artificiel. Je suis une greffe. Je vis sous assistance, sous perfusion. Je vis par procuration, par frustration. Mon père – notre père ! – m’offre une seconde chance. C’est inespéré !
– Une chance ?!
– Oui, Jasper. Une chance de courir à nouveau, même sur des cendres. De respirer avec mes propres poumons, même du soufre. De prendre mes propres décisions, même stupides… Alors, s’il te plaît, Jasper, accepte. Parce que c’est ce que je veux. »
Je ne réponds pas.
Jamais Ombe ne m’a parlé comme ça, aussi longtemps, avec autant de fougue.
Depuis combien de temps suis-je sourd à sa souffrance, à ses émotions les plus intimes ? Pourquoi est-ce que je lui refuse le droit d’avoir le choix ? Au nom de quoi, sinon un égoïsme absurde, est-ce que je décide pour ma sœur, en suivant mes seuls sentiments ?
Il y a quelques heures, je voulais la transférer dans le corps de la reine des vampires, pas pour qu’elle revive mais pour qu’elle reste avec moi, à n’importe quel prix – même le plus noir, le plus condamnable.
Une rougeur envahit mes joues, que le vent de la Frontière dissimule heureusement aux regards.
– C’est d’accord, père, je soupire. Mais sachez que c’est sa décision, pas la mienne.
– Pourquoi attacher tant de prix à cette illusion qui est celle de votre liberté ? s’étonne Khalk’ru.
– C’est très humain, je réponds. On peut même affirmer que c’est ce qui différencie les hommes des autres créatures. J’imagine que vous ne pouvez pas comprendre.
– Ce qui compte, c’est que je vais ramener un fugitif que je pourchasse depuis longtemps et qu’un de mes enfants sera du voyage. C’est une belle journée, Jasp’r !
Le roi-démon tend vers moi ce qui lui tient lieu de bras. Malgré ma répugnance, je n’esquisse pas un geste.
Une douleur atroce éclate dans ma poitrine au moment où la vrille s’immisce en moi pour m’arracher Ombe, pour libérer une brume chancelante, qui peine à prendre consistance. Mais peu à peu se dessinent les formes familières d’une jeune femme sportive aux cheveux courts, qui fut Agent stagiaire avant d’être terrassée par l’arme d’un fanatique.
Bien sûr, ce n’est pas Ombe telle que je l’ai connue qui se tient devant moi, presque timide, me dévorant des yeux.
D’abord parce que les effets de la Frontière modifient l’apparence.
Ensuite parce que seul son côté démon est visible à présent : une silhouette sombre et rougeoyante, aux contours hésitants.
Mais c’est ma sœur !
Le cœur battant à se rompre, j’abandonne aussitôt mes regrets de l’avoir laissée partir, ma peine et mes frustrations.
Je lui ouvre les bras et elle s’y jette, sans une hésitation.