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Je sors la gourmette encore chaude de ma poche et la pose sur un coin de la lourde table en bois, au centre de la pièce, encombrée d’alambics et d’outils. Je vérifie que le double pentacle gravé sur le plancher, renforcé par des graphèmes runiques, est en état de répondre à mon appel.

Je me dirige ensuite vers la bibliothèque qui couvre un mur entier du laboratoire. Elle regroupe un nombre important d’ouvrages consacrés aux pratiques magiques et aux créatures hantant la part sombre de notre monde, récits légendaires et Livres des Ombres, en passant par quelques fictions baroques et inspirées.

Voici le livre que je cherche : In occulto, le célèbre incunable (il faut regarder la définition du dictionnaire avant de glousser bêtement) du père Vito Cornélius, que mes parents m’ont offert à Noël. J’y ai découvert une incantation étrange, que je me suis empressé de traduire en haut-elfique et que je compte utiliser aujourd’hui.

Je récupère précautionneusement un gros bocal scellé à la cire, posé sur une étagère à côté de mes flacons d’huiles et bouteilles de potions, sachets de poudres, morceaux de pierre et bouts de métal.

Je dois à présent activer le pentacle. Ce que je m’apprête à réaliser est d’un niveau de sorcellerie élevé ; mieux vaut être prudent.

Je rassemble les quatre éléments.

La bougie (feu) est déjà allumée. Je trempe mes doigts dans le chaudron en bronze et asperge la table de gouttes (eau). Je mets en marche le ventilateur de poche fixé sur une étagère (air). Enfin, je gratte les semelles de mes chaussures et jette sur le bois humide le souvenir de mon passage au cimetière (terre).

Je réveille mon pentacle en répandant sur les runes une poignée de sel gris et je marmonne l’appel qui fera se lever le champ de force :

– Raidhu tra la voi, a lamainde Naudhiz, pouquFhutissene toilnourrie par Uruz broutantla terr, rendugreuse par Wunjo, piétinparlesaaliersde Dagaz et survol par lygne de Elhaz tandis qu’Odala pserl’héritagsousl rgard bineillantdeHagal,notrmèr! Raidhu trace la voie, avec la main de Naudhiz, pour que Féhu tisse une toile nourrie par Uruz broutant la terre, rendue généreuse par Wunjo, piétinée par les cavaliers de Dagaz et survolée par le cygne Elhaz, tandis qu’Odala préserve l’héritage sous le regard bienveillant de Hagal, notre mère !

Woaouf. Et voilà. Un mur d’air translucide, plus solide que le meilleur des blindages, m’isole de toute influence extérieure.

Je pose le bocal près de la gourmette qui abrite – et phagocyte – Fafnir. Je rassure les âmes – et les nez – sensibles : il ne s’agit pas du bocal de tripes à la Dryden, donné (un rappel pour les têtes en l’air) en cadeau à Lucinda la goule.

Non, celui-ci renferme le nouveau réceptacle que j’ai choisi pour mon intrépide Fafnir : un corbeau mort, maintenu à l’abri de la putréfaction grâce à un savant mélange d’herbes activées elfiquement (absinthe - sara olva, frêne - ulwe, genévrier - ando avëa, houx - piosenna, if - tamuril et sauge - coina olva).

« C’est ce que je crois, Jasper ?

– Un corbac tué par le froid.

– Tu comptes en faire quoi ?

– La nouvelle enveloppe de Fafnir. Il dépérit dans ta gourmette. Il a besoin d’air.

– Eh, Jasp ! C’est malsain ton truc. Tu te prends pour Frankenstein ? »

C’est malsain, je suis d’accord. Mais j’ai eu cette idée de transfert au cours d’un de mes rêves rouges, avant de trouver dans le livre de Cornélius une solution pour le réaliser. Fafnir va redonner vie au corps de ce pauvre oiseau, en même temps qu’il s’appropriera sa conscience. Une sorte de possession permanente !

En théorie, car il faut encore que ça marche.

« Frankenstein a créé un monstre à partir de rien, Ombe. Moi, je me contente de transférer un esprit dans un corps qui en est dépourvu !

– C’est étrange mais la nuance m’échappe. »

Je coupe court à la discussion en ouvrant le bocal. J’ai l’intention d’aller jusqu’au bout de mon expérience ; alors, inutile de perdre du temps.

Aucune odeur de charogne. Juste le parfum entêtant et fort des plantes.

J’étends sur la table le cadavre du corbeau. Son plumage, noir, est déjà terne. Le bec, solide, noir également, est légèrement courbé. Sur la gorge, massive, les plumes sont pointues et hérissées. Fafnir sera bien dans son nouveau corps.

Je place la gourmette sur l’oiseau puis répands dessus les plantes broyées.

Je prends mon inspiration et prononce l’incantation, rapportée dans le livre du père Cornélius au chapitre « Démoneries et magie noire ». J’ai toujours pensé qu’il n’existe pas de magie noire ou de magie blanche ; seulement des sorciers animés de bonnes ou de mauvaises intentions…

– Sarraaa olvvaaa, arrwaaa luiinë uulwe, aaa haaahamë fairrë ; pioosennaaa, arrwaaa luiinë olvoo coinnaaa, aaa maanwaaa vaiinë moorë ; annantaaa tyye, tamuuril, aaa lavvë saanwë-mmantaaa… Plante amère, avec l’aide du frêne, convoque l’esprit divagant ; houx, avec l’aide de la plante vive, prépare l’enveloppe noire ; et toi, if, permets le transfert… Equeen : ullwe aaa senëët anddo aavëaaa ! Eqquen : anddo avëëaaa arrr piiosennaaa, aaa ppalyal ittilaaa hhlinë, aaa ciiral llandarrr peellaaa, miinnaaa hhellë assto, aaa tuuvëal haarnaaa hunnlocënyaaa ! Je dis : frêne, libère la porte de l’au-delà ! Je dis : genévrier et houx, ouvrez largement la toile d’araignée étincelante, naviguez au-delà des frontières, dans le ciel de poussière, trouvez le dragon-chien blessé ! Equenn : Faffnir arrr corcco aaa nuutildë ! Je dis mélangez-vous, Fafnir et corbeau !

J’ai le sentiment d’avoir parlé quenya d’une manière plus gutturale que d’habitude. La gorge m’irrite. Je ressens le besoin de boire une gorgée d’eau. Ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps !

« C’était de l’elfique, ça ?

– Qu’est-ce que tu veux que ce soit ? ! »

La gourmette fume légèrement. Je la saisis : elle est brûlante. J’espère que Fafnir n’a pas laissé sa vie dans l’expérience…

J’attends un signe de l’oiseau. Un tressaillement. Un œil hagard qui s’ouvrirait. Un battement d’ailes affolé.

Mais l’oiseau reste inerte. Plus mort que jamais.

– Fafnir ?!

Je crie presque. Je ne sais pas à qui m’adresser, à la gourmette cramée ou au corbeau, froid comme une pierre.

– Fafnir…

Un œil rond s’ouvre brusquement.

L’oiseau est agité de convulsions.

Le souffle court, j’assiste à la résurrection de mon sortilège adoré.

Le corbeau remue et tente de se mettre sur ses pattes.

« C’est dingue, Jasp ! Tu as réussi. »

Je dois me rendre à l’évidence : ça a marché.

Pour un peu, je lancerais à voix haute et à la gloire de la sorcellerie un : « Yes wiccan ! » triomphal !

– Heureux de te revoir, mon vieux Fafnir, je soupire, soulagé.

Le corbeau ne répond pas (les corbeaux ne parlent pas, de toute manière). Il ouvre ses ailes, comme s’il s’étonnait lui-même qu’elles soient si grandes. Il fait quelques pas indécis sur la table. Puis il me fixe, me sonde de ses étranges yeux rouges.

Est-ce que je dois y lire un reproche ? Des remerciements ? De la souffrance ? Je n’ai pas le temps de m’interroger. Battant des ailes comme un forcené, le corbeau prend son envol, fonce vers la fenêtre, déchire le rideau et quitte le laboratoire dans un bruit de verre brisé.

Je reste médusé.

Fafnir s’est enfui.

« Jasper…

– Il est parti, Ombe ! Parti.

– Fafnir est capricieux.

– Je ne sais même pas si c’était lui, dans cet oiseau !

– Qui veux-tu que ce soit ?

– J’aurais pu choisir un autre support de remplacement, une clé USB par exemple ! Ça lui avait réussi, la dernière fois.

– Ce qui est fait est fait, Jasper. »

Ma sœur tente en vain de me consoler. Je n’arrive pas à envisager sans frémir la désaffection de Fafnir. Mon regard se pose sur la gourmette. Elle a légèrement noirci et le nom d’Ombe a presque disparu sur la plaque argentée.

« Je suis désolé, Ombe. En plus, j’ai pourri ton bracelet !

– Aucune importance. Je ne peux plus le mettre, de toute façon.

– Moi non plus. Trop petite. Elle irait peut-être à Nina…

– Nina ?

– …

– Fais ce que tu veux, Jasp. Ça m’est égal. »

Nina adorera, je le sais. Parce que c’est un bijou et parce que c’est plein d’émotions…

Est-ce que je m’entends parler ?

Je ramasse machinalement dans un sachet le reste des plantes utilisées lors du rituel et le fourre dans une de mes vastes poches.

« J’aimerais retourner chez moi, Jasp. Dans mon appartement. »

Je reste interloqué un moment.

« Dans ton appartement ? Mais pourquoi ?

– C’est la gourmette cramée. Elle m’a donné envie de voir.

– De voir…

– À quoi ressemblait ma vie.

– Un peu macabre, comme idée !

– C’est le réanimateur de cadavre qui me fait la leçon ? »

Inutile de discuter, je n’ai pas le cœur à ça.

Je consulte ma montre : il reste assez de temps pour un détour avant de me rendre (le verbe idéal) rue du Horla.

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