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Comment a-t-elle réussi à me voir ?

Le moment de surprise passé, je ressens le besoin de réintégrer mon vrai corps, mes vrais vêtements, mon vrai monde. La fête est finie. Bas les masques.

Ce sont les mots qui me viennent, alors que je verrouille la porte derrière moi.

Est-ce le jour ou bien la nuit ? Tout est si… rouge !

Dans un murmure, je quitte l’espace interstitiel :

– A leno leperildar lintavë ninna, kampilossë ! Anyë mapa ar anyë entulca mir Ambarlvar ! A leno leperildar lintavë ninna, kampilossë. Anyë mapa ar anyë entulca mir Ambarlvar. Tends tes doigts rapidement vers moi, rose. Attrape-moi et rétablis-moi dans notre monde.

Les sons percent le mur de ouate qui m’entoure, le gémissement de la matière torturée s’estompe.

Les choses reprennent leur couleur, leur consistance.

« Je vois à nouveau ! C’était très flippant, Jasper. Je ne sais pas ce que tu as trafiqué, mais je me suis retrouvée plongée dans le noir, privée de tous mes… enfin, de tous tes sens.

– J’ai utilisé un sortilège.

– Pour changer… »

Elle n’a pas encore compris où l’on se trouve.

– Je n’avais pas voyagé dans les marges depuis une éternité, Maître ! C’était formidable !

– Ferme-la, je souffle à Ralk’, tandis que mon interlocutrice pivote sur son trône miteux et me fixe.

Bon sang, c’est la copie parfaite d’Ombe !

Le choc est aussi rude que dans la rue Muad’Dib.

Et c’est bien Fafnir qui se tient sur son épaule.

Je ne dis rien. Je me contente de la regarder droit dans les yeux.

Des yeux rouges.

Je ne suis plus si sûr qu’il s’agisse de lentilles de contact…

« C’est… la fille de l’appartement ? »

On dirait qu’Ombe (mon Ombe) vient de réaliser ce qui se passe. Elle prend les choses assez calmement. Ou alors, elle est en état de choc.

« Oui, Ombe. Celle qui te ressemble.

– Qu’est-ce qu’elle fait chez les vampires ?

– Je ne sais pas. »

Puis Ombe marmonne des phrases incompréhensibles, avant de s’enfermer dans le silence. C’est bien un état de choc.

L’autre Ombe semble soupirer. Je dis semble parce que – le détail est important – sa poitrine reste immobile. Elle ne respire pas.

– Merci, répète-t-elle avec une voix d’outre-Ombe, un peu grave.

– Pourquoi est-ce que tu tenais tant à me voir ?

Elle ne répond pas. Elle est repartie ailleurs.

Fafnir en profite pour quitter son épaule et venir se poser sur la mienne. Il joue à blottir sa tête dans mon cou (une habitude prise lorsqu’il était encore petit scarabée). Il semble heureux de me revoir.

– Là, Fafnir, oui, moi aussi je suis content, je dis au corbeau.

– Rrok, rrok, kraaaaa !

– Maître ? Que se passe-t-il ? Je ne vois rien, placé comme je le suis dans votre besace !

– Ne t’inquiète pas, Ralk’. C’est juste Fafnir, mon… corbeau apprivoisé.

– Un corbeau, Maître ? Excellent choix ! Vous permettez ?

– Permettre quoi ?

– Un instant… Rroooook ? Kraa raak ? Ralk’ kraaork ! rrrrrok okkk !

– Krrrrra ! Rrroook rokkk Faaafnoorr kraa ! Tok-tok-tok !

– Vous faites quoi, là ?

– On s’est présentés, Maître ! Ne sommes-nous pas tous les deux vos serviteurs ?

– Tu parles, euh, le corbeau ?

– Pas vous, Maître ?

– Euh, non, enfin, pas vraiment. Je parle le fafnir, c’est déjà pas mal.

Et dire que je me croyais cinglé en dialoguant dans ma tête avec Ombe ! Voilà que je cause à un démon prisonnier d’un miroir qui taille une bavette avec un sortilège piégé dans un cadavre de corbeau…

– Maître ? reprend Ralk’ du fond de ma sacoche.

– Quoi encore ?

– J’entends mais je ne vois pas. Ne croyez pas que je me plains, Seigneur, mais votre interlocutrice ne m’est pas inconnue ! Si je pouvais jeter un coup d’œil…

Décidément, je vais de surprise en surprise avec mes acolytes ! Ralk’, démon prisonnier, a déjà rencontré une fille qui était encore, il y a dix jours, Agent de l’Association ?

– Ce n’est pas une vilaine ruse de ta part, hein, Ralk’ ? je réponds sur un ton menaçant.

– Maître !

Son indignation est sincère.

J’ouvre donc ma sacoche, en sors le miroir de manière qu’il soulève légèrement le rabat. La brume noire qui constitue l’essence de Ralk’ se précipite à l’endroit découvert.

– Alors ? je m’enquiers.

– Désolé, Maître. Je ne l’ai jamais vue. Mais le halo mystique qu’elle dégage m’est familier ! Cette fille n’appartient pas à ce monde.

Halo mystique ? Pas de ce monde ? Qu’est-ce que Ralk’ veut dire ?

L’Ombe étrange reprend la parole, m’empêchant de mettre de l’ordre dans mes pensées.

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