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La vie se résume-t-elle à une succession de déjà-vu ? C’est la question que je me pose, alors que je dresse ma haute silhouette aristocratique et ténébreuse sur un podium, une foule à mes pieds, ma cornemuse mâlement embouchée.
Une dizaine de jours plus tôt, dans la salle du Ring, devant un parterre de jeunes conquis (qui quoi ? qui aiment le rock, Bleck !), on avait cassé la baraque – au bas mot. Avant qu’Ombe ne casse l’ambiance par un coup de fil impromptu. Et qu’un troll essaye de me casser la gueule.
D’accord, le Ring n’a rien à voir avec la clairière de l’Île-aux-Oiseaux. En guise d’estrade, un plancher construit à la hâte avec des rondins grossièrement assemblés. En guise d’enceintes, l’ampli portatif minuscule apporté par Jean-Lu, sur lequel l’amoureux transi a branché sa gratte et son micro. En guise de Romu, Arglaë, une guitare basse monstrueuse dans les mains, manche en os de vampire, caisse en crâne de je-ne-sais-quoi et cordes en tendons humains. Mais l’impression reste la même : un mélange de trouille et d’excitation.
« C’est la première fois que tu m’emmènes à un de tes concerts, Jasper.
– Celui-ci n’est pas très représentatif. D’habitude, je…
– Plus je te connais, Jasp, plus je pense que le mot habitude ne te convient pas.
– Tu as raison. Il faut du temps pour se constituer des habitudes et je n’en ai pas eu beaucoup jusque-là.
– Moi encore moins.
– Désolé. Je ne voulais pas…
– Arrête de t’en vouloir à chaque fois que tu dis un truc qui me donne l’impression d’être vivante ! Dis, Jasp, tu as peur ?
– Peur ?
– Peur de jouer.
– C’est-à-dire que le public troll est plutôt difficile.
– Alors fais comme s’il n’y avait pas de trolls. Joue pour moi, Jasper. Tu veux bien ?
– Pour toi ?
– Juste pour moi. On s’en fout des autres. Regarde-toi, regarde-moi et réfléchis à ce qu’on a vécu ce mois-ci. Nos vies ne sont pas ordinaires, Jasp. Deviens ton propre miroir. Tu as gagné ce droit. Tu l’as payé au prix fort. »
Ombe soupire. Je comprends que c’est à elle, autant qu’à moi, qu’elle s’adresse. Mon propre miroir. Ma sœur a raison : l’unique droit qu’on gagne, quel que soit le prix qu’on y a mis, c’est celui de se regarder en face.
Seulement, je ne suis pas sûr de vouloir le faire.
Jean-Lu se tourne vers moi pour savoir si je suis prêt.
Mon regard balaye le public.
J’aperçois Nina. Elle m’adresse de grands signes. Elle a l’air très excitée. À côté d’elle, Erglug sourit de ses innombrables dents. Il m’a promis de la protéger si le concert virait à l’émeute.
Je prends une inspiration et hoche la tête à l’attention de Jean-Lu, qui s’empare du micro.
– Cher public ! lance-t-il d’une voix forte devant la cinquantaine de trolls en train de bâfrer au pied de l’estrade. Alamanyar est heureux de jouer pour vous aujourd’hui !
Une mince clameur dénuée d’enthousiasme monte de l’assemblée et je me demande si Erglug ne m’a pas (encore une fois) menti : peut-être est-il le seul troll à aimer la musique rock !
Lors de mon dernier séjour sur l’île, j’ai eu l’occasion d’assister à une fête où les trolls, déchaînés, dansaient au rythme d’un gros tambour et d’une flûte taillée dans un tibia de lycan. Pas franchement le genre de musique qu’on s’apprête à jouer !
Jean-Lu gratte quelques cordes et s’éclaircit la voix.
« Je veux chanter la beauté
D’une fill’ bell’ comme la nuit
Membre d’une communauté
Qui délivr’ des sauf-conduits… »
Le bougre improvise. Il s’en sort plutôt bien.
C’est le moment que choisit Arglaë pour nous rappeler que c’est elle, et non plus Romu, le troisième membre du groupe.
Elle se jette à genoux en poussant un hurlement sauvage.
Je manque de lâcher ma cornemuse.
Puis elle pince les tendons de sa basse et part dans un solo hallucinant. Elle n’est raccordée à aucun ampli mais le son est hyper puissant.
Jean-Lu est ravi. Scotché. Il hurle à son tour et arrache à sa guitare des accords de malade.
Le public troll commence enfin à réagir.
Un morceau de gigot me loupe de peu et je vois passer au-dessus de ma tête une branche d’arbre grosse comme ma jambe.
Jean-Lu et Arglaë subissent le même traitement, dans la plus parfaite indifférence ; mon ami parce qu’il est plongé dans sa musique et la contemplation extatique de sa muse, la bassiste frénétique parce qu’elle semble follement s’amuser.
J’hésite, quant à moi, à me faire une opinion : enthousiasme, mécontentement ?
Les paroles d’Ombe trottent dans ma tête : faire ce qui nous semble bien, sans tenir compte de l’opinion des autres (enfin, un truc du genre).
Je m’avance d’un pas résolu, gonfle le sac et lance une note puissante. Pour contrer la bombarde, il n’y a aucun autre instrument qu’un tel accord n’amuse…
J’assiste alors à un triple miracle : Arglaë cesse de jouer, Jean-Lu me regarde enfin et le public arrête de nous jeter des projectiles.
Partout, des yeux ronds.
J’ai la réponse à ma question : les trolls n’ont jamais entendu de cornemuse.
Je ferme les yeux et me laisse emporter par la musique de mes bourdons.
Ombe, je te dédie ce morceau…
« Je veux chanter la beauté
D’une fill’ bell’ comme la nuit
Que la magie m’a confiée !
C’est un bout, une bougie,
Qui brûle et embrass’ mon cœur,
Une mélodie légère.
On m’a donné une sœur,
C’est contr’ mon âm’ que j’la serre… »
La dernière note résonne dans le silence absolu, extérieur et intérieur.
Mon cœur bat plus vite.
« Jasp… Je t’aime.
– Je t’aime aussi, Ombe. »
Lorsque je rouvre les yeux, je découvre les trolls figés devant l’estrade, affichant un sourire radieux.
– Par la barbe de Hiéronymus, Jasper ! s’exclame Arglaë en se jetant sur moi. C’était magnifique !
– Tu as assuré, vieux ! confirme Jean-Lu, ému, en me prenant contre lui à son tour. C’était géant !
Heureusement les autres, en bas, ne se sentent pas obligés de me manifester leur ferveur en venant me broyer dans leurs bras.
Alors que l’on quitte l’estrade pour rejoindre notre public, un groupe de trolls déboule dans la clairière, déclenchant une vive agitation.
Je joue des coudes pour m’approcher et je découvre sur le sol, sanguinolents, les corps sans vie de trois Miliciens.
– Ils ont essayé de débarquer à bord d’un canot en plastique, explique le chef du groupe à Erglug, qui vient de me rejoindre avec Nina. Il y en a sûrement d’autres dans les bois. Et ce n’est pas tout…
L’effervescence retombe pour laisser la place à une froide colère. Les trolls détestent être dérangés.
– Il y a des magiciens avec eux, termine le chef de la patrouille. J’ai clairement senti leur présence de l’autre côté.
Un frisson parcourt nos hôtes.
– Jasper ? s’inquiète Nina qui a du mal à détourner le regard des corps allongés. Qu’est-ce qu’on fait ?
Elle tremble. Je la serre contre moi et je réfléchis très vite. Trolls contre MAD, je mise mon intégrale des Doors sur les trolls. Trolls contre mages, par contre, je ne mets pas une blague Carambar dans la corbeille… Nous n’avons pas le choix : il faut rentrer et chercher refuge rue du Horla.
– Je vais appeler mademoiselle Rose, je dis simplement, comme si c’était une formule magique qui avait le pouvoir de tout résoudre.