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Erglug s’est précipité vers le tas de gravats pour aider sa sœur à se relever. Le troll est dans une colère noire. S’ils n’étaient pas mes prisonniers, je ne donnerais pas cher de la peau des démons.

– Bien, je leur annonce, c’est un peu tôt mais il faut quand même se mettre à table ! Vous travaillez pour Fulgence ? Ou devrais-je dire Lokr’ ?

Regards furieux mais bouches silencieuses.

– C’est vous qui avez tué le Sphinx, je continue. C’était pour m’impliquer ou il y a une autre raison ?

Romuald tente désespérément de briser mon sortilège mais ses efforts restent vains. Ce que j’ai fait, moi seul peut le défaire – à la rigueur un autre Maître démon, comme le dirait sans doute Ralk’, ce qui ne court pas davantage les rues de la capitale que des trolls en costume trois-pièces.

– C’est inutile, je dis en voyant Lucile s’escrimer à son tour contre la chaîne. Romuald et toi êtes mes prisonniers jusqu’à ce que j’en décide autrement. Alors ?

Le mutisme semble être leur nouvelle manière de m’embêter.

– Il faudrait les torturer un peu, Maître, me conseille Ralk’ à l’oreille (façon de dire). Les démons peuvent être bornés.

– Pas le temps, Ralk’, je réponds en soupirant. Et pas envie… Ma curiosité attendra.

Je surveille du coin de l’œil Erglug qui louche sur mes prisonniers, la bave aux lèvres. La seule chose qui le retient, c’est la présence de la magie qui sourd de la chaîne. Qu’est-ce qui m’empêche de livrer ces deux salauds en pâture à mon ami ? Un reste d’humanité, sans doute. Et l’envie de les cuisiner, quand j’en aurai le temps…

« Que vas-tu faire de ces deux-là, Jasp ?

– C’est bien la question, Ombe.

– J’en connais un qui réglerait volontiers le problème !

– J’aimerais qu’ils restent en vie…

– Alors le troll auquel je pense n’est pas la solution.

– …

– J’ai dit une bêtise ?

– Au contraire, Ombe. Au contraire ! »

Sans le vouloir, elle m’a donné une idée.

Le troll auquel nous pensons tous les deux se tourne vers moi.

– Peut-on considérer, jeune mage imprudent, que j’ai rempli ma part du marché ? demande-t-il en lorgnant toujours mes prisonniers.

– Oui, mon vieil Erglug. Je vais vous renvoyer tous les trois sur votre île et…

– Je sollicite deux faveurs en échange de ce service, poursuit Erglug imperturbable. La première : ne pas utiliser ta magie à tout bout de champ quand il y a des trolls dans les parages ! La seconde : me confier la fille qui a blessé Arglaë. Je n’ai jamais mangé de démon, je me demande quel goût ça peut avoir.

Je lis de la terreur sur le visage de Lucile et je ne peux m’empêcher de jubiler. Sûrement ma part démoniaque.

– Désolé, Erglug, je dis en plantant mon regard dans le sien. Pour la magie, je te promets de m’amender ! Pour les prisonniers, rien à faire. Lucile et Romuald sont à moi. Ils détiennent des informations importantes. Je suis prêt, malgré ma promesse toute récente, à imposer magiquement mon point de vue !

Le troll ne répond pas tout de suite. Il m’observe attentivement, peut-être pour jauger ma résolution. Puis il finit par esquisser un sourire.

– Bah, tant pis.

– Zut ! je réalise tout à coup. Pour vous renvoyer chez vous, je vais être obligé d’utiliser la magie ! Bien sûr, le trajet à pied est un peu long, mais si tu préfères…

– Laisse tomber, jeune mage généreux, dit Erglug, presque affable. Arglaë boite ; marcher ne lui vaudra rien. Quant à Jean-Lu, le pauvre, regarde-le : il ne ferait pas trois pas ! Après tout, ce sortilège n’est qu’un mauvais moment à passer.

– C’est toi qui vois, je réponds, amusé – pour une raison que je ne peux pas encore révéler – par sa volte-face.

Il sort de sous son pagne (les pagnes trolls sont équipés de poches…) la figurine en os à l’origine de ses malheurs.

Mon problème est en passe d’être résolu.

– Ah, Erglug, je reprends sur un ton chaleureux. Sois patient avec Jean-Lu ! Je crois qu’il s’est amouraché de ta sœur.

– Amouraché ? s’indigne Arglaë. Sale brute ! Il m’aime d’un amour pur, sincère… Énorme !

– Ça, je n’en doute pas, je conclus pour couper court. Maintenant, tenez-vous les uns aux autres.

– Vous allez incanter à nouveau, Maître ? demande Ralk’ ravi.

– Pas la peine, je réponds.

Et je brise la statuette.

Une brume légère s’en échappe et entoure mes amis. Sous l’effet du sort révoqué, ils perdent rapidement consistance.

C’est alors qu’un sourire goguenard illumine le visage d’Erglug.

Tendant le bras, il attire les démons contre lui.

Contaminés par la révocation, Romuald et Lucile se transforment en volutes de fumée grise et disparaissent dans un hurlement terrorisé, en même temps que Jean-Lu et les trolls.

« Ça alors ! Le fourbe ! Qu’est-ce que tu vas faire, Jasper ?

– Moi ? Rien. Nina, Jules, Walter, mademoiselle Rose et la mère Deglu nous attendent depuis trop longtemps. »

Joignant le geste à la pensée, je m’élance en direction de la rue du Horla.

– Je crois, Maître, que votre ami troll vous a possédé ! déclare une voix offusquée dans ma sacoche.

– C’est exact, Ralk’. L’arnaque est une spécialité trolle.

– Les démons sont excellents à ce petit jeu, Maître !

– Il faut croire que toute règle a son exception.

– Maître, vous croyez qu’il va essayer de manger la fille-démon ?

– Oh oui, ça, j’en suis sûr ! Seulement, il n’y arrivera pas. Romuald et Lucile sont prisonniers de la chaîne, certes incapables de fuir mais impossibles à atteindre.

– Mais alors, Maître, tout va bien pour vous, n’est-ce pas ? Les deux démons Majeurs sont à présent sous la garde des trolls, à la fois protégés et neutralisés… Par les dents de l’Olog ! Je viens de comprendre ! C’est vous qui l’avez possédé, Maître ! Oh, comme c’est brillant ! Je suis stupéfait d’admiration ! Je…

Je laisse Ralk’ à ses suppositions. Je dois me concentrer sur la suite des événements.

Mais je dois avouer que je suis assez content de moi.

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