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Lorsque je débouche rue du Horla, la situation n’a guère changé.
Les rares piétons (le froid de gueux n’incite pas à la flânerie) font un détour inconscient pour éviter la zone, qu’un puissant sortilège dérobe à leurs yeux.
Que vais-je trouver derrière le voile d’illusion ?
« Tu te sens coupable. »
Coupable ? Sûrement. Malgré la certitude, au fond de moi, que ma décision était la bonne, j’ai le désagréable sentiment d’avoir déserté.
J’espère qu’il n’est pas trop tard, que ma quête valait la peine d’être menée.
Que j’ai encore des amis à sauver.
Je respire à fond.
« Tu hésites, Jasper. Ça ne te ressemble pas.
– Tu trouves ? C’est plutôt une marque de ma personnalité.
– Celle du Jasper d’avant, peut-être. Mais tu as changé.
– Trop changé. J’ai du mal à me reconnaître !
– Tu es pourtant le même, crois-moi. Je te vois de l’intérieur, petit frère. »
Et si je demandais à Fafnir de jouer les éclaireurs ? Il ne lui faudrait pas longtemps pour rappliquer des Abattoirs.
D’ailleurs, il aurait dû m’accompagner dans ma course effrénée, lutter à mes côtés contre Lucile et Romuald !
Mais c’est un corbeau, maintenant.
Les corbeaux survolent les champs de bataille et veillent les morts.
Fafnir.
Un mauvais prétexte pour ne pas affronter la réalité.
Je m’avance résolument vers le rideau mystique que je déchire sans bruit.
De l’autre côté, c’est la fin du monde.
Sombre est le jour.
Le Ragnarök. Un chaos wagnérien.
C’est peut-être le crépuscule. Je vois à peine où je mets les pieds.
Tout est en feu.
Un flamboiement illumine le ciel, suivi d’un lointain grondement.
Le goudron, porté à ébullition, dégage une épaisse fumée noire.
La roche creusée, éventrée, martelée, martyrisée, transpire un écœurant goudron, une substance poisseuse qui ressemble à du sang.
Les décombres d’immeubles détruits recouvrent la chaussée.
Des corps jonchent les trottoirs.
Je bute contre un obstacle que l’obscurité m’avait dérobé. Je me penche : c’est un corps. Le corps d’un homme mort. Je n’ai aucun mouvement de recul, à peine surpris. Je suis donc dans un cimetière ?
Par-dessus tout, le vacarme est atroce.
Ricanement des flammes dévorant les bâtiments, plainte des murs qui s’effondrent, râle des mourants.
Autour de moi patrouillent des volutes de fumée grise. J’avance sans savoir où je vais. Comme un somnambule surpris. Un pied après l’autre. Mains en avant pour ne pas me cogner.
Il a suffi d’un pas pour quitter un monde en paix et découvrir la guerre.