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En fait de lumière, celle que j’aperçois tout au long de l’interminable trajet (mais qui a pu avoir l’idée débile de construire un tunnel dans lequel on ne progresse qu’en rampant ?) provient des fentes d’une cloison en bois.
Maîtrisant mon impatience, je tends l’oreille. Personne de l’autre côté. Je m’autorise quelques minutes pour réfléchir.
Que suis-je devenu en choisissant de quitter l’immeuble de l’Association ? Un déserteur, comme le pense Ombe ? Un fugitif, puisque c’est moi que la MAD traque depuis le début ? Un démon en cavale ? J’ai beau essayer, je n’arrive pas à accepter les révélations de Ralk’.
Que signifie être un démon, quand on n’en a ni l’apparence ni la façon de penser ? Parce que – à moins que je ne me trompe – j’ai l’impression de raisonner comme avant, brillamment souvent, lourdement parfois, humainement toujours. Seule cette présence enfouie en moi – je ne parle pas d’Ombe – me pousse à croire Ralk’.
Une présence à la fois étrangère et familière, sauvage et colérique, mais trop lointaine pour que je puisse me faire totalement à l’idée d’être un démon…
Une autre pensée me vient, portée par les précédentes. Peut-on lutter contre sa nature ? Admettons que je sois un démon. Puis-je (dois-je) me battre contre lui ? Ou le dompter – chevaucher le dragon ? C’est un concept que je comprends mieux ; depuis des années, je compose avec moi-même, je jongle avec différentes personnalités. Jasper le fils de ses parents, Jasper le joueur de cornemuse, Jasper le sorcier, Jasper l’Agent stagiaire…
Tout cela ne formant qu’un, au final.
Si je reprends mes classiques, comment interpréter Dr Jekyll et M. Hyde ? Au pied de la lettre ? De façon symbolique ? Le docteur Jekyll hébergeait-il un démon qui aurait choisi non de cohabiter avec lui, mais de mener sa vie propre ? Est-ce que c’est ce qui va m’arriver ?
– Maître ? Ça ne va pas ?
– J’ai simplement du mal à m’imaginer en démon.
– C’est normal, Maître, glousse Ralk’. Être démon, ça ne se pense pas. Ça se vit, un point c’est tout !
– J’essayerai de m’en souvenir.
Je pèse contre les planches qui cèdent dans un craquement, libérant la sortie au beau milieu d’un couloir minuscule.
Je me glisse dehors, referme l’ouverture.
Où suis-je ?
Je distingue un léger brouhaha, dans une pièce voisine. Et puis je reconnais un logo défraîchi signalant des toilettes : j’ai sous-atterri dans le café à l’angle de la rue du Horla et du passage Davy Jones ! Un endroit prédestiné aux fuites puisque j’y ai conçu un subterfuge pour me débarrasser d’un Milicien…
Je m’époussette, pénètre dans les toilettes, tire la chasse et gagne le bar comme si j’étais un client.
Je salue la patronne qui me fixe d’un œil soupçonneux et je franchis le seuil de l’établissement... Incroyable ! À l’autre bout de la rue, l’immeuble de l’Association est en place, intact, paisible. Aucun combat dans la rue, aucun bruit d’arme à feu.
À croire que j’ai rêvé !
Cependant, en regardant mieux, je m’aperçois que les passants qui empruntent la rue du Horla rebroussent chemin sans s’en rendre compte.
Mademoiselle Rose avait raison : sous l’action d’une magie puissante, un vaste périmètre leur est désormais interdit.
« Je ne regrette pas une seconde d’avoir squatté ton crâne, Jasper. Je suis aux premières loges pour assister aux trucs les plus dingues du monde.
– Tu veux mon avis, Ombe ? Un avis forgé par l’expérience de ces derniers jours ?
– Dis-moi.
– On n’a encore rien vu ! »