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– Je suis d’accord avec toi, Lokr’. Il est grand temps de mettre un terme à cette histoire !
Fulgence sursaute et me lâche pour faire volte-face.
Je m’affaisse sur le sol (si on considère que la Frontière est constituée d’un sol) et je masse ma gorge endolorie.
Puis je lève les yeux sur une silhouette gigantesque.
Ténébreuse.
Une tête énorme, surmontée de cornes puissantes.
Deux yeux profonds luisent, semblables à des braises, et je distingue nettement plusieurs rangées de dents acérées.
À la place des bras, des tentacules évoquent davantage la ramure d’un arbre que les appendices d’un poulpe.
Fulgence est parcouru de tremblements.
« Khalk’ru !
– En personne.
– Il est… Waouh !
– Tu m’enlèves les mots de la bouche, Ombe ! »
– Tu fais un raffut de tous les diables, Lokr’, en incantant de manière si grossière ! continue le roi-démon avec un accent moqueur. Ça ne t’a pas réussi, tout ce temps chez les humains !
Sa voix est, comment dire… indescriptible, justement. Comme celle du démon du hangar mais beaucoup plus marquée, irradiant de puissance. Entre le feulement d’un tigre et le grondement de l’orage, teintée d’échos métalliques.
Fulgence tombe à genoux.
– J’implore ta clémence, ô Khalk’ru, ô mon roi !
Le désespoir qui transparaît dans ce cri indique qu’il n’y croit pas une seconde. Mais, j’ai eu l’occasion de le dire, dans les moments critiques, chacun se raccroche au plus petit fragment d’espoir.
Khalk’ru éclate de rire. Je sens la Frontière frémir.
Mon… père semble d’excellente humeur. Ce qui paraît normal : il tient à sa merci un ennemi qui lui échappe depuis cent cinquante ans ! Je ne sais pas si c’est beaucoup, en temps démoniaque, mais quand même.
– Ma clémence, Lokr’ ? Tu ne manques pas de culot ! Ce même culot qui t’a perdu quand tu t’es cru meilleur que moi, et qui t’a sauvé quand tu as osé changer de monde. C’est vrai aussi que tu m’as donné le plaisir d’une traque difficile. Enfin, j’aurai le temps d’y réfléchir une fois que nous serons rentrés dans le Nûr-Burzum.
Fulgence baisse la tête et pose le front sur le sol. Je ne sais pas s’il est soulagé ou s’il se sent perdu, mais il paraît accepter sans condition la décision de Khalk’ru.
Les démons peuvent arpenter la Frontière sans cesser d’être eux-mêmes. Dans sa fureur, Lokr’ l’a oublié. Pas Khalk’ru.
Le roi-démon tourne vers moi son visage ténébreux.