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Dans un cratère qui aurait pu être creusé par une bombe, mademoiselle Rose brandit la porte des anciens bureaux de l’Association – reconnaissable entre mille à son horrible peinture verte – comme un gigantesque bouclier. Accroché à mademoiselle Rose, Walter est couvert de poussière. Enfin, serrée contre Walter, Nina tient à bout de bras la gourmette que je lui ai offerte.

Mes amis sont encore vivants, à l’abri d’une protection magique !

Les trois derniers membres du Bureau parisien de l’Association sont entourés d’un halo argenté, un champ de force dont je perçois jusqu’ici les puissantes vibrations, qui les isole des parois calcinées du cratère.

Juste au-dessus, sous l’œil impatient de Fulgence, cinq mages lancent d’effroyables imprécations.

Je reconnais dans les enchantements de ces hommes la marque de la magie qui protégeait les agissements d’Ernest Dryden et de la Milice…

– Ralk’ ? je chuchote à mon conseiller en affaires démoniques. Tu dis que ces mages sont des démons mineurs ?

– Pas exactement, Maître. Les mages sont des gebbets, des humains possédés. Les démons ont pris le contrôle de leur volonté.

Je ressens un vague soulagement. Je n’ai pas encore l’habitude de me battre contre des démons. Affronter des humains, même possédés, me semble moins effrayant. Et j’ai un compte particulier à régler avec ceux-là…

J’essaye ensuite de comprendre la situation.

L’Agent Deglu est mort. Les Miliciens de la MAD sont morts. Les mercen… les Agents auxiliaires sont morts. Il ne reste plus que Fulgence, cinq démons disposant de pouvoirs magiques et le trio Rose-Walter-Nina.

Je m’aperçois de l’absence de Jules, mais ne m’inquiète pas pour le stagiaire, sorti de l’immeuble au début de l’attaque. Il se trouve à l’abri, planqué quelque part.

Je m’intéresse de plus près au champ de force qui protège mes amis.

Je sais, par mademoiselle Rose, que la porte verte était (jusqu’à présent) l’élément central d’un puissant sortilège englobant le bâtiment. Arraché à l’ensemble, cet élément semble continuer à fonctionner, grâce à ses pouvoirs de sorcière.

Ce que je ne m’explique pas, c’est que l’origine des vibrations qui forment la protection provient d’ailleurs. Plus précisément de la gourmette que Nina serre de toutes ses forces dans son poing.

– Ralk’ ?

– Maître ?

– Que t’inspire la magie à l’œuvre dans le cratère ?

– Elle est en partie humaine et en partie démonique, Maître.

– Développe.

– Selon vos souhaits, Seigneur ! La porte que tient la sorcière – que Khalk’ru l’écrabouille, la réduise en poudre, la…

– Ralk’ !

– Désolé, Maître. La porte, donc, fait office de batterie. Elle pulse sur une fréquence humaine. La… sorcière tient lieu d’interrupteur. Elle maintient la batterie en activité.

– Et la batterie donne son énergie à quoi ?

– Au bijou que porte la jeune fille, Maître. C’est lui qui génère le champ de force. Il distille une aura démoniaque.

Je me retiens de justesse pour ne pas crier.

– La fille est un démon ?

– Non, Maître. C’est le bijou qui est d’essence démoniaque. La fille est humaine. Elle dispose des capacités d’un médium. C’est ce qui lui a permis d’activer le bijou.

Je retrouve mon calme.

– Tes connaissances et ton esprit d’analyse sont impressionnants, Ralk’ !

– Mon Maître est trop bon ! Je vous l’ai dit, j’ai longtemps été au service d’un démon Majeur original et puissant, versé dans la science des arcanes.

– Ça ne retire rien à ta propre valeur.

Je le sens frétiller de plaisir dans son miroir.

Bon. Nina médium, je le savais déjà. Mademoiselle Rose sorcière, également. Que la porte ait conservé sa charge magique, je m’en doutais. La surprise, c’est la gourmette.

Pourtant, en y réfléchissant, c’est logique. La gourmette appartenait à Ombe, Ombe est ma sœur et je suis – plusieurs entités s’acharnent à le confirmer – un démon. L’origine démoniaque du bijou est évidente. De plus, Ombe bébé a été retrouvée nue dans la neige, avec son bracelet pour seul bagage.

Comme un rouage se met en route, d’autres pièces s’assemblent dans le grand puzzle des mystères : l’irrésistible envie de voler ce bijou (et seulement lui) dans la chambre d’Ombe, l’efficacité de la gourmette transformée en poing américain contre Lakej le lycan, l’étiolement de Fafnir phagocyté par l’aura du bracelet…

Je constate une fois encore que la vie tient à un fil (une chaînette, en l’occurrence) : et si je n’avais pas offert la gourmette à Nina, seraient-ils tous les trois morts ? Prisonniers ? Et si, et si…

« Ça fait drôle de penser qu’on est un démon. »

Un mélange d’étonnement et de soulagement m’envahit.

« Je suis content que tu l’exprimes enfin, Ombe. Je me sens moins seul.

– On peut refuser de voir la vérité, ça ne l’empêche pas d’exister.

– La vérité entraîne parfois des bouleversements.

– Pas pour moi, Jasper. Elle éclaire seulement mon passé.

– En ce qui me concerne, elle projette quantité d’ombres sur l’avenir…

– On les dissipera ensemble, mon frère démon ! »

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