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Les Abattoirs. À cause de leur allure de château (le côté désuet de l’espèce) et du caractère défendable de l’ensemble, les vampires se sont très tôt approprié l’endroit. Leur roi (un titre honorifique) y réside. Un certain Eusèbe, si ma mémoire est bonne.
« Tu ne veux pas me dire ce qu’on vient chercher, Jasper ?
– Je te l’ai dit, Ombe. Des réponses.
– Chez les vampires ?
– Chez les vampires. Je peux me concentrer, maintenant ? Merci ! »
J’ai décidé de lui en dire le moins possible. Elle découvrira assez vite la raison de ma présence ici…
– Je suis impatient de vous voir occir les inconscients qui se mettront en travers de votre route, Maître !
– Tais-toi, Ralk’. Tu veux me faire repérer ?
« Ce démon commence à me plaire, Jasp.
– Chut, pas de bruit, j’ai dit.
– Tu es le seul à m’entendre…
– C’est vrai, Ombe. Mais ça me déconcentre ! »
Entre une sœur qui ne sait que foncer tête baissée et un démon qui pense que je suis le maître du monde, je ne sais pas comment je parviens à garder les idées claires !
– Si l’on considère la façon dont cet endroit est défendu, Maître, continue le démon, vous n’aurez pas le choix. À moins d’être invisible !
Invisible ?
Pas de problème, mon vieux Ralk’. C’est un talent de famille.
Je sors de ma sacoche des pétales de rose. L’ingrédient de base d’un sortilège que j’ai utilisé pour m’échapper de l’hôpital.
C’est le sorcier Tristan Fleur de thé qui a consigné le principe de la visualisation florale dans son Livre des Ombres : il s’agit de fixer une fleur et d’imaginer le résultat du sortilège.
La rose ouvre la porte sur d’autres dimensions ; elle facilite la navigation entre les mondes. L’idée développée par Tristan est donc, par l’intermédiaire de cette fleur, d’entrer en léger décalage avec ce qui nous entoure, de vibrer sur une fréquence différente pour ne pas être vu ni entendu.
Gagner l’espace ténu qui sépare les mondes.
C’est génialissime !
Le danger, quand on marche sur un fil, sur l’arête étroite d’une frontière, c’est de glisser et de tomber. La dernière fois, j’ai failli ne pas revenir.
Aujourd’hui, c’est différent.
Je serre les pétales dans ma main et ferme les yeux.
Je commence par dessiner la silhouette fragile d’une rose dans ma tête. Je caresse doucement la tige en suivant du doigt le dessin des épines, la forme des feuilles, la consistance presque charnelle de la fleur.
Le parfum capiteux envahit mes poumons. La rose est en moi.
Je cherche alors, comme la dernière fois, la voie d’accès à cet espace que la fleur dissimule. Un endroit semblable à celui-ci, mais où ce qui est blanc devient noir et ce qui est noir devient blanc.
Les mots ensuite glissent tout seuls de ma bouche :
– Kampilossë ! Equen anyë tulya i ettelenna tingala landassë ho Ambar ! Kampilossë ! Equen anyë tulya i ettelenna tingala landassë ho Ambar ! Rose ! Je dis : conduis-moi vers des terres étrangères vibrant sur la frontière du monde !
Je n’ai pas pris la peine de fabriquer un pentacle et pourtant, la magie afflue, précédée par un bourdonnement.
La lumière pâlit, se voile, devient noire. Les contours du trottoir où je me trouve baignent dans un flou laiteux. Les rares passants se font brume, les bâtiments alentour toile d’araignée. Le sortilège s’est enclenché en douceur.
Une brume épaisse recouvre la rue comme un pesant catafalque. Est-ce le jour ? Est-ce la nuit ?
Je saute par-dessus le parapet et m’élance en direction de l’immeuble qui abrite les Abattoirs.
Je cours de plus en plus vite. Mon souffle devient léger. Mes foulées s’allongent, j’accélère encore.
Toujours cette sensation de fouler du sable. Mes vêtements noirs sont devenus translucides. Mon visage, mon corps, luisent de reflets rouges (rouges ? Ils devraient être noirs !).
Sombre est le ciel couleur de sang.
Le vrombissement s’apaise. Je plante fermement mes doigts dans le mur et grimpe sans effort, saisissant les aspérités ou crochant mes doigts dans le ciment, à la façon d’un piolet.
Les pierres chahutées grésillent.
Je m’arrête devant chaque fenêtre et balaye l’intérieur du regard.
Je distingue des formes immobiles ou mouvantes, semblables à de sombres et tristes fantômes.
Est-ce qu’ils me voient ? Est-ce qu’ils sentent ma présence ?
Ralk’ voudrait parler, Ombe cherche à me glisser des mots à l’oreille. Mais où je suis (où ?), je n’entends rien que les battements de mon cœur et les vibrations des mondes qui se touchent, qui se raclent et qui grincent.
Enfin, j’aperçois à l’avant-dernier étage une porte tendue de velours, gardée par un nombre important de vampires sur le qui-vive.
C’est là, je le sais.
Je descelle sans effort une vitre épaisse ouvrant sur un couloir et me coule à l’intérieur.
Je ne suis pas oppressé. Je ne ressens pas le besoin de quitter cet endroit étrange où je suis un guerrier aux yeux rouges.
Je gonfle ma poitrine. Je me sens débordant de force et d’énergie.
Je m’avance souplement en direction de l’appartement VIP.
Les vampires qui gardent la porte s’affolent. Je suis à trois mètres d’eux et ils flairent le danger. J’éprouve une pointe d’admiration pour cette espèce aux sens si développés. Mais ça ne les sauvera pas.
Je me sens plein d’audace. Invincible. Indestructible.
Je marque un temps d’arrêt en reconnaissant, parmi les gardes, les trois jeunes gothiques venus m’interroger sur Ombe, à la fin du concert d’Alamanyar, au Ring.
Puis je fais encore un pas.
Je vais les égorger, tous, les massacrer comme j’ai massacré les autres dans le manoir, les réduire en bouillie, les…
Qu’est-ce que je raconte ?
Je tremble et je ne sais pas si c’est de colère ou d’effroi.
Qu’est-ce que je viens de dire ? Les massacrer ? Comme dans le manoir ?
Attends, vieux, du calme. Arrête les fantasmes !
Quand tu as découvert le massacre des vampires, l’autre soir, tu étais horrifié. Tu étais derrière une fenêtre quand ça s’est passé (elle était inexplicablement ouverte…) ; tu dormais (tu faisais un cauchemar, tu tuais des gens dans une arène…).
Respire, Jasper, respire. Tu ne dors plus. Le dormeur s’est réveillé !
Tes actes t’appartiennent.
Je n’ai pas d’armes mais ce sont eux qui tremblent. Je n’ai pas peur. Je m’avance vers eux. Ils se précipitent en hurlant. Lents et maladroits. Une décharge d’adrénaline m’envahit. Je laisse un sourire s’épanouir sur mon visage. J’évite le premier. J’intercepte le second. Mon rire prend possession du palier. Je tourbillonne au milieu des combattants. Inlassablement, impitoyablement, je décime les guerriers. Sans ressentir de fatigue. Sans éprouver de regret. Et je lève les bras vers le ciel rouge.
C’est fini.
L’affrontement a duré moins d’une minute et tous les vampires sont à terre.
Simplement assommés.
Je reste Agent de l’Association, n’est-ce pas ? Même si je ne suis que stagiaire, même si l’Association ressemble ces temps-ci davantage à un concept qu’à une réalité, les Anormaux restent sous ma responsabilité. Ce ne sont pas quelques rêves teintés de rouge qui me feront dévier de mon chemin !
Je pousse les battants de la porte et pénètre dans une vaste pièce au luxe rétro et tapageur.
Une silhouette me tourne le dos.
Assise en tailleur dans un fauteuil élimé, elle contemple l’horizon par la fenêtre. Un corbeau lisse ses plumes sur son épaule.
– Merci d’être venu, Jasper, murmure une voix déformée par la distance entre les mondes…