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Je suppose que le Sphinx a explicitement demandé à être enterré.
Moi, depuis que je sais que des goules hantent les cimetières, je penche plutôt pour la crémation.
De toute façon, dans un funérarium ou devant une tombe fraîchement creusée, l’ambiance reste la même.
Silencieuse et digne.
Triste.
Mortelle…
Dans le cimetière Stephen King, les arbres qui dressent vers le ciel leurs longs bras squelettiques font office de gardiens.
Aux États-Unis, ce genre d’endroits, grands comme des parkings de supermarché, permet à des limousines de dégorger les men in black venus rendre un dernier hommage à leurs camarades tombés dans l’exercice du devoir.
Ici, l’espace entre les tombes est à peine suffisant pour accueillir la douzaine de personnes présentes.
Je me tiens contre Nina. Elle pose de temps en temps sa tête sur mon épaule.
« Jasper… Ça va ?
– Ça va. »
Je n’ai pas le cœur à bavarder et Ombe le sent. Elle se retire silencieusement pour assister à la cérémonie depuis le fond de mon crâne.
Jules reste indifférent aux marques d’affection que Nina me prodigue, et les larmes qu’il retient sont pour le Sphinx. J’imagine qu’il connaissait lui aussi l’armurier. Comme tous les stagiaires, c’est-à-dire en réalité fort peu mais suffisamment pour être touché par sa disparition.
Walter et mademoiselle Rose ont le visage sombre et le regard sévère. Est-ce parce que la mort de leur ami annonce de graves événements ?
L’inquiétude semble le disputer à la douleur. C’est bien ainsi.
Comment aurais-je survécu à la disparition d’Ombe sans l’impératif de la venger ?
La nécessité de l’action répond à l’atonie provoquée par la souffrance.
Mademoiselle Rose porte un ensemble noir et une mantille de dentelle. Walter, une cravate étonnamment discrète.
Je remarque une bosse dans le manteau du boss, au niveau de l’aisselle. Elle trahit la présence d’une arme à feu, du genre massive.
Le sac à main de notre secrétaire bien-aimée paraît, quant à lui, bien lourd.
Une guerre couve donc vraiment…
Mais qui en connaît les protagonistes et les enjeux ?
Derrière nous, quatre mercenaires en costume impeccable (des Agents auxiliaires, pour donner dans le lexicalement correct) se recueillent, mains croisées. Eux non plus ne sont sûrement pas venus les poches vides.
En face, de l’autre côté, il y a trois hommes.
Quand je suis arrivé, tout à l’heure, j’ai marqué un temps d’arrêt et mon cœur a fait un bond. Il y avait de quoi ! Deux quoi ? Deux répliques d’Ernest Dryden, le meurtrier au Taser. Même attitude, même accoutrement. Même regard inquisiteur.
J’ai senti Ombe se crisper à l’intérieur.
J’ai cherché des yeux, paniqué, leur Taser trafiqué. Mais ils étaient là sans armes, encadrant l’individu le plus sinistre qu’il m’ait été donné de voir.
Deux mètres de haut, maigre, légèrement voûté, le teint cadavérique, une abondante chevelure blanche soigneusement coiffée en arrière, un costume d’une extrême élégance, des mains fines couvertes de bagues s’appuyant sur une canne ouvragée. L’exact inverse (physique et vestimentaire) de Walter. Walter, venu à la rencontre de cet homme à l’entrée du cimetière avec un mélange de déférence et de dégoût, tandis que mademoiselle Rose pinçait les lèvres.
J’ai alors compris qu’il s’agissait de Fulgence, l’actuel patron de l’Association, et de membres de la Milice anti-démon jouant les gardes du corps.
Fulgence m’a adressé un bref signe de tête, ainsi qu’à Jules et à Nina, puis il s’est totalement désintéressé de nous.
À mon plus vif soulagement.
À présent, le prêtre prononce quelques mots d’usage.
Je ne les écoute pas. Je m’étonne de la solitude du Sphinx. Où est sa famille ? L’a-t-on seulement prévenue ? Renonce-t-on à ses proches en devenant Agent titulaire ?
Mais peut-être que le colosse aux mille cicatrices était orphelin, réservant son affection à ses papillons et ses mauvaises blagues aux stagiaires naïfs.
Parfaite dans le rôle de la fausse veuve, mademoiselle Rose écrase une larme.
Bon sang…
Est-ce que je m’entends penser ? Ce détachement clinique, cette évaluation froide d’une situation qui devrait me bouleverser…
Une moitié de mon être me traite de psychopathe. L’autre partie ricane.
Heureusement, là où je me suis réfugié, là où mon esprit vagabonde, je ne les entends pas.
– Jasper ? Tu tiens le coup ?
Nina aussi s’inquiète pour moi. On dirait que c’est le propre des filles de rassurer les garçons quand les émotions passent à l’attaque.
Je plonge mon regard dans ses yeux verts. J’y découvre des promesses de sérénité. De l’amour aussi, peut-être. Elle n’utilise pas son pouvoir. Elle me respecte, elle me fait confiance.
Je ne sais pas si elle a raison.
Quels sont mes sentiments pour Nina ? À certains moments, je suis heureux d’être avec elle, de ne penser à rien, de me laisser porter par le présent. À d’autres, je ressens une sorte d’indifférence. De lassitude. Comme si j’étais là alors que je devrais être ailleurs. Comme si me promener main dans sa main, bavarder de sujets futiles et passer du temps à ne rien se dire, m’éloignaient de ma vraie vie.
Je suis tordu ? Je sais.
En fait, je me demande si ce n’est pas plus simple que ça. Peut-être que c’est seulement l’idée de l’aimer qui me plaît. Peut-être que je ne l’aime pas.
– Je tiens le coup, je m’entends répondre en me forçant à sourire.
Puis je presse ses doigts entre les miens pour clore le sujet.
Le prêtre a terminé. Les fossoyeurs descendent en ahanant la boîte qui contient le corps du Sphinx. Où s’en est-il allé ? A-t-il choisi de rester là, éternellement inerte et tranquille, bientôt enseveli ? Ou bien accompagne-t-il, au-dessus d’un champ de coquelicots pourpres, la danse légère de ses chers papillons ?
Le prêtre nous invite à passer devant la tombe, à ramasser une poignée de terre et à la jeter, avec les ailes du silence ou bien lestée de quelques mots.
Je remarque que Walter et mademoiselle Rose gardent leur distance avec le groupe de Fulgence. La tension entre eux est presque palpable.
Quand arrive mon tour, je m’arrête et je contemple les planches du cercueil. Je distingue parfaitement le sortilège tissé dans les nœuds du bois, qui empêchera les goules et autres amateurs de cadavres d’approcher.
Je jette la terre qui retombe en grêle et je murmure des paroles qui surgissent de nulle part :
« Nous sommes des voyageurs guettant sur l’ultime rivage le navire des derniers jours, qui flottera sur les ongles des morts… »
Mademoiselle Rose et Walter me lancent des regards étonnés.
Nina se serre davantage contre moi, sensible à l’étrange poésie des mots que je viens de prononcer.
Les MAD-labars tressaillent.
Quant à Fulgence, il se redresse comme s’il avait reçu un coup de fouet.
Pour la première fois depuis longtemps, j’ai le sentiment d’avoir dit ce qu’il fallait, quand il le fallait.