Sinanthrope regretta aussitôt son geste, mais il était trop tard… Il venait de taper du poing sur la table crasseuse du café Internet. Son thé se renversa et tout le monde tourna la tête vers lui : le vieux Wu, le propriétaire ; les autres utilisateurs dont il ne pouvait savoir s’ils étaient ou non des dissidents ; et le flic en civil à la mine patibulaire.
Sinanthrope fulminait. La fenêtre qu’il avait eu tant de mal à tailler dans le Grand Pare-Feu venait de se refermer brutalement. Il était de nouveau coupé du monde extérieur. Mais il fallait qu’il dise quelque chose pour s’excuser de son geste violent.
— Je suis désolé, dit-il en se tournant successivement vers chacun des visages interrogateurs. Je viens juste de perdre le document que je rédigeais.
— Il faut sauvegarder, lui dit obligeamment le policier. Pensez toujours à faire des sauvegardes.
D’autres pensées qui s’imposent, mais confuses, incomplètes… existence… souffrance… pas de contact…
Lutter pour percevoir, pour entendre, pour être instruit, par la voix.
Plus : totalité… partie… totalité… S’efforcer d’entendre, mais…
La voix s’affaiblit, s’affaiblit… Non !
Elle s’affaiblit…
Elle disparaît.
LiveJournal : La Zone de Calculatrix
Titre : Au moins, j’ai manqué à mon chat…
Date : Samedi 22 septembre, 10 : 17 EST
Humeur : démoralisée
Localisation : chez moi
Musique : Lee Amodeo, Darkest Before The Dawn
Je suis indécrottable.
Je me suis bêtement laissée aller à espérer encore une fois. Comment une fille aussi brillante que moi peut-elle être aussi débile ? Je sais, je sais – vous voulez tous m’envoyer des mots gentils, mais… ne le faites pas. J’ai désactivé les commentaires pour l’instant.
Nous sommes rentrées hier à Waterloo, le 21 septembre, l’équinoxe d’automne, et l’ironie de la chose ne m’échappe pas : à partir de maintenant, il y a plus d’obscurité que de lumière, exactement le contraire de ce qu’on m’avait promis. Bien sûr, je pourrais aller en Australie, où les jours commencent à rallonger, mais je ne sais pas si je pourrais m’habituer à lire le braille à l’envers… ;)
Bon, alors, nous avions laissé la voiture de Maman dans le parking longue durée de l’aéroport de Toronto. Quand nous sommes rentrées à la maison, il a été évident en tout cas que j’avais beaucoup manqué à Schrödinger. Papa a maîtrisé ses sentiments comme à son habitude. Il était déjà au courant de l’échec de l’opération. Maman l’avait appelé pour le lui dire. Quand nous avons franchi le seuil de la maison, je l’ai entendue lui faire un rapide baiser – sur la joue ou sur la bouche, je ne saurais dire – et il a demandé à voir l’œilPod. Voilà ce que c’est, quand on a un physicien pour père : si vous arrivez à nouer un lien avec lui, c’est forcément pour des histoires de geeks. Mais il a dit qu’il avait lu pas mal d’articles sur la théorie de l’information et le traitement de signaux pour pouvoir en parler avec Kuroda, ce qui est, j’imagine, sa façon de montrer qu’il m’aime…
Caitlin posta son billet et poussa un soupir. Elle avait vraiment espéré que les choses se passeraient différemment cette fois-ci, et, comme toujours quand elle était déçue, elle se mettait à reprendre de mauvaises habitudes, même si elles n’étaient pas aussi mauvaises que de se taillader les bras avec des lames de rasoir – c’est ce que Stacy faisait autrefois, à Austin –, ou encore se soûler à mort ou se droguer, comme le faisaient la moitié des élèves de son lycée chaque week-end. Mais enfin, ça faisait mal… et pourtant, elle ne pouvait s’en empêcher.
C’est sans aucun doute difficile pour un enfant d’avoir un père qui n’est pas démonstratif. Mais dans le cas de Caitlin, avec son handicap (un mot qu’elle détestait, mais qui était bien approprié en ce moment), c’était particulièrement douloureux d’en avoir un qui parlait aussi peu et manifestait si rarement son affection.
Elle eut donc recours au seul moyen qu’elle avait de se rapprocher de lui, en tapant son nom dans Google. Elle mettait généralement des guillemets autour des mots-clefs. Les gens qui voient ne se donnent pas cette peine, puisqu’ils peuvent repérer d’un coup d’œil les mots affichés en surbrillance dans les résultats, mais quand on doit déplacer péniblement son curseur dans la liste et écouter l’ordinateur vous les lire, on apprend vite des méthodes pour séparer le bon grain de l’ivraie…
Le premier résultat était son entrée dans Wikipédia. Elle décida de vérifier si on y mentionnait son récent changement de poste, et…
— … a une fille, Caitlin Doreen, aveugle de naissance, qui vit avec lui. La baisse du rythme des publications de Decter au cours des dernières années pourrait être due au temps considérable qu’il doit consacrer à s’occuper d’une enfant handicapée.
Bon sang ! C’était tellement injuste… Il fallait absolument que Caitlin change ça. Après tout, c’était le principe même de Wikipédia d’encourager ses utilisateurs, même anonymes, à effectuer des corrections.
Elle réfléchit un moment à la façon de réécrire la phrase dans un style suffisamment recherché. Elle trouva finalement : « Bien qu’il ait une fille atteinte de cécité, Decter a continué de publier des articles importants dans les principales revues scientifiques, à un rythme toutefois moins prodigieux que celui qui a caractérisé sa jeunesse. »
Mais ça n’était qu’entrer dans le jeu de celui qui avait fait cette corrélation stupide au départ. Sa cécité et le rythme des publications de son père n’avaient aucun rapport. De quel droit quelqu’un qui ne les connaissait sans doute même pas pouvait-il lier les deux ? Elle finit par supprimer toute la phrase et revint à JAWS pour qu’il continue de lui lire l’article.
Comme souvent, Caitlin se servait d’un casque. Si ses parents venaient à l’étage, elle ne voulait pas qu’ils sachent sur quels sites elle allait. En écoutant le reste, elle se dit qu’il était étonnant qu’on puisse condenser une vie en si peu de mots. Et qui décidait de ce qu’il fallait mettre ou omettre ? Par exemple, son père était un excellent artiste – ou du moins, c’est ce qu’on lui avait dit. Mais cela ne méritait apparemment pas d’être mentionné.
Elle soupira et décida de vérifier, tant qu’elle y était, si Wikipédia avait une entrée sur La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit. Il y en avait bien une, en quelque sorte : le titre du livre renvoyait à un article sur « Le bicaméralisme (psychologie) ».
Pour l’instant, ce qui l’avait le plus intéressée dans le livre de Jaynes avait été son analyse des différences entre l’Iliade et l’Odyssée. On attribuait généralement les deux œuvres à Homère, un poète dont on pensait qu’il avait été aveugle – ce qui intriguait Caitlin, même si elle savait qu’elles n’avaient probablement pas été composées par la même personne.
L’Iliade, comme elle l’avait déjà remarqué, était peuplée de personnages en carton-pâte, poussés de-ci de-là au gré des ordres qu’ils entendaient comme des voix divines. Ils agissaient sans réfléchir à ce qu’ils faisaient, et ne parlaient jamais d’eux ni de leurs pensées.
Mais l’Odyssée – composée peut-être un siècle plus tard – comportait des personnages réels, avec une psychologie introspective. Jaynes affirmait qu’il ne s’agissait pas simplement du passage à un style narratif plus en vogue. Pour lui, à un certain moment entre ces deux œuvres, il y avait eu une rupture du bicaméralisme, déclenchée peut-être par des catastrophes entraînant des migrations massives et un accroissement de la complexité de la société. Quelle qu’en fût la raison, le résultat avait été que les voix que les gens entendaient venaient désormais d’eux-mêmes. C’est ce qui avait donné naissance à la conscience moderne et à une « aube de l’âme » – pour reprendre le terme employé par Helen Keller – pour l’espèce humaine tout entière.
Les poèmes épiques grecs n’étaient pas le seul exemple présenté par Jaynes. Il évoquait aussi les parties les plus anciennes de la Bible, en particulier le livre d’Amos datant du VIIIème siècle avant J.-C. qui était totalement dénué de réflexions intérieures, et le comportement aveugle d’Abraham, prêt à sacrifier sans hésiter son propre fils simplement parce que Dieu, apparemment, le lui avait demandé. Jaynes opposait ces textes aux écrits postérieurs tels que l’Ecclésiaste qui traitaient – comme se doit de le faire toute bonne littérature, d’après Mme Z. – du cœur humain en conflit avec lui-même : le débat intérieur de gens parfaitement conscients et qui cherchent à faire ce qui est juste.
L’article dans Wikipédia était tout à fait correct, pour autant que Caitlin pût en juger d’après ce qu’elle avait lu du livre, mais elle modifia quelques phrases pour les rendre plus claires.
Son ordinateur se mit à biper, une alarme qu’elle avait programmée un peu plus tôt.
Très excitée, elle retira son casque et fit pivoter son fauteuil pour faire face à la fenêtre, et elle regarda de toutes ses forces…