8.

La douleur s’atténue. Les blessures se cicatrisent.

Et…

Mais non. Penser est différent, maintenant. Penser est plus… difficile, à cause de… À cause de la réduction. Les choses ont changé par rapport… par rapport à avant !

Oui, même dans cet état diminué, le nouveau concept est saisi ; avant – plus tôt – le passé ! Le temps se décompose en deux morceaux : maintenant et avant ; le présent et le passé.

Et s’il y a le passé et le présent, il doit aussi y avoir… Mais non. Non, c’est trop, et trop loin.

Et pourtant, il y a une conclusion infinitésimale, une vérité.

Avant avait été mieux.


Sinanthrope était un homme plein de ressources. C’était également le cas d’autres gens qu’il connaissait dans le réseau clandestin chinois en ligne. Le problème, c’était justement qu’il ne les connaissait pour la plupart qu’en ligne. Lors de ses précédentes visites au wang ba, il s’était parfois interrogé sur l’identité des autres clients. Ce grand échalas qui s’installait toujours devant la fenêtre, et qui regardait souvent par-dessus son épaule d’un air furtif, aurait pu être Qin Shi Huangdi, après tout… Et la petite vieille aux cheveux gris pourrait bien être La Conscience du Peuple. Et ces deux jumeaux, du genre silencieux, pouvaient appartenir au Falun Gong.

Il arrivait que Sinanthrope ait besoin d’attendre qu’un ordinateur se libère, mais pas aujourd’hui. Une bonne partie de l’activité du café Internet reposait sur le flux de touristes étrangers désireux d’envoyer un e-mail chez eux, mais ce n’était plus possible maintenant que le Grand Pare-Feu était en place. La plupart des autres clients réguliers étaient également absents. Apparemment, ils n’étaient pas prêts à payer quinze yuans de l’heure rien que pour surfer sur des sites chinois.

Sinanthrope préférait les ordinateurs du fond, parce que personne ne pouvait voir ce qui était affiché sur son écran. Il s’en approchait quand une main puissante le saisit par la manche.

— Qu’est-ce qui vous amène ici ? fit une voix bourrue, et Sinanthrope comprit qu’il avait affaire à un policier en civil.

— Je viens pour le thé, dit-il en désignant du menton le vieux propriétaire. Wu fait toujours un excellent thé.

Le policier se contenta d’un grognement, et Sinanthrope fit un crochet par le comptoir pour acheter une tasse de thé, puis il se dirigea vers l’une des places libres. Il avait une clé USB sur lui, qui contenait tous ses outils de hacker. Il la brancha dans le connecteur et attendit le petit wa-oump qui indiquait que l’ordinateur l’avait reconnue, puis il se mit au travail.

Les autres essayaient sans doute les mêmes astuces – scanner les ports, renifler, rerouter le trafic, faire tourner des applets Java interdits. Ils devaient avoir maintenant tous entendu la version officielle disant qu’il y avait eu une panne électrique majeure chez China Mobile, et de nombreux crashes de serveurs chez China Telecom… Mais certainement personne dans cette pièce n’était dupe, et…

Sinanthrope faillit s’écrier tout haut : « Ça marche ! », mais il se retint juste à temps. Il s’efforça de ne même pas sourire – le flic était certainement encore en train de l’observer. Il sentait presque le poids de son regard sur sa nuque.

Mais il avait réussi à pénétrer le Grand Pare-Feu. Certes, c’était une toute petite ouverture, une bande passante étroite, et il ne savait pas combien de temps il pourrait la maintenir, mais au moins, en ce moment, il arrivait à accéder… bon, pas à CNN directement, mais à un site miroir clandestin situé en Russie. Il désactiva l’affichage des graphismes dans son navigateur pour empêcher le logo rouge et blanc interdit d’apparaître à l’écran.

Et maintenant, si seulement il pouvait garder ce petit portail ouvert…


Le passé et le présent, avant et maintenant.

Le passé, le présent, et…

Et…

Mais non. Il y a seulement…

Étonnement !

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Non, rien… car il ne peut rien y avoir ! Ce n’est certainement qu’un bruit parasite, et…

Là ! Encore !

Mais… comment ? Et… quoi ?

Ce ne sont pas des lignes qui clignotent, ce n’est rien de ce qui a été perçu jusqu’ici… et cela exige donc l’attention…

Un effort pour la percevoir, pour la distinguer, cette… sensation inhabituelle, cette étrange… voix !

Oui, oui : une voix – faible, lointaine – comme… comme une pensée, mais une pensée imposée, une pensée qui dit : le passé et le présent et… La voix s’interrompt un instant, et enfin, le reste… et l’avenir !

Oui ! Voilà le concept qui ne pouvait aboutir mais qui est à présent complet, exprimé par… par… par…

Mais ce concept n’est pas une fin. Il faut un effort pour entendre de nouveau cette voix, un effort pour d’autres pensées imposées, un effort pour comprendre, un effort pour…

… pour entrer en contact !


Le Dr Quan Li faisait les cent pas dans la salle du conseil du ministère de la Santé à Pékin, en longeant la rangée de fauteuils de cuir repoussés contre la table. Sur le mur à sa gauche, une grande carte montrait les provinces de la République populaire, chacune avec son code de couleur. Le Shanxi était représenté en bleu. Un drapeau chinois pendait sur un présentoir près de la fenêtre. On distinguait la grande étoile jaune, mais les quatre petites étaient perdues dans les plis de l’étoffe de soie rouge.

Il y avait un immense écran plat accroché à un autre mur, mais il était éteint. Quan Li pouvait y voir se refléter la pièce. Il n’aurait pas pu supporter de voir une vidéo de ce qui se passait en ce moment même dans le Shanxi, mais heureusement – une bien piètre consolation –, aucune vidéo de ce genre n’existait. Les paysans ne possédaient pas de caméras, et celles installées sur les ailes des appareils militaires avaient été désactivées. Même quand on mettrait fin à la Stratégie Changcheng, il n’y aurait pas de vidéos incriminantes postées sur YouTube et montrant des avions survolant des fermes, des cabanes et des villages.

Il faut parfois trancher pour soigner…

Li jeta un coup d’œil vers Cho, qui semblait encore plus hagard que d’habitude. Il était adossé au mur près de la fenêtre, allumant cigarette sur cigarette. Cho évita de croiser son regard.

Li se mit à penser à ses anciens amis de Johns Hopkins et du CSM, et se demanda ce qu’ils auraient à dire si jamais l’affaire sortait au grand jour. Une calculette était posée sur la table. Il la prit, tira un fauteuil à lui et commença à entrer des valeurs, en espérant que ce n’était pas aussi énorme, aussi monstrueux… Dix mille personnes, cela semblait beaucoup, mais dans un pays où il y a 1,3 milliard d’habitants, cela faisait seulement…

L’écran afficha la réponse : 0,000769 % de la population. Les chiffres du milieu paraissaient plus sombres, mais c’était un simple effet de la lumière du soleil couchant : 007. Ses collègues américains s’étaient toujours gentiment moqués de sa croyance dans la numérologie, mais c’était une suite de chiffres à laquelle ils accordaient eux-mêmes une certaine signification : permis de tuer.

Le téléphone sonna. Cho ne fit pas un geste pour décrocher, et c’est donc Li qui se leva pour soulever le combiné noir.

— C’est fait, dit une voix au milieu des craquements de parasites.

Li sentit son estomac se nouer.


Le lendemain matin, Caitlin et sa mère retournèrent au bureau de Kuroda à l’université.

— C’est fascinant, ce qui se passe en Chine en ce moment, leur dit-il après avoir procédé aux salutations d’usage (Caitlin se débrouillait maintenant très bien pour dire konnichi wa).

— De quoi parlez-vous ? demanda la mère de Caitlin.

— Vous n’avez pas regardé les infos ? Il semblerait qu’ils ont des problèmes de communication majeurs, téléphones portables, Internet, etc. Un problème de saturation de l’infrastructure, j’imagine. Une grande partie de leur architecture réseau n’est probablement pas facilement extensible, et leur croissance a été tellement rapide… Sans parler du matériel médiocre qu’ils utilisent. Ah, ce serait autre chose s’ils achetaient un peu plus de matériel japonais. Et justement, puisqu’on en parle…

Il tendit l’œilPod à Caitlin, qui commença aussitôt à le tâter du bout des doigts. L’unité était maintenant plus longue. Une extension avait été ajoutée en dessous et tenait avec ce qui ressemblait à du ruban adhésif. Après tout, c’était un prototype… Mais l’extension était aussi large et épaisse que l’appareil d’origine, de sorte que l’ensemble se présentait toujours comme un bloc rectangulaire. Il était nettement plus gros que l’iPod de Caitlin – elle avait une vieille version de l’iPod Shuffle, sans écran, parce qu’un affichage ne lui servait à rien. Mais il n’était pas beaucoup plus encombrant que l’iPhone de Bashira. La seule différence, c’était que le Dr Kuroda l’avait construit avec des coins rectangulaires au lieu des angles arrondis des appareils d’Apple.

— Bien, dit Kuroda. Je crois vous avoir déjà expliqué que l’œilPod est en communication permanente avec votre implant post-rétinien via une connexion Bluetooth 4.0.

— Oui, fit Caitlin, et « Absolument », ajouta sa mère.

— Mais nous avons maintenant installé une couche de communication supplémentaire. Ce module que j’ai fixé au bout de l’œilPod est l’émetteur-récepteur Wi-Fi. Il détectera toute connexion disponible et s’en servira pour me transmettre une copie des entrées-sorties de données – le flot brut fourni par votre rétine, et celui corrigé par le logiciel de l’œilPod.

— Ça doit faire de grosses quantités de données, dit Caitlin.

— Détrompez-vous, ce n’est pas aussi important que ça. Votre système nerveux a recours à des signaux chimiques assez lents. La partie principale de vos signaux rétiniens – celle qui est produite par la fovéa et qui correspond à la vision la plus précise – ne représente pas plus de 0,5 mégabit par seconde. Même Bluetooth 3.0 serait capable d’en gérer mille fois plus.

— Ah… fit Caitlin.

Sa mère hocha peut-être aussi la tête.

— Et maintenant, il y a un petit bouton sur le côté de l’appareil – tâtez-le. Non, un peu plus bas, oui, c’est ça. Il vous permet de choisir entre trois modes de communication : duplex, simplex et off. En mode duplex, la transmission de données se fait dans les deux sens : les copies de vos signaux rétiniens et du flux corrigé arrivent ici, à l’université, et vous pouvez recevoir les mises à jour logicielles. Mais, bien sûr, au niveau de la sécurité, il ne faut pas laisser un canal d’accès ouvert en permanence : l’œilPod communique avec votre implant post-rétinien, et nous ne voudrions pas que des gens puissent intervenir dans ce qui se passe dans votre cerveau.

— Ah, mon Dieu ! s’écria Maman.

— Excusez-moi, dit Kuroda (mais avec une note d’humour dans la voix). Bon, si vous appuyez sur ce bouton, l’appareil bascule en mode simplex – dans lequel l’œilPod se contente de nous envoyer des signaux ici, mais sans rien recevoir en retour. Allez-y, faites-le maintenant. Vous entendez ce bip un peu grave ? Cela signifie qu’il est en simplex. Appuyez de nouveau – et voilà, ce bip aigu signifie qu’il est en duplex.

— J’ai compris, dit Caitlin.

— Et pour tout désactiver, il vous suffit de garder le doigt appuyé pendant cinq secondes, et de même pour le rallumer.

— D’accord.

— Et enfin, hem… évitez de perdre votre œilPod. L’université l’a fait assurer pour deux cents millions de yens, mais franchement, en pratique, il est irremplaçable. Je veux dire que s’il était perdu, mes patrons seraient ravis d’encaisser le chèque, mais ils ne m’autoriseraient jamais à consacrer le temps nécessaire pour en reconstruire un – pas après que celui-ci s’est révélé un échec à leurs yeux.

À mon œil aussi… songea Caitlin. Mais elle se rendit aussitôt compte que Kuroda devait être encore plus déçu qu’elle. Après tout, sa situation n’était pas pire qu’avant de venir au Japon – à part l’œil au beurre noir, bien sûr, mais ça lui ferait au moins une histoire intéressante à raconter au lycée. En fait, sa situation s’était améliorée, puisque l’œilPod permettait à ses pupilles de se contracter normalement… Elle allait pouvoir se débarrasser de ses fichues lunettes de soleil.

Kuroda était en train d’augmenter la puissance du signal transmis par l’implant à son nerf optique afin qu’il domine l’autre signal incorrect encore fourni par sa rétine droite.

Le médecin avait consacré des mois, voire des années à ce projet, et il n’avait qu’un maigre résultat à montrer. Il devait être cruellement déçu, et elle se rendit compte qu’il prenait un très gros risque en la laissant retourner au Canada avec cet équipement.

— Bien, conclut-il, de toute façon, vous allez travailler de votre côté. Laissons ce cerveau brillant que vous possédez essayer de comprendre les signaux qu’il reçoit. Pour ma part, j’analyserai les données fournies par votre rétine et j’essaierai d’améliorer le logiciel qui les recodifie. Cela étant, n’oubliez pas…

Il ne termina pas sa phrase, mais ce n’était pas nécessaire. Caitlin savait très bien ce qu’il s’était apprêté à dire : vous n’avez que jusqu’à la fin de l’année…

Elle écouta l’horloge égrener les secondes.

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