16.

Cela faisait déjà un bon moment que Caitlin aurait dû être couchée, mais – bon sang de bois ! – elle voyait le Web ! Ses parents étaient restés avec elle, et elle ne cessait de recharger le nouveau logiciel dans son implant pour pouvoir conserver la liaison. Son père (c’est ce que sa mère lui avait dit) était un artiste, et Caitlin lui décrivait ce qu’elle voyait afin qu’il puisse le dessiner. Elle ne pouvait pas voir le résultat, bien sûr, de sorte que personne ne savait si c’était une représentation fidèle, mais n’empêche, il était important d’en conserver une trace, et…

Le téléphone se mit à sonner. Caitlin l’avait paramétré pour que l’identifiant d’appel soit transmis à son ordinateur, qui lui annonça :

— Communication internationale, appel masqué. Elle appuya sur le bouton mains libres et dit :

— Allô ?

— Mademoiselle Caitlin, siffla une voix familière.

— Ah, docteur Kuroda, bonsoir !

— J’ai eu une idée, dit-il. Vous connaissez Jagster ?

— Oui, bien sûr, répondit Caitlin.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda sa mère.

— Il s’agit d’un moteur de recherche à code source libre – un concurrent de Google, dit Kuroda. Et je crois qu’il pourrait nous être utile.

Caitlin fit pivoter son fauteuil pour faire face à son ordinateur et tapa « Jagster » dans Google. Elle ne fut pas autrement surprise de constater que le premier résultat n’était pas le site de Jagster lui-même – après tout, Coca-Cola ne redirige pas ses clients vers Pepsi ! –, mais un article d’une encyclopédie. Elle l’afficha à l’écran pour que sa mère puisse le lire.


Extrait de l’Encyclopédie informatique en ligne : Dans la pratique, Google constitue le principal portail d’accès au Web, et nombreux sont ceux qui pensent qu’une entreprise commerciale ne devrait pas jouer ce rôle – surtout quand cette entreprise refuse de révéler les détails de son processus de classement des résultats. La première tentative de créer une solution alternative responsable à code source libre a été Wikia Search, un logiciel conçu par l’équipe qui a monté Wikipédia. Mais à ce jour, le concurrent le plus sérieux est Jagster.

Le problème de Google n’est pas son manque d’exhaustivité, mais bien la façon dont il détermine l’ordre de présentation des résultats, ce qu’on appelle le « ranking ». L’algorithme principal de Google – du moins à l’origine – s’appelait PageRank – un clin d’œil, car non seulement il effectuait le classement des pages, mais il avait été développé par Larry Page, l’un des deux fondateurs de Google. PageRank comptait le nombre de pages rattachées à une page donnée, et considérant ce critère de classement comme le plus démocratique qui soit, il plaçait en tête les pages reliées au plus grand nombre.

Dans la mesure où l’immense majorité des utilisateurs de Google se contente de regarder les dix premières réponses – celles qui figurent sur la première page –, il est vital pour une entreprise d’y figurer, et se retrouver en tête de liste vaut de l’or… et c’est ainsi que les gens ont commencé à essayer de tromper Google. L’une des nombreuses façons de berner PageRank était de créer d’autres sites dont la seule fonction était de se rattacher à un véritable site fonctionnel. La riposte de Google fut de concevoir de nouvelles méthodes de classement. Et malgré le slogan de la société – « Ne pas faire le mal » –, les gens ne purent s’empêcher de se poser des questions sur ce qui décidait maintenant des positions de tête, surtout quand la différence entre être classé en dixième ou onzième position pouvait se chiffrer en millions de dollars de recettes.

Mais Google refusa de divulguer ses nouvelles méthodes, et c’est ce qui donna naissance à des projets visant à développer des alternatives gratuites, transparentes et à code source libre : « gratuites », c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas moyen de se payer un classement en tête (sur Google, on peut le faire en achetant un lien dit « sponsorisé ») ; « transparentes » signifiant que le processus pouvait être suivi et compris par tout le monde ; et « code source libre » voulant dire que n’importe qui pouvait étudier les programmes utilisés et les modifier s’il trouvait une approche plus juste ou plus efficace.

Ce qui fait de Jagster un moteur de recherche à code libre différent de tous les autres, c’est son haut niveau de transparence. Tous les moteurs de recherche ont recours à des logiciels spéciaux qu’on appelle des robots d’indexation, qui parcourent la Toile telles de petites araignées, sautant de site en site et établissant une cartographie de leurs liens. Cette activité est généralement considérée comme de la basse besogne et parfaitement inintéressante, mais Jagster met cette base de données brutes à disposition de tous, et la met à jour en temps réel à mesure que ses petits robots-araignées découvrent de nouvelles pages et constatent que d’autres ont été modifiées ou carrément supprimées.

Conformément à la tradition du Web de recourir à des acronymes fantaisistes (Yahoo ! signifie « Yet Another Hierarchical Officious Oracle », c’est-à-dire « Encore un oracle hiérarchique trop zélé »), Jagster est un raccourci pour « Judiciously Arranged Global Search-Term Evaluative Ranker » (« Classificateur à système d’évaluation globale des termes de recherche judicieusement organisé ») tout en signifiant en anglais « fumiste » ou « branleur »… Quant à l’âpre bataille que se livrent Google et Jagster, la presse l’a surnommée « la rancœur des rankers »…


Caitlin et ses parents étaient toujours au téléphone avec le Dr Kuroda à Tokyo.

— J’ai organisé une audioconférence, leur dit-il. Il y a également en ligne une amie à moi, qui travaille au Technion de Haïfa. Elle fait partie du Projet de cartographie de l’Internet. Ils se servent des données de Jagster pour suivre l’évolution de la topologie du Web, dont la structure et la forme changent à chaque instant. Docteur Decter, madame Decter et mademoiselle Caitlin, dites bonsoir au professeur Anna Bloom.

Caitlin se sentit un peu vexée pour sa mère – elle aussi, elle était « Dr Decter », après tout, même si elle n’avait plus eu de poste à l’université depuis l’élection de Bill Clinton. Mais il n’y avait rien dans la voix de sa mère qui pût indiquer qu’elle était contrariée.

— Bonsoir, Anna.

Caitlin dit bonsoir à son tour. Son père ne dit rien.

— Bonsoir tout le monde, dit Anna. Caitlin, ce que nous cherchons à faire, c’est maintenir ouverte en permanence la liaison entre ton implant post-rétinien et le Web, mais au lieu de télécharger sans cesse le même logiciel depuis le site de Mayasuki, nous aimerions te connecter directement au flux de données provenant de Jagster.

— Et si ça saturait son cerveau ? demanda la mère de Caitlin.

À en juger par le ton de sa voix, elle semblait ne pas croire elle-même qu’elle ait pu dire une chose pareille.

— Je doute que cela soit possible, d’après ce que j’ai entendu dire du cerveau de Caitlin, dit Anna d’une voix chaleureuse. Mais bien sûr, il vaut mieux se tenir prêt à cliquer sur « Annuler ». Si vous avez la moindre crainte, vous pourrez couper la connexion.

— Nous ne devrions pas nous lancer dans des aventures comme ça, dit sa mère.

— Barbara, intervint Kuroda, pour aider Mlle Caitlin à voir le monde réel, il faut bien que j’essaye certaines choses. J’ai besoin de tester la façon dont elle réagit à différentes stimulations. Sa mère soupira bruyamment, mais ne dit plus rien.

— Êtes-vous prête, mademoiselle Caitlin ?

— Heu, là, tout de suite ?

— Bien sûr, pourquoi pas ? dit Kuroda.

— O.K., dit Caitlin qui n’en menait pas large.

— Bien, fit Anna. Maintenant, Masayuki va arrêter le chargement du logiciel, ce qui fait que votre vision devrait disparaître un instant.

Caitlin sentit son cœur palpiter.

— Oui, dit-elle, oui. Je ne vois plus rien.

— Très bien, dit Kuroda. Et maintenant, je bascule sur le flot de données de Jagster. À présent, mademoiselle Caitlin, vous pouvez…

Il en dit peut-être plus, mais Caitlin ne l’entendit pas, parce que…

Parce que soudain, il y eut une explosion silencieuse de lumières : des dizaines, des centaines, des milliers de droites brillantes qui se croisaient. Elle se leva d’un bond de son fauteuil.

— Ma chérie ! s’écria sa mère. Tout va bien ? Caitlin sentit le bras de sa mère sur son épaule, comme si elle essayait de l’empêcher de s’envoler au plafond.

— Mademoiselle Caitlin ? (La voix de Kuroda.) Que se passe-t-il ?

Wouah, dit-elle. (Et encore wouah.) C’est absolument… incroyable. Il y a tellement de lumières, tellement de couleurs. Il y a partout des lignes qui apparaissent et disparaissent, qui clignotent… et elles mènent à… ma foi, ça doit être des nœuds de connexion ? Des sites web ? Elles sont parfaitement rectilignes, mais elles partent dans tous les sens, et quelques-unes…

— Oui ? fit Kuroda. Oui ?

— Je… c’est… (Elle serra le poing.) Ah, bon sang ! Qu’est-ce que c’était frustrant ! Elle était tellement plus forte en géométrie que la plupart des gens… Elle aurait dû comprendre ce que représentaient les droites et les formes qu’elle voyait. Il devait forcément y avoir une… correspondance entre elles et ce qu’elle ressentait, et…

— On dirait une roue de bicyclette, dit-elle enfin. Les droites forment comme des rayons, et elles ont une épaisseur, comme… je ne sais pas, comme des crayons, sauf qu’elles semblent…

— Elles s’amenuisent, c’est ça ? proposa Anna.

— Oui, exactement ! Elles s’amenuisent comme si je les voyais en perspective. Certaines ne sont connectées qu’à une ou deux autres, mais il y en a qui ont tellement de connexions que je ne peux même pas les compter.

Elle s’arrêta un instant de parler, prenant enfin conscience de l’énormité de la chose.

— Je vois le World Wide Web ! Je vois tout le Web. (Elle secoua la tête d’un air incrédule.) C’est cool…

La voix de Kuroda :

— C’est incroyable. Incroyable.

— Oui, c’est incroyable, poursuivit Caitlin (qui commençait à avoir mal aux joues à force de sourire), et… et… Ah, mon Dieu, c’est… (Elle hésita un instant, car c’était la première fois que cette pensée lui venait à l’esprit, mais c’était tellement, tellement vrai :) C’est incroyablement beau !

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