— Maman ! Papa ! s’écria Caitlin. Venez vite ! Elle les entendit se précipiter dans l’escalier.
— Que se passe-t-il, ma chérie ? demanda aussitôt sa mère.
Son père ne dit rien, mais il devait sans doute avoir une expression de curiosité – encore une chose dont elle avait entendu parler, mais qu’elle ne pouvait pas s’imaginer, du moins pas encore !
— Je vois des choses, dit Caitlin d’une petite voix émue.
— Ah, ma chérie ! dit sa mère, et Caitlin sentit des bras l’enlacer et des lèvres se poser sur son front. Ah, mon Dieu, c’est merveilleux !
Même son père réagit à ce grand événement.
— Formidable ! dit-il.
— Oui, c’est formidable, dit Caitlin, mais… mais je ne vois pas le monde extérieur.
— Tu veux dire que tu ne peux pas voir par la fenêtre ? demanda sa mère. Il fait très sombre en ce moment, tu sais.
— Non, non, fit Caitlin. Je ne vois absolument rien du monde extérieur. Je ne te vois pas, ni Papa, ni… rien du tout.
— Mais alors, qu’est-ce que tu vois ? demanda sa mère.
— Des lumières. Des lignes. Des couleurs.
— C’est un bon début ! Est-ce que tu me vois agiter les bras ?
— Non.
— Et comme ça ?
— Non.
— Quand est-ce que tu as commencé à voir, précisément ? demanda son père.
— Juste après qu’on a commencé à télécharger le nouveau logiciel dans mon implant.
— Ah, dit-il, alors, ça doit être la connexion qui induit un courant électrique dans ton implant, ce qui génère des interférences avec ton nerf optique.
Caitlin réfléchit un instant.
— Je ne crois pas que ce soit des interférences. C’est très structuré, et…
— Mais ça a commencé avec le téléchargement, dit-il.
— Oui.
— Et ça continue en ce moment ?
— Oui. Enfin, ça s’est arrêté quand le chargement a été terminé, mais je l’ai relancé, alors…
La voix de son père était pleine d’assurance.
— Ça se déclenche quand tu commences à télécharger, ça s’arrête en même temps que le téléchargement : c’est donc une interférence due à des courants induits.
— Je n’en suis pas si sûre, dit Caitlin. C’est tellement net.
— Qu’est-ce que tu vois exactement ? lui demanda sa mère.
— Comme je l’ai dit, des droites. Des droites qui se coupent. Et, hem, des points, ou encore plus gros que des points – ça doit être des cercles, je crois.
— Est-ce que les droites se prolongent indéfiniment ?
— Non, elles se connectent aux cercles. Son père intervint encore une fois :
— Le cerveau possède des neurones spéciaux qui détectent les bords des objets. S’ils sont stimulés par un courant électrique, il est possible que tu voies des segments aléatoires.
— Ils n’ont rien d’aléatoire. Quand je détourne les yeux et que je regarde de nouveau, je vois exactement le même schéma qu’avant.
— Ma foi, dit sa mère qui avait l’air très contente, même si tu ne vois rien de réel, il y a quand même bien quelque chose qui stimule ton cortex, non ? Et ça, c’est une excellente nouvelle.
— Ça donne vraiment l’impression d’être réel, dit Caitlin.
— Téléphonons à Kuroda, dit son père. Ah, voyons, quelle heure est-il, là-bas ?
— Ils ont quatorze heures d’avance sur nous, répondit Caitlin. (Elle tâta sa montre.) Il doit être 11:28 le dimanche matin.
— Il y a donc des chances pour qu’il soit chez lui.
— On a son numéro de téléphone personnel ? demanda sa mère.
— Il est dans sa signature, dit Caitlin en ouvrant un des messages du médecin pour que sa mère puisse le lire à l’écran.
Sa mère devait tenir le combiné contre son oreille, mais Caitlin entendit des petits bips tandis qu’elle composait le numéro, puis la sonnerie suivie d’une voix de femme :
— Konnichi wa.
— Allô, dit sa mère. Parlez-vous anglais ?
— Ah, oui, fit la voix que cette question semblait avoir prise au dépourvu.
— C’est Barbara Decter à l’appareil. Je vous appelle du Canada. Masayuki-san est-il disponible ?
— Ah, juste une minute, dit la femme. Attendez. Caitlin compta les secondes dans sa tête et fut amusée de constater qu’au bout d’une minute exactement, la voix sifflante du Dr Kuroda se fit entendre à l’autre bout du fil.
— Bonjour, Barbara, dit-il de cette voix forte que les gens ont tendance à adopter quand ils téléphonent de très loin. Alors, ça y est, ça marche ?
— D’une certaine façon, répondit sa mère. Je vous passe Caitlin.
— C’est un téléphone mains libres, dit Caitlin en tendant le bras. (Elle connaissait suffisamment bien son appareil pour trouver aussitôt la touche haut-parleur.) Tu peux reposer le combiné. (Elle entendit le petit déclic et poursuivit :) Hello, docteur Kuroda.
— Hello, Caitlin. Le nouveau logiciel apporte quelque chose ?
— Oui, si on veut. Pendant que je le transférais sur mon implant, j’ai commencé à voir des droites et des cercles.
— C’est formidable ! dit Kuroda. Comment sont-ils ? De quelle couleur ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Ah, oui, bien sûr. Désolé. Mais… c’est fascinant ! Mais, hem, vous m’avez bien dit que ça a commencé pendant le téléchargement ?
— Oui, c’est ça. Juste après qu’il a démarré.
— Eh bien, alors, ça ne peut pas être un effet du nouveau logiciel. L’implant a continué de tourner sur la version précédente tant que la nouvelle n’a pas été complètement chargée sur la mémoire flash.
— Il s’agit manifestement de bruits parasites, dit son père comme si c’était désormais un fait acquis. Un courant électrique induit par le téléchargement.
— C’est impossible, rétorqua Kuroda. Pas avec ce microprocesseur.
— Qu’est-ce que c’est, alors ? demanda sa mère.
— Hmm… fit Kuroda.
Caitlin entendit un cliquetis de touches, et soudain…
— Hé ! s’écria-t-elle.
— Qu’y a-t-il ? demanda sa mère.
— Une nouvelle droite vient juste d’apparaître dans mon champ de vision !
La voix de Kuroda, étonnée :
— Vous arrivez à voir en ce moment ?
— Oui.
— Ne m’avez-vous pas dit que vous ne pouviez voir que pendant le téléchargement ?
— Si, mais je l’ai relancé. La première fois, quand il s’est terminé, je n’ai plus rien vu, alors j’ai recommencé.
— Et vous venez de voir apparaître une nouvelle droite ?
— Oui.
Encore quelques petits clics.
— Et là ?
— Elle a disparu ! Hé, comment vous avez fait ? Kuroda dit un mot en japonais.
— Que se passe-t-il ? intervint sa mère.
— Et maintenant, mademoiselle Caitlin ?
— Elle est revenue !
— C’est incroyable… dit Kuroda.
— Qu’est-ce qui est incroyable ? demanda sa mère qui semblait agacée.
— Où regardiez-vous quand la ligne est apparue ? demanda Kuroda.
— Nulle part. Je ne faisais pas vraiment attention. Je vous écoutais, et mon champ de vision est revenu en, hem, en position neutre, j’imagine – celle sur laquelle il se centre toujours. Qu’est-ce que vous avez fait ?
— Je suis chez moi en ce moment, dit Kuroda. Et le logiciel que vous téléchargez est sur mon serveur au bureau. Je me suis donc simplement connecté pour en télécharger une copie afin de vérifier qu’il ne s’agit pas d’un problème de corruption, et…
Caitlin comprit en un éclair – au sens figuré aussi bien qu’au sens propre !
— Et quand vous vous êtes connecté au même site que moi…
— … cette liaison est apparue dans votre vision, conclut Kuroda. (Il semblait abasourdi.) Et quand j’ai interrompu mon téléchargement, la droite de connexion a disparu.
— Ça n’a aucun sens, dit son père.
— Moi, j’ai une approche empirique, dit Caitlin qui était ravie de pouvoir utiliser un mot qu’elle venait d’apprendre en cours de chimie. Faites encore disparaître le lien.
— C’est fait, dit Kuroda.
— Je ne le vois plus. Faites-le revenir, maintenant. La droite brillante apparut de nouveau dans son champ de vision.
— Et le voilà !
— Mais… mais qu’est-ce que vous êtes en train de dire ? demanda sa mère. Que Caitlin voit les connexions du Web, c’est ça ?
Il y eut un silence pendant un long moment, puis une voix venue de l’autre bout du monde dit lentement :
— C’est ce qu’on dirait…
— Mais… mais comment ?
— Eh bien, dit Kuroda, essayons d’y réfléchir : le transfert du logiciel nécessite des échanges permanents entre l’implant de Caitlin et mon serveur à Tokyo, et l’œilPod joue le rôle de plaque tournante. Les paquets de données partent d’ici, et les accusés de réception sont constamment renvoyés par l’œilPod jusqu’à ce que le téléchargement soit terminé.
— Et quand le téléchargement se termine, tout s’arrête, c’est bien ça ? dit Caitlin. C’est ce qui s’est passé, mais dès que j’ai recommencé à charger le logiciel, j’ai pu de nouveau voir, et… ah, qu’est-ce que vous venez de faire ?
— Rien, répondit Kuroda.
— Je suis redevenue aveugle !
Caitlin sentit du mouvement près de son épaule. C’était son père qui se penchait à côté d’elle. Un clic de la souris, puis sa voix :
— L’écran indique : « Chargement terminé. Liaison déconnectée. »
— Retourne à la page précédente, dit aussitôt Caitlin. Clique là où il y a marqué : « Cliquer ici pour mettre à jour le logiciel de l’implant de Mlle Caitlin. »
Encore quelques clics, et puis… oui, oui ! Sa vision revint et son esprit se remplit de…
Était-ce vraiment possible ?
Ça correspondait bien à ce qu’elle voyait : un site web et les connexions qui y menaient.
— Je vois de nouveau, déclara-t-elle tout excitée.
— Très bien, fit Kuroda, très bien. Une fois le téléchargement terminé, il n’y a plus d’interaction entre l’implant et le Web. C’est comme avec un navigateur : une fois qu’on a affiché une page de Wikipédia ou de n’importe quel site, on ne la lit pas en utilisant le réseau. On lit une copie stockée sur l’ordinateur, jusqu’à ce qu’on clique sur un autre lien pour demander d’afficher une nouvelle page. Il y a en fait très peu d’échanges avec le Web quand on charge une page, mais quand il s’agit d’un gros fichier, il y a une interaction constante.
— Mais je ne comprends toujours pas comment Caitlin peut voir quoi que ce soit de cette façon-là, protesta sa mère.
— C’est effectivement curieux, dit Kuroda, quoique… Il s’interrompit, et un silence s’établit, ponctué seulement de quelques bruits parasites.
— Oui ? dit enfin son père.
— Mademoiselle Caitlin, dit Kuroda, vous passez beaucoup de temps en ligne, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Combien de temps ?
— Vous voulez dire par jour ?
— Oui.
— Cinq ou six heures.
— Quelquefois plus, ajouta sa mère. Caitlin éprouva le besoin de se justifier.
— C’est ma fenêtre sur le monde.
— Oui, bien sûr, dit Kuroda. C’est tout à fait ça. Quel âge aviez-vous quand vous avez commencé à surfer sur le Web ?
— Je ne sais pas.
— Dix-huit mois, dit sa mère. L’école Perkins et la Fondation pour les aveugles ont des sites spéciaux pour les très jeunes aveugles.
On entendit un long Hmmmm de la part de Kuroda, qui dit enfin :
— Chez les aveugles de naissance, il est fréquent que le cortex visuel primaire ne se développe pas correctement, faute d’être sollicité. Mais le cas de Mlle Caitlin est différent, et c’est une des raisons pour lesquelles elle constituait un sujet idéal pour mon exp… je veux dire une aussi bonne candidate pour cette procédure.
— Ah, merci ! fit Caitlin.
— Il se trouve, poursuivit Kuroda, que votre cortex visuel, lui, est remarquablement développé. Cela peut arriver chez des aveugles de naissance, mais c’est très rare. Le cerveau humain a une très grande adaptabilité au cours de son développement, et j’ai toujours pensé que cette zone était alors utilisée pour d’autres fonctions. Mais en ce qui vous concerne, votre cortex a peut-être servi pendant tout ce temps non pas à la vision, mais à la visualisation.
— Hein ? fit Caitlin.
— Je vous ai vue surfer sur le Web quand vous étiez au Japon, dit Kuroda. Vous vous déplacez plus vite que moi – alors que moi, je vois. Vous passez d’une page à l’autre, vous suivez des chaînes de liens complexes, vous remontez en arrière sans jamais aller trop loin, sans même vous arrêter pour vérifier la page qui a été chargée.
— Oui, bien sûr, dit Caitlin.
— Et avant aujourd’hui, quand vous faisiez ça, vous pouviez le voir mentalement ?
— Pas comme je le vois maintenant, dit Caitlin. Pas d’une façon aussi nette et précise. Et pas en couleurs… Ah, mon Dieu, les couleurs sont fantastiques !
— Oui, fit Kuroda (et elle put presque l’entendre sourire). Oui, fantastiques, c’est vrai. (Un petit silence.) Je ne crois pas me tromper. Vous êtes restée si souvent en ligne, dès votre plus jeune âge, que votre cerveau a depuis longtemps su réutiliser les zones initialement destinées à voir le monde extérieur pour vous aider à mieux naviguer sur le Web. Et maintenant qu’il en reçoit directement des flux, votre cerveau les interprète comme une vision.
— Mais comment peut-on voir le Web ? demanda sa mère.
— Notre cerveau élabore constamment des représentations de choses que nous ne pouvons pas réellement voir, dit Kuroda. Il extrapole les quelques données dont il dispose pour constituer une représentation parfaitement convaincante de ce qu’il pense se trouver là.
Il reprit son souffle avant de poursuivre :
— Vous avez sans doute déjà fait l’expérience qui permet de repérer le point aveugle de la rétine ? Le cerveau essaie de deviner ce qu’il y a à cet endroit, mais si on lui joue un tour – en plaçant un objet devant le point aveugle d’un œil tandis que l’autre reste fermé –, il se trompe complètement. Ce que vous voyez alors est une affabulation.
Caitlin se redressa brusquement en entendant ce mot auquel elle avait pensé un peu plus tôt. Kuroda reprit :
— Et les images produites par le cerveau ne sont qu’une petite partie du monde réel. Nous voyons une fraction du spectre lumineux, Barbara, mais vous avez certainement eu l’occasion de voir des photos prises sous rayonnement infrarouge ou ultraviolet. Nous ne voyons qu’un sous-ensemble de l’immense réalité qui nous entoure. Et à présent, mademoiselle Caitlin perçoit un sous-ensemble différent. Après tout, le Web a une existence réelle – c’est juste que nous n’avons normalement aucun moyen de le visualiser. Mais mademoiselle Caitlin a la chance d’en être capable.
— La chance ? dit sa mère. L’objectif était de lui permettre de voir le monde réel, pas une illusion. Et c’est cet objectif que nous devons garder en tête.
— Mais… fit Kuroda.
Il resta silencieux un instant avant de dire :
— Hem, vous avez raison, Barbara. C’est que, voyez-vous, cette affaire est sans précédent, et elle présente un intérêt considérable pour la science.
— Je me fous bien de la science, dit sa mère. Caitlin sursauta, et son père dit doucement :
— Allons, Barbara…
— Non, mais c’est vrai ! Il s’agissait de donner à notre fille la possibilité de voir – de te voir, de me voir, voir cette maison, voir les arbres et les nuages et les étoiles et des millions d’autres choses. Nous ne devons pas… (Elle s’interrompit, et quand elle reprit, elle avait l’air furieuse de ne pas avoir trouvé de meilleure expression.) Nous ne devons pas perdre ça de vue.
Il y eut un long silence. Un silence pendant lequel Caitlin sentit à quel point elle aurait aimé voir l’expression de son père, et ce que traduisait son attitude…
Mais c’était vraiment fascinant. Et elle avait passé seize ans de sa vie sans rien voir. Elle pouvait bien attendre encore un peu avant de faire d’autres essais pour percevoir le monde extérieur. Et puis, tant que Kuroda serait intéressé, il n’exigerait sans doute pas de récupérer son matériel.
— Je veux aider le Dr Kuroda, dit-elle. Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais, mais c’est drôlement cool.
— Excellent, dit Kuroda, excellent. Est-ce que vous pouvez revenir à Tokyo ?
— Bien sûr que non, intervint sa mère. Cela fait seulement deux semaines qu’elle est entrée en seconde, et elle a déjà manqué cinq jours de classe.
On pouvait toujours entendre Kuroda soupirer, mais cette fois-ci, ce fut une vraie tempête. Il posa alors apparemment la main sur le combiné, mais pas assez pour couvrir entièrement ce qu’il disait. Il s’adressait en japonais à l’autre personne, qui devait être sa femme.
— Très bien, leur dit-il enfin. C’est moi qui vais venir. Vous habitez Waterloo, c’est ça ? Faut-il que je prenne un vol pour Toronto, ou y a-t-il une ville plus proche ?
— Non, Toronto, c’est très bien, dit sa mère. Dites-moi quel vol vous comptez prendre, et je viendrai vous chercher – et vous logerez chez nous, bien entendu.
— Je vous remercie, dit-il. Je vais venir le plus tôt possible. Et merci à vous, mademoiselle Caitlin. C’est… c’est absolument extraordinaire.
Comme si je ne m’en rendais pas compte, songea Caitlin. Mais elle dit quelque chose qui était tout aussi extraordinaire, et elle, tout au moins, en savoura l’humour :
— J’ai hâte de vous voir.