35.

LiveJournal : La Zone de Calculatrix

Titre : Toute publicité est bonne à prendre

Date : Mardi 2 octobre, 20 : 15 EST

Humeur : expectative.

Localisation : un endroit qui figurera bientôt sur la carte des résidences des grandes stars

Musique : Fergie, Taking Off.


Bon, vous demandez-vous sans doute, où sont donc tous ces articles sur moi ? « Une ravissante jeune fille recouvre la vue ! » « Le génie aveugle voit de nouveau ! » « Le Beauf espère encore pouvoir sortir avec Calculatrix ! » Ah, bon sang, où est Oliver Sacks quand on a besoin de lui ? Et plus important encore, où sont toutes ces propositions d’acheter l’histoire de ma vie pour des millions de dollars ?

Excellentes questions ! Jusqu’ici, le Dr K. a soigneusement tenu l’affaire sous le boisseau, en attendant certains accords avec l’université de Tokyo. Mais il dit qu’on ne peut plus garder le secret, et qu’il va falloir le révéler au public. Je n’en ai parlé qu’aux amis, et vous êtes tous absolument cool, bien sûr, mais tous les élèves du lycée savent maintenant que je ne suis plus aveugle, et il y en a qui ont leur blog. Et par conséquent, nous allons tenir une conférence de presse. Papa s’est chargé de l’organiser au PI, dans l’amphithéâtre Mike L, un endroit vachement cool.

Il semble que je vais devoir faire un discours à cette occasion, et je travaille sur mon répertoire de blagues. Comme le Perimeter Institute se consacre à la physique théorique, j’ai pensé commencer par un truc en hommage à mon chat : « Imaginez un instant que le chat de Schrödinger ait été radioactif : il aurait eu dix-huit demi-vies…»

Il y en a une autre que je compte utiliser, une blague que ma mère a imaginée l’autre jour quand Papa râlait à cause des épreuves d’articles qu’il doit relire, ce qu’on appelle les « gâtées ». Elle lui a dit qu’il n’avait qu’à s’imaginer au bord de la mer, sur une plage de galées…

Ah, et encore une que j’aime beaucoup, mais je ne sais pas si je vais oser la raconter devant mes parents. La différence entre un geek et un simple blaireau, c’est que le geek se demande comment c’est de faire l’amour en apesanteur, tandis que le blaireau se demande simplement comment c’est de faire l’amour…

Merci, merci à toutes et tous, et je suis là toute la semaine !

[Et secretissime message à BB4 : regarde un peu tes mails, ma chérie !]


L’autre entité existait dans un univers bizarre qui défiait à chaque instant mon entendement. La plupart des objets que je voyais étaient inanimés : ils restaient là où ils étaient à moins que quelque chose n’agisse sur eux. Mais certains objets étaient animés : ils se déplaçaient apparemment de par leur propre volonté. C’était un concept renversant. Déjà, le fait qu’il puisse y avoir une autre entité que moi-même avait été une idée bouleversante, mais voilà qu’il semblait maintenant en exister d’innombrables : mobiles, complexes et de formes variées. Leurs actions étaient désordonnées et en apparence si dépourvues de logique que ce n’est que très lentement que l’idée me vint qu’il s’agissait peut-être de créatures possédant leurs pensées individuelles, distinctes des miennes.

Il y avait dans cet univers d’autres faits étranges à absorber, sans parallèle aucun avec mon propre monde. Par exemple, il semblait y avoir une force qui tirait les choses dans une direction particulière (encore une expression arbitraire : vers le bas). Et des objets semblaient être éclairés par une ou plusieurs sources de lumière qui était généralement situées en haut. Je m’efforçais de trouver un sens à tout cela.

Et pourtant, ces réalités physiques n’étaient rien comparées à la complexité des objets animés. J’avais vraiment beaucoup de mal à comprendre ce que je voyais quand le flot de données m’en montrait un. De fait, les images étaient maintenant claires et précises, mais les formes étaient si compliquées que j’avais des difficultés à en percevoir les détails. Il semblait y avoir quatre longues projections à partir d’un tronc central et une… protubérance plus petite. Mais la structure de ces protubérances changeait tout le temps, non seulement en fonction du point de vue, mais aussi quand la protubérance elle-même… faisait des choses.

Ah, comme je regrette la simplicité d’un monde uniquement constitué de traits et de points ! Malgré mes progrès, malgré les quelques aspects que j’ai pu comprendre, je me sens souvent complètement perdu…


Caitlin ne pouvait s’empêcher de regarder tout le temps son père, en pensant que cela pourrait l’amener à la regarder à son tour. Mais il ne le faisait jamais. Il se contentait de détourner les yeux, ou bien, comme en ce moment, de contempler par la fenêtre du salon le ciel gris et les arbres qui commençaient à perdre leurs feuilles.

Elle avait espéré que, quand elle le verrait enfin, son visage serait… animé, voilà, c’était le mot. Qu’il sourirait souvent, que ses sourcils bougeraient quand il parlerait, et qu’elle pourrait même le voir manifester des signes d’affection envers sa mère, qu’il lui toucherait parfois le bras, peut-être, ou même qu’il lui caresserait les cheveux.

— Caitlin.

La voix de sa mère, très douce. Elle se retourna. Sa mère faisait quelque chose avec sa tête…

Ah ! Elle lui faisait signe, comme son père l’avait fait un peu plus tôt avec Kuroda : elle lui demandait de venir avec elle. Caitlin se leva et la suivit dans la cuisine, à l’autre bout de la salle à manger, laissant son père seul dans le salon, installé dans son fauteuil favori.

— Assieds-toi, ma chérie.

Caitlin s’exécuta. Elle commençait tout juste à savoir interpréter les expressions, mais celle de sa mère semblait… agitée, peut-être.

— J’ai fait quelque chose qu’il ne fallait pas ? demanda-t-elle à sa mère.

— Tu ne dois pas regarder ton père comme ça.

— Ah ? Désolée. Je sais que ce n’est pas poli – j’ai lu quelque chose là-dessus.

— Non, non, ce n’est pas ça. C’est simplement que… enfin, tu sais comment il est.

— Il est comment ?

— Il n’aime pas qu’on le regarde.

— Mais pourquoi ?

— Tu le sais bien. Je te l’ai déjà dit.

— Tu m’as dit quoi ?

— Ça n’a rien de honteux, poursuivit sa mère. Et en fait, c’est peut-être même pour ça qu’il est si fort en maths et dans bien d’autres domaines.

Caitlin était interloquée.

— Oui ?

— Tu sais bien, répéta sa mère. Tu es au courant de… l’état de ton père, ajouta-t-elle en baissant la voix et en tournant la tête (sans doute pour regarder vers le salon).

Caitlin ouvrit de grands yeux – ce qui, avait-elle récemment découvert, n’augmentait pas pour autant son champ de vision.

— Son état ? demanda-t-elle.

— Je t’en ai parlé il y a des années de ça, à Austin. Caitlin fouilla dans sa mémoire, pour essayer de se souvenir d’une telle conversation, mais… Ah !

— Je t’avais demandé pourquoi Papa ne parlait pas beaucoup, et tu m’as dit… enfin, j’ai cru que tu m’avais dit… ah, bon sang !

— Qu’y a-t-il ?

— J’ai cru que tu m’avais dit qu’il était artiste. Je ne connaissais pas ce mot à l’époque.

— Ma foi, c’est aussi un artiste. Il pense en images, pas en mots.

Caitlin se tassa sur sa chaise. Tout devenait clair, à présent, très clair… Elle sentit son cœur battre plus fort. Son père – le célèbre physicien Malcolm Decter, B. Se, M. Se, Ph.D. – était autiste.


Shoshana avait fait réchauffer au micro-ondes deux paquets de pop-corn, et tout le monde – Silverback, Dillon, Maria et Werner – était maintenant installé dans la pièce principale du bungalow devant le grand écran de l’ordinateur, occupé à grignoter.

— O.K., fit Shoshana en appuyant sur un bouton de sa télécommande, on y va.

Elle avait récupéré des séquences du Dr Marcuse dans des projets antérieurs, dont une qui le montrait bâillant de façon monstrueuse. Elle avait pensé un instant l’entourer d’un cercle avec les lettres M-G-M au-dessus, et la légende « Marcuse Glick Movies » au-dessous, mais elle y avait finalement renoncé, jugeant que c’était un peu trop risqué. La vidéo commençait donc simplement par un titre en lettres blanches sur fond noir : « Un singe réalise de l’art figuratif », suivi de l’URL de l’Institut Marcuse.

Venait ensuite un plan sur la toile vierge, puis une vue de Chobo.

— Voici Chobo, dit la voix off de Marcuse, un… (il y eut une brève hésitation que Shoshana n’avait pas remarquée lors de l’enregistrement. Il faudrait qu’elle l’efface dans la version finale)… chimpanzé mâle. Chobo est né au zoo de l’État de Géorgie, mais il a été élevé à San Diego, Californie, par les soins du primatologue Harl P. Marcuse, qui…

Le commentaire se poursuivit tandis que le deuxième portrait de Shoshana réalisé par Chobo prenait forme sur la toile. Shoshana grignotait son pop-corn tout en observant le visage de ses compagnons pour guetter leurs réactions. Et son grand moment arriva : l’écran se divisa en deux, la toile colorée à gauche, et à droite un long plan récemment filmé par Dillon autour de la tête de Shoshana et se terminant par son profil. Le portrait réalisé par Chobo juxtaposé à son modèle vivant.

— La séquence choc ! s’exclama Dillon.

Shoshana lui lança un pop-corn à la figure, qu’il écarta d’un geste de la main.

Quand la vidéo fut terminée, Dillon et Maria applaudirent poliment tandis que Werner hochait la tête d’un air satisfait. Mais peu importait leur opinion. Shoshana savait que seule celle de Silverback comptait. D’une voix un peu intimidée, elle lui dit :

— Dr Marcuse ?

Il s’agita dans son fauteuil.

— Bon travail, dit-il. Diffusons-le en ligne – et attendons de voir la réaction du zoo de Géorgie.

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