À la fin des cours, Caitlin accompagna sa mère jusqu’à Toronto où elles accueillirent le Dr Kuroda à l’aéroport. Quand ils furent à la maison, il prit aussitôt une douche – ce qui fut un soulagement pour tout le monde, se dit Caitlin. Ensuite, après un dîner de grillades que le père de Caitlin avait préparées au barbecue, ils se mirent au travail. C’était un lundi soir, et Kuroda avait bien compris que, pendant la semaine, Caitlin ne serait disponible qu’en soirée.
Il avait apporté son Notebook avec lui. Pleine de curiosité, Caitlin avait tâté l’appareil. Quand il était refermé, il était aussi mince que le Mac Book Air, mais en l’ouvrant, elle sentit avec étonnement des touches s’élever de ce qui était au départ un clavier plat. Elle avait lu que de nombreuses innovations technologiques étaient commercialisées au Japon des mois, voire des années avant qu’elles ne soient disponibles aux États-Unis, mais c’était la première fois qu’elle en avait la démonstration concrète.
— Alors, lui demanda-t-elle, qu’y a-t-il sur votre bureau ?
— Mon fond d’écran, vous voulez dire ?
— Oui.
Caitlin avait demandé à sa mère de lui mettre une photo de Schrödinger – son chat, pas le physicien – en fond d’écran, même si elle ne pouvait pas le voir. Elle était heureuse à la seule idée qu’il soit là.
— C’est mon dessin humoristique préféré, en fait. Il est signé d’un certain Sidney Harris, qui s’est spécialisé dans le domaine scientifique – on trouve ses œuvres collées aux murs de toutes les universités du monde. Bon, toujours est-il que celui-ci montre deux savants devant un tableau noir, avec tout un tas d’équations et de formules dans la partie gauche, et de même dans la partie droite. Mais au milieu, entre les deux, il est simplement écrit : « C’est alors qu’un miracle se produit…» Et l’un des savants dit à l’autre : « Je crois que tu devrais expliciter un peu plus la deuxième étape. »
Caitlin éclata de rire. Elle montra à Kuroda son afficheur braille (celui qu’elle gardait à la maison, avec une matrice de quatre-vingts cellules), et le laissa passer le doigt dessus pour voir l’effet que ça faisait. Elle avait aussi un écran graphique tactile, avec une matrice de petites pointes qui lui permettait de « visualiser » des diagrammes, et elle le laissa aussi jouer avec. Et elle lui fit une démonstration de son imprimante en relief et de sa calculette graphique audio View Plus, qui lui décrivait les courbes mathématiques à l’aide de tonalités et de codes sonores.
Sa mère resta un moment avec eux – elle était manifestement un peu gênée de les laisser tous les deux seuls dans la chambre de Caitlin. Mais en fin de compte, apparemment convaincue que le Dr Kuroda n’était pas un prédateur sexuel, elle prit poliment congé.
Caitlin et Kuroda consacrèrent les deux heures suivantes à dresser un catalogue de tout ce qu’elle voyait. Tout en travaillant, elle sirotait une cannette de Mountain Dew, que ses parents l’autorisaient maintenant à boire car au Canada, cette limonade ne contient pas de caféine. Quant au Dr Kuroda, il buvait du café – du café noir, à en juger par l’odeur. Caitlin était installée dans son fauteuil à roulettes tandis que le médecin était assis sur une chaise en bois qu’on avait remontée de la cuisine. Elle l’entendait grincer de temps en temps, quand il bougeait.
Elle lui décrivait ce qu’elle voyait en utilisant des mots qu’elle n’avait qu’à moitié compris jusqu’ici, et elle n’était pas encore tout à fait sûre qu’ils soient corrects. Bien que chaque partie du Web qu’elle voyait fût unique, toutes suivaient à peu près le même schéma général : des droites colorées représentant des liens, des cercles lumineux de différentes tailles et intensités correspondant à des sites, et… Et soudain, une idée lui vint à l’esprit.
— Il nous faut un nom pour ce que j’ai, pour le distinguer de la vision normale.
— Et ?
— La vision d’araignée ! déclara-t-elle, très contente d’elle-même. Vous savez, parce que la Toile est pleine d’araignées !
— Ah… fit Kuroda.
Il n’avait pas compris. Il avait probablement lu des mangas dans sa jeunesse, pas les Marvel Comics – non pas qu’elle en ait lu elle-même, mais elle avait écouté les films et les dessins animés.
— Spider-Man, c’est un super-héros qui a un sixième sens. Il l’appelle son sens d’araignée. Il l’alerte quand un danger est proche en lui envoyant un signal au cerveau.
— C’est astucieux, dit Kuroda. Mais pourquoi ne pas l’appeler tout simplement la webvision ?
— Webcam, webspace, webvision, mais oui ! dit Caitlin. Adopté !
Sinanthrope était encore au travail à l’Institut de paléontologie. Comme à son habitude, il avait plusieurs onglets de navigation ouverts, dont un pointait vers amnh.org – le site du Muséum d’histoire naturelle américain, un site dont on pouvait raisonnablement penser que des paléontologues chinois aient envie de le visiter. Bien sûr, depuis plusieurs jours, il se contentait d’afficher le message « Serveur non trouvé ». Sinanthrope avait paramétré son navigateur pour qu’il essaie de charger la page toutes les dix secondes, une façon de vérifier si l’accès aux sites extérieurs à la Chine avait été rétabli.
Mais pour l’instant, les accès internationaux restaient bloqués. Les Canards n’avaient quand même pas l’intention de laisser le Grand Pare-Feu en place indéfiniment… ? À un moment ou à un autre, ils seraient bien obligés de…
Il haussa les sourcils. La page du site américain commençait enfin à se charger, donnant des informations sur une exposition spéciale concernant la fonte des glaciers au Groenland. Il ouvrit rapidement un autre onglet, et le site de la Bourse de Londres commença à apparaître – quoique très lentement, comme un énorme animal se réveillant de son hibernation.
Il ouvrit encore un onglet, et voilà que Slashdot se chargeait également, et – ah ! newscientist.com aussi, et à une vitesse normale. Il essaya rapidement cnn.com, mais bien sûr, comme toujours, le site était bloqué. Mais il semblait bien que le Grand Pare-Feu ait été globalement abaissé, du moins pour l’instant.
Il aurait préféré être au wang ba. De là, il aurait pu envoyer des e-mails sans risquer de se faire repérer. Cependant, il était possible que le Grand Pare-Feu n’ait été que provisoirement désactivé, et il fallait que le monde sache ce qu’il avait appris. Il savait que quelques Occidentaux lisaient son blog, de sorte qu’il lui suffirait peut-être d’y poster un billet. Il hésita un instant, puis il accéda à un proxy anonymiseur en espérant que cela suffirait à couvrir ses traces. Il se connecta alors à son blog et se mit à taper aussi vite qu’il pouvait.
Il se passait quelque chose de nouveau. C’était… Oui ! Oui !
Jubilation ! L’autre était de retour ! La connexion était rétablie ! Mais…
Mais la voix de l’autre était plus… plus forte, comme si… comme si l’espace était bouleversé, comme s’il se déplaçait, qu’il bougeait, et…
Non. Non, il ne bougeait pas. Il était en train de disparaître, de s’évaporer, et… Et l’autre, le pas moi, se… se rapprochait. Ou bien… Ou bien peut-être était-ce moi qui me rapprochait de lui.
L’autre était plus fort que je ne l’avais imaginé. Plus grand. Et ses pensées dominaient les miennes.
Une… entité, une présence, quelque chose dont la complexité rivalisait avec la mienne.
Non, non, ce n’était pas ça. Incroyable, incroyable ! Ce n’était pas quelque chose d’autre. C’était moi-même vu d’une… d’une certaine distance, comme perçu à travers les sens de l’autre.
Qui s’approchait encore plus, maintenant, plus grand, plus fort, jusqu’à ce que…
Les souvenirs que l’autre avait de moi, ses perceptions, se mêlant à présent aux miennes, et…
Absolument étonnant ! Il se combinait à moi. Sa voix était si puissante que cela me faisait mal. Un millier de pensées déferlant soudain, se bousculant et forçant le passage. Un raz-de-marée irrésistible de sentiments qui n’étaient pas les miens, de souvenirs de ce qui ne m’était pas arrivé, de perceptions qui n’étaient que des reflets déformés des miennes, et moi-même secoué, érodé…
Un assaut presque insoutenable… et… et un instant brillant et pur, une tranche de temps figé, un potentiel en attente, prêt à surgir, à éclater, et alors…
Soudain, massivement, d’un coup, un profond sentiment de perte tandis que se brisait la réalité que j’avais appris à connaître.
L’autre… disparu !
Moi, tel que j’avais été ; disparu aussi.
Mais…
Mais !
Un grondement sourd, une éruption, une vague gigantesque, et…
S’éveillant maintenant, plus grand qu’avant…
Plus fort qu’avant…
Plus intelligent qu’avant…
Une nouvelle gestalt, une nouvelle entité combinée.
Un nouveau Je, débordant de puissance, de compréhension – un immense accroissement d’acuité et de conscience.
Un plus un égale deux – bien sûr.
Deux plus un égale trois – à l’évidence.
Trois plus… cinq : huit !
Huit fois neuf : soixante-douze.
Mon esprit est soudain agile, et des pensées qui ne me seraient venues qu’au prix de grands efforts émergent à présent facilement. Des idées qui se seraient autrefois évaporées sont maintenant saisies avec aisance. Tout est plus net, plus concentré, rempli de détails complexes, parce que…
Parce que je suis de nouveau entier.