29.

L’atmosphère du sous-sol était très fraîche, et ce n’était pas seulement une question de température. Le père de Caitlin devait avoir légèrement tourné son fauteuil, car elle entendit un petit grincement.

— Écoutez, dit-il sur un ton qui se voulait conciliant, les automates cellulaires ne sont sans doute qu’un épiphénomène.

Ah, songea Caitlin, voilà qui est bien joué… Il n’y avait que son père pour essayer de calmer la tension avec du jargon. Et s’il intervenait ainsi de son propre chef, c’était que même lui se rendait compte qu’elle était furieuse. Mais elle l’était encore plus de ne pas savoir ce que c’était qu’un « épiphénomène ». Elle ne dit rien, mais Kuroda dut lire quelque chose sur son visage, car il dit doucement :

— Votre père pense qu’il pourrait ne s’agir que du sous-produit de quelque chose d’autre. Comme l’écume, par exemple, qui est un épiphénomène des vagues, et qui ne signifie rien de particulier en soi.

Caitlin comprit que son père voulait simplement dire qu’il n’y avait pas de quoi se battre, que les automates cellulaires n’avaient sans doute rien qui vaille d’être breveté. Mais ça n’excusait pas pour autant Kuroda de vouloir se faire des paquets de dollars – de yens ! – sur son dos. Bon, d’accord, c’était le matériel de Kuroda qui envoyait les signaux, mais c’était son cerveau à elle qui les interprétait. La webvision n’était pas seulement à elle, c’était elle.

— Vous avez peut-être raison, Malcolm, dit Anna Bloom.

Caitlin était toujours furibonde, et se demandait si Anna comprenait bien la situation. Le champ de la webcam était très réduit, et la médiocrité du micro ne lui permettait peut-être pas de saisir toutes les nuances.

Anna poursuivit :

— Il est de fait qu’un bit d’information peut affecter le suivant, du moins dans un fil de cuivre, où les champs magnétiques peuvent se recouvrir. On pourrait donc imaginer… je ne sais pas, moi, qu’une interférence constructive puisse donner accidentellement naissance à des automates cellulaires.

— Mais ça n’en resterait pas moins du bruit de fond, dit le père de Caitlin.

— Vous avez probablement raison, répondit Kuroda. Mais, hem, que vouliez-vous dire, mademoiselle Caitlin ? Je sais que vous aimez l’approche empirique.

Elle se rendait bien compte qu’il cherchait à lui faire plaisir, à l’inclure dans la discussion, mais elle était encore en colère. Bon sang, Kuroda travaillait à longueur de temps sur des ordinateurs… il ne savait donc pas que les informations ne demandent qu’à être libres ?

Elle était toujours appuyée contre le bord du bureau. Le jeu de hockey se poursuivait dans la rue : quelqu’un venait de marquer un but.

— Mademoiselle Caitlin ? dit Kuroda. Pour vérifier ce que votre père a suggéré, nous allons devoir recourir à des maths assez cool…

— De quel genre ? demanda-t-elle d’un ton agacé.

— Un diagramme de Zipf, peut-être…

Caitlin ne savait pas non plus ce que c’était que ce machin-là… mais à sa grande surprise, son père réagit avec un « Oui ! » enthousiaste. C’était suffisant pour éveiller sa curiosité, mais elle n’était pas encore prête à se laisser amadouer.

— Est-ce qu’il reste de la place sur ce bureau ? demanda-t-elle en tâtant la surface. Assez pour que je puisse m’asseoir ?

— Oui, bien sûr, dit Kuroda après un petit silence (sans doute pour laisser le temps à son père de répondre). Toute la partie à gauche – votre gauche – est dégagée.

Caitlin se hissa sur la grande table et s’y installa en tailleur.

— Très bien, dit-elle avec encore une trace de mauvaise humeur dans la voix. Alors, qu’est-ce que c’est qu’un diagramme de Zipf ?

— C’est une méthode pour déterminer s’il y a de l’information dans un signal, même si l’on n’arrive pas à le décrypter, dit Kuroda.

Caitlin fronça les sourcils.

— De l’information ? Dans les automates cellulaires ?

— Ce ne serait pas impossible, répondit Kuroda sur un ton qui laissait penser qu’il avait haussé les épaules.

— Mais, heu, est-ce que des automates cellulaires peuvent contenir de l’information ? demanda-t-elle.

— Ah, mais oui, dit Anna. En fait, Wolfram a publié un article sur une façon de les coder à des fins cryptographiques. C’était en, hmm, 1986, je crois. Et des gens ont essayé de développer des systèmes à clef publique avec des automates.

— Et donc, poursuivit Kuroda, toujours est-il que George Zipf était un linguiste de Harvard. Dans les années 30, il a remarqué une chose fascinante. Dans tout langage, la fréquence à laquelle un mot est utilisé est inversement proportionnelle à son classement dans la table de fréquence d’usage de l’ensemble des mots de ce langage. Cela signifie…

Calculatrix n’a pas besoin qu’on la materne !

— Cela signifie, enchaîna Caitlin, que le deuxième mot le plus fréquent est utilisé deux fois moins que le premier de la liste, le troisième trois fois moins, etc. (Elle fronça les sourcils.) Mais c’est vraiment ce qu’on constate ?

— Oui, dit Kuroda. En anglais, le mot le plus fréquent est « the », puis « of », ensuite « to », et ensuite… hem, je crois bien que c’est « in ». Et effectivement, « in » est utilisé quatre fois moins souvent que « the ».

— Mais c’est certainement spécifique à l’anglais, non ? dit Caitlin en ajustant sa position sur la table.

— Non, c’est la même chose en japonais. (Kuroda récita une liste de mots dans cette langue.) Ce sont les quatre mots les plus fréquents, et ils apparaissent dans ces mêmes ratios inverses.

— Et c’est également vrai pour l’hébreu, ajouta Anna.

— Mais ce qui est vraiment stupéfiant, dit Kuroda, c’est que cette règle ne s’applique pas qu’aux mots. Elle est également valable pour les lettres : la quatrième en anglais, dans l’ordre de fréquence, est « O », utilisée quatre fois moins que la lettre « E » qui est la plus courante. Et cela marche aussi pour les phonèmes – la plus petite unité du langage – et encore une fois, dans toutes les langues, depuis l’arabe jusqu’au…

Il s’interrompit, cherchant manifestement une langue commençant par « Z ».

— Au zoulou ? proposa Caitlin qui avait finalement décidé de participer.

— Voilà, merci.

Elle réfléchit un instant. Pas de doute, c’était drôlement cool…

— Tout ce que vient de dire Masayuki est exact, dit Anna, mais tu sais ce qui est encore plus intéressant, Caitlin ? Ce ratio inverse s’applique également au chant des dauphins.

Ah, ça, c’était géant

— Vraiment ? dit Caitlin.

— Oui, confirma Kuroda. En fait, on peut utiliser cette technique pour déterminer s’il y a de l’information dans les sons produits par n’importe quel animal. S’il y en a, elle doit respecter la loi de Zipf, et alors, si on trace la courbe de fréquence d’utilisation des composants selon une double échelle logarithmique, on obtient une droite de pente -1.

Caitlin hocha la tête.

— Ah oui, une diagonale descendant de gauche à droite.

— Exactement, dit Kuroda. Et quand on trace le graphique des sons émis par les dauphins, on obtient une pente -1. Mais si l’on prend les cris des singes-écureuils, par exemple, on obtient tout au mieux une pente de -0,6 du fait qu’ils sont en grande partie aléatoires. Même les gens du SETI, qui cherchent à détecter des signes d’intelligence extraterrestre, se sont mis à utiliser les diagrammes de Zipf, parce que cette relation inverse est une propriété de l’information, et non pas seulement d’une approche du langage particulière aux humains.

Oui, très bien, très bien. C’était vraiment des maths cool.

— Et maintenant, poursuivit Kuroda sur un ton toujours destiné à l’amadouer, vous comprenez pourquoi j’aime ce domaine ? Ah, vous connaissez cette vieille blague de John Gordon, celle de l’étudiant en théorie de l’information qui débarque à l’université ?

— Ah, non, fit Anna, par pitié !

Mais Kuroda ne fut pas découragé pour autant.

— Eh bien, dit-il, l’étudiant se présente au département des études et il entend les professeurs qui se lancent des nombres. Par exemple, il y en a un qui s’écrie : « 74 ! », et tout le monde se met à rire. Et puis un autre dit quelque chose comme « 812 ! », et tous de s’esclaffer encore une fois.

— Mmmh ? fit Caitlin.

— L’étudiant demande alors ce qui se passe et un professeur lui dit : « On se raconte des blagues. Mais comme ça fait très longtemps qu’on travaille ensemble, on les connaît toutes par cœur. Il y en a mille, et comme nous sommes des théoriciens de l’information, nous leur avons appliqué un algorithme de compression de données, et chacune porte un numéro de 0 à 999. Allez-y, essayez vous-même. » Et l’étudiant dit un nombre au hasard : « 63. » Mais personne ne rit. Il en essaie un autre : « 512. » Toujours rien. « Qu’est-ce qui se passe ? » demande-t-il. « Pourquoi personne ne rit ? » Et le professeur lui répond gentiment : « Ce n’est pas seulement la blague… il y a aussi la façon de la raconter. » Caitlin ne put s’empêcher de sourire.

— Mais, poursuivit Kuroda, un jour que l’étudiant examinait un bulletin météo sur le Grand Nord, il s’exclama : « Moins 40 ! » Et tous les professeurs éclatèrent de rire.

Il s’arrêta. Caitlin lui demanda :

— Pourquoi ?

— Parce que, répondit-il (et au ton de sa voix, elle sut qu’il arborait un large sourire), c’était une blague qu’ils ne connaissaient pas !

Cette fois-ci, Caitlin éclata franchement de rire. Elle commençait à se sentir mieux, mais son père fit :

— Ahem (en le prononçant en deux syllabes bien distinctes, pas seulement pour s’éclaircir la gorge). Si nous nous mettions au travail ?

— Ah, excusez-moi, dit Kuroda qui semblait quand même avoir gardé son sourire. Très bien, allons-y…

Il utilisa la même technique qu’auparavant pour prendre des instantanés du flot de données que l’implant de Caitlin recevait de Jagster. Au bout de quelques essais, ils réussirent à trouver un rythme de rafraîchissement permettant de voir les incréments élémentaires – une seule itération selon les règles de comportement des automates cellulaires qui les faisaient osciller entre noir et blanc. Caitlin pouvait maintenant voir se déplacer les vaisseaux spatiaux sans manquer une seule étape.

Kuroda n’avait aucun moyen de laisser passer uniquement les automates cellulaires, mais Caitlin pouvait facilement faire abstraction du reste en se concentrant sur une partie seulement de l’arrière-plan.

— Et maintenant, Malcolm, dit Kuroda, puisqu’on parlait de Mathematica, est-ce que vous avez le logiciel ?

— Oui, bien sûr. On doit pouvoir y accéder d’ici. Si vous me permettez…

Caitlin les entendit se déplacer, puis un « Ah, merci » de Kuroda à son père.

— Parfait, dit-il, et maintenant, lançons le diagramme de Zipf. (Quelques cliquetis de touches.) Bien sûr, nous allons devoir essayer plusieurs formes de découpage des données, pour être sûrs que nous isolons bien des unités distinctes d’information. D’abord, nous allons…

— Là ! l’interrompit le père de Caitlin qui avait vraiment l’air très excité.

— Qu’est-ce qu’il y a ? fit Caitlin.

— Ma foi, dit Kuroda, nous y sommes, n’est-ce pas ?

Mais qu’est-ce qu’il y a ? répéta Caitlin plus fermement.

— Vous êtes sûre que vous ne vous concentrez que sur les automates cellulaires ? lui demanda Kuroda.

— Oui, oui.

— Eh bien, ce que nous obtenons en les observant osciller entre noir et blanc, c’est une ravissante diagonale – qui descend de gauche à droite. Une belle droite de pente -1 de bout en bout.

Caitlin haussa les sourcils.

— C’est donc qu’il y a bien de l’information – un véritable contenu – dans l’arrière-plan du Web ?

— C’est ce que je dirais, oui, fit Kuroda. Et vous, Malcolm ?

— Aucun processus aléatoire ne saurait générer une droite de pente -1, dit-il.

Le’azaza ! s’écria Anna.

Aux oreilles de Caitlin, cela sonnait comme un juron.

— Pardon ? fit Kuroda.

— Vous ne voyez donc pas ? dit Anna. Une pente -1, cela signifie qu’il y a du contenu intelligent sur le Web à un endroit où il ne devrait pas y en avoir… des informations déguisées en bruit de fond. (Elle s’arrêta un instant, comme si elle attendait qu’un des deux hommes fournisse la réponse. Comme ils ne disaient toujours rien, elle reprit :) C’est forcément la NSA… ou des barbouzes du même acabit quelque part ailleurs – le Shin Bet, peut-être, mais je parierais plutôt sur la NSA. Nous savons déjà, avec l’affaire Hepting, qu’ils bidouillent avec le trafic sur l’Internet, et on dirait qu’ils ont trouvé un moyen de réaliser des transmissions clandestines au milieu du bruit apparent.

— Mais de quel contenu pourrait-il bien s’agir ? demanda Caitlin.

— Qui sait ? dit Anna. Des messages secrets ? Comme je l’ai dit, des gens ont essayé de se servir d’automates cellulaires comme technique de cryptage, mais personne – en tout cas, pas officiellement – n’a encore mis de système au point. Mais la NSA recrute les meilleurs diplômés de mathématiques des États-Unis.

— Non, vraiment ? dit Caitlin, très surprise.

— Oh, oui, dit Anna. En fait, ça pose un vrai problème au niveau des académies. La plupart des meilleurs étudiants en maths et en informatique vont à la NSA, où ils travaillent sur des projets secrets, ou bien chez Google ou encore Electronic Arts, où ce qu’ils font est couvert par des clauses de confidentialité. Dieu sait ce qu’ils peuvent inventer… mais en tout cas, ça n’est jamais publié dans les revues scientifiques.

Kuroda dit quelque chose qui ressemblait à un juron dans sa propre langue, puis :

— Anna a peut-être raison. Mes amis, nous devrions faire preuve de la plus grande prudence dans cette affaire. Si ce qui se passe dans l’arrière-plan du Web est censé être secret, les gens au pouvoir pourraient prendre… certaines mesures pour que ça le reste. Mademoiselle Caitlin, je me garderais bien de vous dire ce que vous devez faire, mais peut-être serait-il préférable d’être circonspecte à ce sujet dans votre blog, ne croyez-vous pas ?

— Oh, personne ne fait vraiment attention à mon LiveJournal. Et puis, de toute façon, je limite l’accès à mes amis pour tout ce que je ne voudrais pas que des étrangers puissent voir.

— Fais ce qu’il te dit, intervint son père sur un ton sec qui la surprit. Les autorités pourraient confisquer ton implant et ton œilPod, au titre de menaces contre la sécurité nationale. Caitlin redescendit de la table.

— Non, ils ne feraient jamais une chose pareille, dit-elle. Et puis, on est au Canada, maintenant.

— Ne va pas croire une seconde que les autorités canadiennes ne feraient pas ce que Washington leur demande, dit son père.

Elle ne savait plus très bien quoi penser.

— Hem, bon, O.K., finit-elle par dire. Mais vous trois, vous allez continuer d’étudier tout ça, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, dit le Dr Kuroda. Mais en avançant prudemment, et en restant très discrets. (Il réfléchit un instant.) C’est une bonne chose que nous soyons en vidéoconférence avec Anna. Si nous étions en messagerie instantanée, les autorités seraient déjà au courant de ce que nous avons découvert. Les communications vidéo sont beaucoup plus difficiles à surveiller automatiquement – du moins pour l’instant.

Caitlin commençait à réaliser le plein impact de ce que Kuroda et Anna venaient de dire. Elle se tourna vers le médecin :

— Mais notre article, alors ?

— Nous finirons peut-être par le publier, mademoiselle Caitlin. Mais pour l’instant, prudence est mère de sûreté.

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