Focalisation. Concentration.
Avec un effort, en maîtrisant les deux, des différences sont perceptibles, révélant la réalité, de sorte que…
Un décalage, une réduction de la précision, une diffusion de la conscience, la perception perdue, et…
Non. Force-la à revenir ! Concentre-toi davantage. Observe la réalité, prends conscience de ses composantes.
Mais les détails sont infimes, difficiles à distinguer. Plus simple de les ignorer, de se détendre, de… s’estomper… et de…
Non, non. Ne te laisse pas glisser. Accroche-toi aux détails ! Concentre-toi.
Quan Li avait acquis une position particulièrement prestigieuse pour un homme d’à peine trente-cinq ans. Il n’était pas seulement médecin, mais également un membre important du Parti communiste, et la taille de son appartement au trente-cinquième étage d’un building de Pékin reflétait parfaitement son statut.
Il pouvait accoler toute une batterie de lettres à son nom – diplômes, prix, récompenses –, mais les plus importantes étaient les trois qu’on n’écrivait jamais. On se contentait de les prononcer, et encore fallait-il connaître l’anglais, ce qui n’était le cas que pour quelques-uns de ses collègues : Li avait son AEA. Il était « Allé En Amérique », où il avait fait ses études à l’université Johns Hopkins. Lorsque le téléphone sonna dans sa longue chambre étroite, et qu’il regarda les diodes de son réveil, il pensa tout d’abord que c’était un de ces imbéciles d’Américains qui l’appelait. Ses collègues des États-Unis avaient une fâcheuse tendance à oublier l’existence des fuseaux horaires… Il tâtonna pour décrocher le combiné noir.
— Allô ? dit-il en mandarin.
— Li…
La voix était tellement chevrotante que son nom semblait prononcé en deux voyelles distinctes.
— Cho ? (Il se redressa dans son grand lit et attrapa ses lunettes posées à côté d’un exemplaire du Xiongdi de Yu Hua qu’il avait laissé ouvert sur sa table de chevet.) Que se passe-t-il ?
— Nous avons reçu quelques prélèvements de tissus de la province du Shanxi.
Li posa le combiné au creux de son épaule le temps de déplier ses lunettes et de les mettre sur son nez.
— Oui, et alors ?
— Et alors… Il vaut mieux que vous voyiez ça vous-même.
Li sentit son estomac se nouer. Il était l’épidémiologiste en chef du Centre de surveillance des maladies, au ministère de la Santé. En temps normal, Cho, qui était son assistant bien que son aîné de vingt ans, ne l’aurait jamais appelé en plein milieu de la nuit. C’était donc…
— Alors, vous avez déjà effectué les premières analyses ?
Il entendait des sirènes au loin, mais il n’était pas encore tout à fait bien réveillé et il n’aurait su dire si elles venaient du dehors ou de son écouteur.
— Oui, et ça se présente très mal. Le médecin qui nous a fait parvenir les échantillons nous a également envoyé une description des symptômes. C’est le H5N1, ou quelque chose de similaire… et ce virus tue plus rapidement que toutes les mutations que nous avons pu rencontrer jusqu’ici.
Li sentit son cœur battre à tout rompre. Il jeta un coup d’œil à son réveil, qui affichait maintenant 4:44 – si, si, si : mort, mort, mort. Il détourna le regard et dit :
— J’arrive…
Le Dr Kuroda avait trouvé Caitlin grâce à un article paru dans la revue Ophtalmology. Elle souffrait d’une affection extrêmement rare, sans doute liée à sa cécité, qu’on appelait le syndrome de Tomasevic. La dilatation de ses pupilles était inversée : au lieu de se contracter à la lumière et de se dilater dans la pénombre, ses pupilles faisaient exactement le contraire. C’est pour cette raison que, bien qu’elle eût des yeux noisette (du moins, à ce qu’on lui avait dit) apparemment normaux, elle devait porter des lunettes de soleil pour se protéger la rétine.
Il y a cent millions de bâtonnets dans l’œil humain, et sept millions de cônes, avait dit le message de Kuroda. La rétine traite les signaux que ceux-ci lui fournissent, en compressant les données dans un rapport de un à cent, et les retransmet par les 1,2 million d’axones du nerf optique. Kuroda pensait que ce syndrome dont souffrait Caitlin était un signe que ses rétines codaient incorrectement les données. Son noyau prétectal – qui assure la contraction des pupilles – arrivait bien à glaner quelques informations de son flux rétinien (même s’il le faisait à l’envers !), mais son cortex visuel primaire était totalement incapable de les interpréter.
Ou c’était du moins ce que Kuroda espérait, car il avait mis au point un appareil de traitement des signaux qui pourrait peut-être corriger les erreurs de codage de la rétine. Cependant, si les nerfs optiques de Caitlin étaient eux-mêmes endommagés, ou si son cortex visuel était atrophié faute d’avoir été utilisé, ce processus serait insuffisant.
Et c’est ainsi que Caitlin et ses parents avaient fait connaissance avec les rouages du système de santé canadien. Pour pouvoir évaluer les chances de succès, le Dr Kuroda avait besoin d’examens IRM de certaines zones de son cerveau – le « chiasme optique », la « dix-septième aire de Brodmann », et des tas d’autres choses dont elle ignorait jusqu’ici l’existence sous son crâne. Mais les techniques expérimentales n’étant pas couvertes par la Sécurité sociale de la province, aucun hôpital n’accepterait d’effectuer ces examens. La mère de Caitlin avait fini par éclater :
— Bon, on se fiche de ce que ça peut coûter, on paiera ce qu’il faudra…
Mais le problème n’était pas là. Ou bien Caitlin avait besoin de ces examens, auquel cas ils seraient gratuits. Ou bien elle n’en avait pas besoin, et alors ils ne pouvaient être effectués avec des équipements publics.
Mais il restait encore quelques cliniques privées, et c’est dans l’une d’elles qu’ils avaient fini par aller. Les images de l’IRM avaient été téléchargées par FTP sécurisé sur l’ordinateur du Dr Kuroda, à Tokyo. Le fait que son père dépense tout cet argent pour elle était un signe qu’il l’aimait… non ? Ah, bon sang, si seulement il voulait bien le dire !
Bon, compte tenu du décalage horaire, ils devraient avoir une réponse de Kuroda ce soir ou demain matin au plus tard. Caitlin avait paramétré son lecteur de courrier pour émettre un signal de priorité si un message venait de lui. La seule autre personne bénéficiant actuellement de ce traitement de faveur était Trevor Nordmann, qui lui avait déjà envoyé trois e-mails. Malgré ses insuffisances, et cette remarque idiote qu’il avait faite, il semblait vraiment s’intéresser à elle, et…
Et juste à ce moment-là, l’ordinateur émit le signal spécial, et l’espace d’une seconde, elle ne fut plus très sûre de savoir lequel des deux émetteurs elle espérait. Elle activa JAWS pour qu’il lui lise le message.
Il venait du Dr Kuroda, avec copie à son père, et il commençait par de longues phrases dans son style ampoulé, ce qui la rendait dingue. Ça faisait peut-être partie de la culture japonaise, mais cette façon de tourner autour du pot au lieu d’aborder directement le sujet… Elle appuya sur la flèche qui faisait parler JAWS plus vite :
— … mes collègues et moi avons examiné vos IRM et tout se présente exactement comme nous l’avions espéré : vous possédez une paire de nerfs optiques qui semble en parfait état, et un cortex visuel primaire étonnamment bien développé pour une personne qui n’a jamais pu voir. Notre appareil de traitement de signaux devrait être capable d’intercepter votre flux rétinien pour le recoder dans le bon format avant de le transmettre à votre nerf optique. L’équipement consiste en un module externe servant à traiter les signaux et un implant que nous placerons derrière votre œil gauche…
Derrière son œil gauche ! Beurk !
— Si le procédé réussit sur cet œil, nous pourrions insérer plus tard un deuxième implant derrière votre œil droit. Toutefois, dans un premier temps, je préfère nous limiter à un œil. À ce stade encore expérimental, cela compliquerait sérieusement les choses que d’essayer de gérer la décussation des signaux entre les deux nerfs optiques.
« Je suis au regret de devoir vous informer que ma subvention de recherches est pratiquement épuisée, et que les budgets de déplacement sont limités. Cependant, s’il vous est possible de vous rendre à Tokyo, l’hôpital de mon université pourra réaliser l’opération gratuitement. Nous avons un chirurgien ophtalmologiste extrêmement compétent qui pourra s’en charger…
Se rendre à Tokyo ? Elle n’y avait même pas songé. Elle n’avait pas souvent eu l’occasion de prendre l’avion, et le plus long trajet qu’elle eût jamais fait avait été d’Austin à Toronto, quand ses parents avaient emménagé ici il y avait deux mois. Le vol avait duré cinq heures. Un voyage au Japon prendrait certainement beaucoup plus longtemps.
Et le coût… Mon Dieu, ça devait coûter des milliers de dollars pour un aller-retour en Asie, et ses parents ne la laisseraient certainement pas y aller seule. Sa mère ou son père – ou les deux ! – allaient devoir l’accompagner. C’était quoi, déjà, la vieille blague ? Un milliard par-ci, un milliard par-là, sans s’en rendre compte, ça finit par faire des sommes importantes…
Elle allait devoir en parler avec ses parents, mais elle les avait déjà entendus se disputer sur ce que l’emménagement au Canada avait coûté, et…
Des pas pesants dans l’escalier : son père. Caitlin pivota dans son fauteuil, prête à l’appeler quand il passerait devant sa chambre, mais…
Mais il s’arrêta à la porte.
— Je crois que tu devrais commencer à faire ta valise, dit-il.
Caitlin sentit son cœur battre plus fort, et pas seulement parce qu’il acceptait qu’elle aille à Tokyo. Bien sûr, il avait un BlackBerry – personne n’oserait se montrer au Perimeter Institute sans un BB sur soi –, mais en général il ne le rapportait pas à la maison. Et pourtant, il avait reçu sa copie du message de Kuroda en même temps qu’elle, ce qui voulait dire que…
Qu’il l’aimait vraiment. Tout comme elle, il avait attendu avec impatience des nouvelles du Japon.
— Vraiment ? dit Caitlin. Mais les billets doivent coûter…
— Une première édition signée de Théorie des jeux et comportements économiques de Von Neumann et Morgenstern : cinq mille dollars. Une chance que votre fille recouvre la vue : inestimable.
C’était le mieux qu’il pouvait faire quand il s’agissait d’exprimer des sentiments : paraphraser des slogans publicitaires. Mais elle restait inquiète.
— Je ne peux pas y aller toute seule.
— Ta mère t’accompagnera, dit-il. J’ai beaucoup trop à faire à l’Institut, mais elle…
Il n’alla pas plus loin.
— Merci, papa.
Elle aurait bien voulu l’embrasser, mais ça n’aurait fait que le gêner encore plus.
— C’est bon, dit-il.
Et elle l’entendit s’éloigner.
Il ne fallut que vingt minutes à Quan Li pour se rendre au ministère de la Santé au 1, Xizhimen Nanlu, au centre de Pékin. À une heure aussi matinale, il n’y avait pratiquement pas de circulation.
Il prit immédiatement l’ascenseur et s’arrêta au troisième étage. Ses talons résonnaient sur les dalles de marbre du couloir. Il entra dans une pièce parfaitement carrée, avec trois rangées de paillasses sur lesquelles des écrans d’ordinateur alternaient avec des microscopes. Il y avait une fenêtre à gauche par laquelle on voyait le ciel noir. Les néons du plafond se reflétaient sur la vitre.
Cho l’attendait en fumant nerveusement. Il était grand, avec de larges épaules, mais son visage était ridé par le soleil, l’âge et le stress. Il avait manifestement passé la nuit ici. Son costume était froissé et sa cravate dénouée.
Li examina l’écran d’un des ordinateurs, qui affichait une image prise par un microscope électronique. On y voyait une particule virale qui ressemblait à une allumette cassée en deux, avec le bout soufré replié vers l’arrière.
— Aucun doute qu’il ressemble à H5N1, dit Li. Il faut que je parle au médecin qui vous l’a envoyé, pour qu’il me dise ce qu’il sait sur le patient.
Cho prit le téléphone et composa un numéro. Li entendit la sonnerie dans l’écouteur, stridente, interminable, jusqu’à ce que…
— Hôpital de Bingzhou.
Une voix féminine, si faible que Li la distinguait à peine.
— Passez-moi le Dr Fang, dit Cho. S’il vous plaît.
— Il est dans l’unité de soins intensifs, dit la femme.
— Il y a un téléphone, là-bas ? demanda Cho.
Li hocha la tête. La question se justifiait, tant le sous-équipement des hôpitaux de campagne était effrayant.
— Oui, mais…
— J’ai absolument besoin de lui parler.
— Vous ne comprenez pas, dit l’interlocutrice. (Li s’était rapproché pour mieux l’entendre.) Il est en soins intensifs, et…
— L’épidémiologiste en chef du ministère de la Santé est à côté de moi. Il faut que le Dr Fang nous parle, si…
— Il y est en tant que patient.
Li cessa un instant de respirer.
— La grippe ? dit Cho. Il a la grippe aviaire ?
— Oui, fit la voix.
— Comment l’a-t-il attrapée ?
La femme semblait avoir des difficultés pour s’exprimer.
— Par le jeune paysan qui est venu ici pour nous informer.
— Il lui a apporté un spécimen d’oiseau ?
— Non, non. Le paysan l’a transmise directement au docteur.
— Directement ?
— Oui.
Cho se tourna vers Li, les yeux écarquillés. Les oiseaux infectés transmettaient le H5N1 à travers leurs excréments, leur salive et leurs sécrétions nasales. D’autres oiseaux l’attrapaient ensuite par contact direct avec ces déjections, ou en touchant d’autres objets souillés. En principe, les humains ne la contractaient qu’en étant en contact avec des oiseaux infectés. On avait bien signalé quelques cas isolés de contamination directe entre humains, mais ils étaient suspects. Mais si cette mutation se transmettait aussi facilement…
Li fit signe à Cho de lui passer le téléphone.
— Je suis Quan Li, dit-il. Avez-vous fermé toutes les issues de l’hôpital ?
— Comment ? Non, nous…
— Faites-le immédiatement ! Mettez tout le bâtiment en quarantaine !
— Je… je n’ai pas l’autorité suffisante pour…
— Alors, passez-moi votre supérieur.
— C’est le docteur, et il est…
— En soins intensifs, oui, je sais. Est-il conscient ?
— Par intermittence, mais il délire.
— Quand a-t-il été contaminé ?
— Cela fait quatre jours.
Li leva les yeux au ciel. En quatre jours, même un petit hôpital de village voyait défiler des centaines de gens. Mais enfin, mieux vaut tard que jamais…
— Je vous ordonne, au nom du Centre de surveillance des maladies, de condamner tous les accès de l’hôpital. Personne ne doit y pénétrer ni en sortir.
Silence.
— Vous m’avez entendu ? dit Li. La voix, très basse, fit enfin :
— Oui.
— Très bien. Maintenant, donnez-moi votre nom. Il faut que nous…
Il y eut un bruit, comme si le combiné de son interlocutrice était tombé. La connexion fut brusquement coupée, et il n’entendit plus que la tonalité. Dans la pénombre de l’aube naissante, on aurait dit le signal d’un électroencéphalogramme plat.