D’autres choses étaient visibles… sur les côtés, dans ma vision périphérique. J’en avais conscience, mais elles n’étaient pas importantes. Et au-delà de ces choses sur les bords, il y avait…
Fascinant ! Il y avait sûrement quelque chose là, mais quelle qu’en fût la nature… elle était en dehors de mon champ de vision !
Bon, très bien. Mon attention était donc… dirigée, et…
Tout cela était énorme à absorber, à comprendre. Jusque-là, mon univers n’avait contenu que des points et des droites qui les reliaient, mais celui que je voyais maintenant comportait des objets complexes : des choses avec des bords, des choses qui se déplaçaient. Je n’avais aucune idée de ce qu’elles pouvaient être, mais je les observais avec fascination, et j’essayais de comprendre.
Cet univers étrange, cet univers caché, était merveilleux, et je ne pouvais m’en lasser.
Sur le chemin de la maison, la mère de Caitlin commentait toutes les choses incroyables qui les entouraient. « Là, à gauche, c’est un pin. Mais tu vois ces arbres, là-bas : leurs feuilles changent de couleur, parce que maintenant, c’est l’automne. » « Tu vois cette boîte aux lettres au coin de la rue ? Elles sont bleu foncé aux États-Unis, mais ici, elles sont rouges. » « Ah, ce type a vraiment besoin de tondre sa pelouse ! » « Tu as vu ça ? Une femme qui pousse un landau. » « Bon, là, c’est un feu rouge – enfin, il est rouge maintenant, et je dois m’arrêter. »
Tandis qu’elles attendaient au feu, le regard de Caitlin fut attiré (une expression qu’elle comprenait enfin) par de petites taches dans le ciel.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle.
— Ce sont des oies sauvages, dit sa mère. Elles migrent vers le sud pour l’hiver.
Caitlin fut ébahie. Si les oies avaient poussé des cris, elle aurait su qu’elles étaient là malgré sa cécité, mais elles étaient absolument silencieuses, et se déplaçaient en formant un… un…
Elle crispa le poing de frustration. Cette formation de vol… elle aurait dû savoir son nom, mais…
— Et voilà, dit sa mère. Le feu est vert, et ça veut dire : allons-y !
Caitlin s’était habituée aux droites et aux points clairement définis qu’elle voyait dans le webspace, mais le monde réel était plus diffus, plus estompé. C’était peut-être parce que l’œilPod, après avoir traité les transmissions incorrectes de sa rétine, ne renvoyait à son implant qu’un flot de données à basse résolution. Il faudrait qu’elle demande au Dr Kuroda d’augmenter la bande passante.
Mais même avec sa vue brouillée, elle fut étonnée de voir sa maison de l’extérieur. On lui avait offert une maison de poupée quand elle était petite, et elle avait cru que toutes les maisons possédaient le même genre de symétrie simple. Mais celle-ci avait une forme compliquée, avec toutes sortes d’angles et d’élévations, et elle était en brique marron – elle avait cru que toutes les briques étaient rouges. Quand elles furent à l’intérieur, Schrödinger descendit l’escalier pour les accueillir. Caitlin fut sidérée : elle connaissait pratiquement chaque centimètre carré de la fourrure de son chat, mais elle n’avait jamais imaginé qu’elle puisse être de trois couleurs différentes ! Elle le prit dans ses bras, et il la regarda. Ses yeux étaient stupéfiants.
— Je crois qu’on devrait téléphoner à Papa, dit-elle.
— J’ai déjà essayé – aussitôt après que tu as raccroché. Mais je n’ai pas pu le joindre. De toute façon, Masayuki a emprunté sa voiture. J’ai conduit moi-même ton père à l’Institut ce matin, et il faudrait que j’aille le rechercher.
Caitlin avait très envie de voir son père, mais le trajet en voiture avait été presque incompréhensible et lui avait donné le tournis… et le soleil était tellement lumineux ! Elle voulait maintenant pouvoir regarder des objets qu’elle avait déjà touchés afin de prendre ses repères, et elle ne voulait pas rester seule.
— Non, dit-elle, attendons encore un peu. (Elle regarda le salon autour d’elle tout en caressant Schrödinger.) Cette fenêtre n’est vraiment pas très brillante, fit-elle remarquer.
Sa mère dit d’une voix très douce :
— C’est un tableau, ma chérie.
— Ah…
Elle avait tellement de choses à apprendre…
— Alors, qu’est-ce que tu aimerais voir ?
— Tout.
— Bon, eh bien, si on commençait par ta chambre ?
— Ça me semble une excellente idée, dit Caitlin. Elle suivit sa mère jusqu’à l’escalier. Elle avait déjà eu l’occasion de monter ces marches des centaines de fois, mais elle se surprit à les compter comme si elle les découvrait.
— Wouah… fit Caitlin. (C’était absolument incroyable de percevoir d’une façon totalement différente une pièce qu’elle pensait connaître.) Dis-moi le nom des couleurs.
— Eh bien, les murs sont bleus – ce qu’on appelle du bleu pervenche. (Sa mère avait l’air embarrassée.) Les propriétaires précédents avaient un fils, c’était sa chambre, et on a pensé que…
Caitlin sourit.
— C’est très bien comme ça, dit-elle. De toute façon, je suis sûre que je vais détester le rose. Au fait, c’est comment, le rose ?
Elle vit sa mère tourner la tête à droite et à gauche, à la recherche d’un exemple, puis prendre un objet sur une… une étagère, très certainement, et le lui rapporter. Caitlin n’avait aucune idée de ce que c’était, et sa mère dut lire son incompréhension sur son visage, car elle lui dit :
— Tiens, je vais te donner un indice.
Elle fit quelque chose à l’objet, et… « Ah, les maths, qu’est-ce que c’est dur ! » Caitlin éclata de rire.
— Barbie !
— Elle porte un joli haut rose.
— Montre-moi d’autres couleurs.
— Ton blue-jean est bleu, bien sûr. Et ton T-shirt est jaune – et un peu trop décolleté, jeune fille.
Elles firent le tour de la chambre et Caitlin prit toutes sortes d’objets – un zèbre en peluche qui lui faisait mal aux yeux, le pot en verre rempli de pièces de monnaie, le petit trophée qu’elle avait gagné dans un concours de rédaction au Texas…
Et en entendant les noms des couleurs, elle finit par poser la question :
— Alors, les draps de mon lit sont blancs, c’est ça ?
— Oui, dit sa mère.
— Et la plaque de l’interrupteur aussi ?
— Oui.
— Et les stores aussi sont blancs ?
— Oui.
— Mais alors… (Elle tendit les mains et les examina.) Ce n’est pas du tout ma couleur de peau.
Sa mère éclata de rire.
— Ah, non, c’est vrai ! Tu vois, nous disons que nous sommes blancs, mais en réalité, nous sommes plutôt rose pâle avec une petite touche de jaune, tu ne trouves pas ?
Caitlin regarda de nouveau ses mains. L’idée de mélanger des couleurs était encore toute nouvelle pour elle, mais oui, sa mère avait raison : rose pâle avec un peu de jaune.
— Et les gens qui sont noirs ? Je n’en ai pas vu à l’école, et…
— En fait, ils ne sont pas vraiment noirs non plus, dit sa mère. Ils sont bruns.
— Ah oui, il y a des tas de gens bruns au lycée, comme Bashira.
— Oui, c’est vrai, elle a la peau foncée, mais nous ne dirions pas qu’elle est noire. Aux États-Unis, en tout cas, on n’utilise ce terme que pour les gens dont les ancêtres venaient d’Afrique ou des Caraïbes. Bashira, elle, est née au Pakistan, je crois ?
— Oui, dit Caitlin, à Lahore. J’imagine que je ne devrais même pas demander si les Indiens ont vraiment la peau rouge ?
Sa mère rit à nouveau.
— Non, il vaut mieux pas. Et ici, au Canada, on les appelle plutôt les « Premières Nations », ou les « aborigènes », je crois. (Sa mère fit quelques pas et lui dit :) Et là, bien sûr, c’est ton ordinateur.
Caitlin le regarda avec étonnement : à gauche, ce devait être le moniteur, et là, le clavier et son afficheur braille, et par terre, près du bureau, l’unité centrale, et… Et une idée lui vint soudain : elle avait vu le Web, bien sûr, mais maintenant, elle voulait le voir vraiment !
— Montre-moi, dit-elle.
— Que veux-tu dire ?
— Montre-moi à quoi ressemble le Web. Sa mère secoua légèrement la tête.
— Ah, c’est bien ma Caitlin, ça… (Elle tendit le bras et alluma l’écran.) Bon, voici ton navigateur, et là, c’est Google.
Caitlin s’installa dans son fauteuil et se pencha tout près de l’écran pour essayer de distinguer les détails.
— Où ça ? dit-elle.
Sa mère posa un doigt sur l’écran.
— Là, c’est le logo de Google.
— Oh ! Quelles jolies couleurs !
— Et c’est là que tu tapes les mots pour tes recherches. Voyons, qu’est-ce qu’on pourrait mettre… tiens, l’endroit où ton père travaille.
Caitlin s’écarta pour laisser sa mère se servir du clavier et y taper sans doute : « Perimeter Institute. »
Un écran apparut, blanc avec du texte bleu et noir, et – ah, sa mère déplaçait la souris. L’affichage se modifia.
— Bon, dit sa mère. Voici la page d’accueil du PI. Caitlin essaya vainement de déchiffrer le texte.
— Qu’est-ce que ça dit ? Sa mère eut l’air inquiète.
— C’est vraiment si brouillé que ça ? Caitlin se tourna vers elle.
— Maman… Je n’ai jamais vu de lettres de ma vie. Même si elles n’étaient pas brouillées, je serais incapable de les lire.
— Ah, bien sûr ! Comme tu es toujours plongée dans tes bouquins, j’avais complètement oublié. Bon, en haut, il est écrit : « Perimeter Institute, Physique théorique », avec tout un tas de liens, tu vois ? Celui-ci indique : « Science », et celui-là « Prospective », et « Quoi de neuf ? », et là, « Qui sommes-nous ? »
Caitlin était sidérée.
— Alors, c’est à ça que ressemble une page web ? Hmm… Montre-moi comment marche le navigateur.
Sa mère eut l’air perplexe – elle ne s’était sans doute jamais imaginée jouant le rôle de support technique.
— Bon, eh bien, là, c’est la barre d’adresses. Et là, les flèches « précédent » et « suivant »…
Elle fit la démonstration de la liste des favoris, et comment ouvrir des onglets, le bouton d’actualisation de la page et celui de retour à l’accueil – une petite maison qui ressemblait parfaitement à l’idée que Caitlin s’en faisait. Et elles se mirent à visiter différents sites.
— Tu vois, dit sa mère, ça, c’est un lien hypertexte. Il y a des sites où ils sont soulignés, pour bien les faire ressortir, et d’autres où ils sont simplement d’une autre couleur. Regarde ce qui se passe quand je clique dessus : voilà, une nouvelle page s’ouvre, mais si on revient à la page précédente (elle fit quelque chose avec la souris), le lien a changé de couleur, pour indiquer que tu l’as déjà visité.
Tout ça était tellement… tellement fouillis ! En fait, Caitlin regrettait la simplicité de son lecteur d’écran et de son afficheur braille. Elle craignait de ne jamais pouvoir s’y retrouver dans toute cette complexité.
— Maintenant, jetons un coup d’œil à une vidéo en streaming, dit sa mère en se penchant et en tapant sur quelques touches. O.K., voilà CNN. On va choisir un article…
Elle déplaça de nouveau le curseur, et…
— Et maintenant, du nouveau sur les révélations en provenance de la Chine, dit le commentateur.
Caitlin vit qu’il avait des cheveux gris et qu’il était « blanc » – rose pâle avec une touche de jaune…
— Le président chinois s’est exprimé à la télévision de Pékin aujourd’hui, poursuivit le journaliste.
L’image changea, et bien qu’elle fût brouillée et indistincte, Caitlin vit qu’elle montrait maintenant un autre homme aux cheveux noirs et au teint légèrement plus foncé. Il prononça quelques mots en chinois, puis le volume de sa voix baissa pour être couvert par celle d’un interprète. Caitlin avait déjà eu l’occasion d’entendre ce genre de choses au journal télévisé, mais elle fut surprise de voir que les lèvres du Président n’étaient plus synchronisées avec ce qu’il semblait dire. C’était évident, bien sûr – mais ça ne lui était jamais venu à l’idée.
— Un gouvernement doit savoir prendre des décisions difficiles, disait la voix de l’interprète. Et elles n’ont jamais été plus difficiles qu’en ces temps de crise. Nous avons été obligés de prendre des mesures rapides et décisives dans la province du Shanxi, et le problème a été ainsi maîtrisé.
Caitlin jeta un rapide coup d’œil à sa mère. Celle-ci secouait doucement la tête d’un air… de dégoût ?
De nouveau la voix du journaliste :
— Les dirigeants du monde entier n’ont pas tardé à condamner les actions du gouvernement chinois. Le Président était dans le Dakota du Nord aujourd’hui, et il a déclaré ceci…
Caitlin regardait l’écran en essayant de comprendre ce qu’elle voyait. Elle reconnut aussitôt la voix du président des États-Unis, bien sûr, mais son visage n’était pas du tout ce qu’elle avait imaginé.
— Le peuple américain est profondément révolté par la décision prise par Pékin…
Caitlin et sa mère écoutèrent en silence le reste du bulletin d’information, et pour la première fois, elle se rendit compte que tout ce qu’elle allait désormais voir ne serait pas forcément très joli…