28.

— Eh bien, il n’y a plus aucun doute, maintenant, n’est-ce pas ? dit Shoshana en se tournant vers le Dr Marcuse, puis en regardant de nouveau le tableau. C’est bien moi, encore une fois.

Ils s’étaient installés dans le salon du bungalow pour regarder en direct Chobo en train de peindre dans le pavillon. Il y avait quatre écrans alignés sur une paillasse, un par caméra, et Shoshana avait l’impression d’être dans la salle de sécurité de son immeuble. Marcuse hocha sa tête majestueuse.

— Et maintenant, si seulement il voulait bien peindre autre chose que vous… (Un silence.) Vous remarquerez qu’il refait le même profil, le profil gauche. S’il avait fait l’autre, mon idée sur la latéralisation aurait été complètement démolie.

— Ma foi, dit Shoshana, c’est mon meilleur profil… Ce qui réussit à le faire sourire.

— O.K., fit-il. À présent, vous allez pouvoir nous montrer vos talents d’éditrice vidéo.

Shoshana avait un hobby qu’elle ne cherchait pas vraiment à cacher : elle faisait des montages vidéo. Elle prenait des extraits d’émissions de télé qu’elle récupérait sur des sites BitTorrent, et elle les assemblait pour accompagner des chansons à la mode, produisant des petits films musicaux humoristiques ou émouvants qu’elle partageait avec d’autres amateurs passionnés sur le Web. Parmi ses émissions préférées, il y avait la série médicale Docteur House, dont les nombreux dialogues saignants s’intégraient bien aux chansons d’amour, et aussi la plus récente incarnation de Docteur Who. Marcuse l’avait surprise en train d’y travailler à l’heure du déjeuner, sur le superbe Mac que l’Institut avait reçu.

— Quand Chobo aura terminé, poursuivit Marcuse, récupérez les quatre enregistrements et montez-les pour donner une version de la façon dont les choses se sont passées. Dans le plus pur style hollywoodien, d’accord ? Un plan sur Chobo, un plan sur la toile par-dessus son épaule, gros plan sur la toile, retour sur Chobo, ce genre de chose. Je vais préparer un commentaire en voix off.

— Entendu, dit Shoshana qui avait hâte de pouvoir s’y mettre. (Timbaland, tu n’as plus qu’à bien te tenir !)

— Parfait, fit Marcuse en se frottant les mains, parfait. Une fois cette vidéo sur YouTube, notre Chobo n’aura plus rien à craindre des ciseaux géorgiens…


— Ce qui nous serait vraiment utile, dit Kuroda dans leur bureau du sous-sol, ce serait un expert en systèmes autorégulés.

— Oui, fit Caitlin l’air pince-sans-rire, toutes les bonnes maisons devraient avoir ça sous la main… Bon, mon père est physicien, et il doit bien savoir où en trouver un. (En fait, elle avait remarqué que son père savait quelque chose sur à peu près tout – du moins, dans les domaines théoriques.) Je vais aller le chercher.

Elle remonta à l’étage. Comme il faisait vraiment très frais dans le sous-sol, elle fit d’abord un crochet par sa chambre pour y prendre son sweat-shirt du PI, que sa mère avait pensé à faire sécher après l’orage de la veille.

Elle trouva son père dans son bureau, une petite pièce au fond de la maison. Il était assez facile de savoir quand il y était : il avait un lecteur de CD à trois chargeurs, qui semblait contenir en permanence les mêmes disques : Supertramp, Queen, et les Eagles. Il jouait Hôtel California quand elle entra. Son père pianotait sur son vieux clavier IBM, lourd et bruyant. Caitlin frappa doucement sur le chambranle, au cas où il serait trop absorbé pour avoir remarqué sa présence, et lui dit :

— Est-ce que tu pourrais venir nous aider, le Dr Kuroda et moi ?

Elle l’entendit repousser son fauteuil, ce qu’elle interpréta comme un « Oui ».

De retour au sous-sol, Caitlin laissa son fauteuil à son père et alla s’adosser au bureau. Par la petite fenêtre, elle entendait des gamins du quartier jouer au hockey dans la rue. Anna Bloom était encore connectée via la webcam depuis le Technion en Israël.

— Même s’il y a bien des paquets perdus qui subsistent dans l’infrastructure du Web, dit son père après que Kuroda l’eut briefé, pourquoi Caitlin les verrait-elle ? Comment pourraient-ils être présents dans le flot de données qu’elle reçoit de Jagster ?

Kuroda s’agita bruyamment dans son fauteuil.

— C’est une bonne question. Je n’avais pas…

— C’est à cause de la méthode spéciale qu’utilise Jagster pour collecter ses informations, intervint Anna.

— Pardon ? fit Kuroda, et « Quoi ? » dit Caitlin.

La voix d’Anna semblait très faible dans les haut-parleurs de l’ordinateur.

— Eh bien, souvenez-vous que Jagster a été créé pour servir d’alternative à l’approche de Google. PageRank, la méthode standard de Google, compte le nombre de pages reliées à une page donnée, mais ce n’est pas forcément la meilleure façon de mesurer combien de fois on accède à cette page. Si vous cherchez des informations sur une grande star du rock, comme Lee Amodeo, par exemple…

— Ouais, elle est géante ! s’exclama Caitlin.

— C’est aussi ce que me dit ma petite-fille, acquiesça Anna. Bon, si vous vous intéressez à Lee Amodeo, comment faites-vous pour trouver son site web ? Vous pouvez aller dans Google et taper « Lee Amodeo », et Google vous donnera comme premier résultat la page qui a le plus de liens avec d’autres pages. Mais la meilleure page concernant Lee Amodeo n’est pas nécessairement celle à laquelle les gens se relient le plus. La meilleure page, c’est celle sur laquelle les gens vont le plus… Si les gens vont directement sur son site en devinant que son URL est leeamodeo.com…

— Ce qui est bien le cas, dit Caitlin.

— … alors, c’est sans doute le site le plus populaire sur Lee Amodeo, bien qu’il n’ait pas forcément de liens avec d’autres, et Google est incapable de le savoir. Et en fait, si vous mettez un document en ligne sur l’Internet sans le relier à une page web, en donnant simplement le lien par e-mail à d’autres gens, Google – comme d’autres moteurs de recherche – ne saura pas qu’il existe, quand bien même des milliers de gens peuvent y accéder directement grâce au lien que vous leur avez fourni.

— O.K., dit le père de Caitlin. Anna ne se doutait sans doute pas de l’honneur qui venait de lui être fait par un tel acquiescement… Elle poursuivit :

— Ainsi donc, en plus de l’indexation traditionnelle par des robots-araignées, Jagster surveille également le trafic web transitant par les branches et les flux de données au travers des routeurs, ce qui pourrait inclure les paquets perdus.

— Est-ce que ça ne se rapproche pas un peu des écoutes téléphoniques ? demanda Caitlin.

— Ma foi, si, exactement, dit Anna. Mais en l’occurrence, Jagster le fait pour la bonne cause. Il se trouve qu’en 2005, un certain Mark Klein a alerté l’opinion sur le fait que AT&T disposait d’un équipement spécial à son siège de San Francisco – et de fait, dans plusieurs autres de ses locaux – qui permet à la NSA de surveiller le trafic Internet.

Caitlin savait que la NSA était l’agence de sécurité nationale américaine. Elle hocha la tête.

— C’est un problème technique assez épineux, poursuivit Anna. On peut voir ce qui passe sur des fils de cuivre sans interférer avec le signal, grâce aux champs magnétiques qu’il génère. Mais il y a de plus en plus de fibres optiques sur le Web, et là, on ne peut rien capter de l’extérieur. Pour se brancher sur le trafic, il faut installer un appareil qui en détourne une partie, ce qui réduit la puissance du signal. Et c’est apparemment ce qui se pratiquait – entre autres techniques – chez AT&T. On appelle ça de la surveillance à l’aspirateur : on aspire tout simplement ce qui passe dans le tuyau.

— Et c’est là que Jagster va récupérer ses infos ? demanda Caitlin. Chez AT&T ?

— Non, non, fit Anna. Il y a une plainte collective en cours, lancée par la Electronic Frontier Foundation : Hepting versus AT&T. (Elle s’interrompit un instant, sans doute pour essayer de se souvenir des détails, à moins qu’elle ne fût en train de chercher sur Google.) AT&T est une entreprise commerciale, mais une grande partie du trafic Internet passe par des universités – il en a toujours été ainsi, dès les débuts d’Internet. Et quelques-unes de ces universités ont décidé de procéder à leur tour à ce type d’exploration, histoire de montrer le genre de données qu’on peut récupérer de cette façon et pouvoir se présenter comme amicus curiae dans l’affaire Hepting. Elles voulaient prouver qu’avec cette méthode, le gouvernement pouvait accéder à toutes sortes d’informations de nature confidentielle – qui nécessiteraient normalement un mandat délivré par un juge. Le consortium d’universités a ajouté des routines de brouillage, pour que certaines chaînes de données telles que des adresses e-mail, numéros de cartes de crédit et ce genre d’infos, ne puissent pas être exploitées quand les résultats sont rendus publics. Mais à part ça, elles ont fait essentiellement la même chose que ce que fait AT&T selon les instructions du gouvernement, pour prouver à quel point cette forme de surveillance peut empiéter sur la vie privée, ce que démentent les responsables officiels.

— C’est cool, dit Caitlin.

— Jagster a décidé de puiser également dans ce flot de données, poursuivit Anna, parce qu’il permet de classer les pages en fonction du nombre d’accès réels et non pas simplement des liens qui s’y rattachent. Et comme ton œilPod est alimenté par le flot brut de Jagster qui contient absolument tout, tu vois aussi les paquets orphelins.

— Et elle voit ces paquets sous la forme d’automates cellulaires, dit son père.

— Ma foi, Malcolm, dit Kuroda, l’idée qu’il puisse s’agir de paquets orphelins n’est pour l’instant qu’une hypothèse de travail. Et comme il faut rendre à César ce qui est à César, c’est une idée originale de votre fille. Ce pourrait être quelque chose de complètement différent – un virus, par exemple. Mais c’est un fait qu’elle voit des automates cellulaires, avec des vaisseaux qui se déplacent à travers la grille.

— Nous devrions peut-être envoyer un e-mail à Wolfram, dit Anna. Pour avoir son avis.

Caitlin se redressa.

— Wolfram ? dit-elle. Stephen Wolfram ?

— Oui, fit Anna.

— Le type qui a développé le logiciel Mathematica ?

— C’est bien lui.

— Mais… mais c’est pratiquement un dieu, dit Caitlin. Bien sûr, la plupart de ce qu’il y a dans Mathematica me dépasse complètement – pour l’instant, en tout cas –, mais j’adore jouer avec, et l’interface utilisateur est génial pour les non-voyants. Les gens en parlent tout le temps sur le forum de Blindmath. (Elle réfléchit un instant.) Et Wolfram s’y connaît en automates cellulaires ?

— S’il s’y connaît ? dit Anna. Ah, mon Dieu, il a écrit un énorme pavé de douze cents pages sous le titre de A New Kind of Science, qui ne parle que de ça…

— Il faut absolument lui demander ce qu’il en pense ! dit Caitlin.

Dehors, un des joueurs de hockey cria : « Une voiture ! » pour prévenir ses camarades de dégager la chaussée.

— N’allons pas trop vite, dit Kuroda. Je propose que, pour l’instant, cette affaire reste entre nous.

— Pourquoi ?

— Nous ne voulons pas que quelqu’un vienne nous couper l’herbe sous le pied. Et puis…

— Oui ? fit Caitlin.

Mais Kuroda resta silencieux. Caitlin finit par insister :

— Oui, et puis ?

Au bout d’un moment, ce fut Anna qui répondit à la place du médecin.

— Je suis certaine que l’université de Tokyo souhaitera breveter toute technologie ou application basée sur ce que l’équipement de Masayuki aura rendu possible. Si effectivement des automates cellulaires sont spontanément générés dans l’arrière-plan du Web, il y aura des applications commerciales – en cryptographie, en informatique distribuée, en génération de nombres au hasard, etc. Il est possible que ces automates soient brevetables. En tout cas, c’est une certitude pour ce qui est du moyen d’y accéder.

— C’est à cela que vous pensez, docteur Kuroda ? demanda Caitlin.

— Je dois avouer que de telles idées m’ont traversé l’esprit. Mon université est propriétaire de la recherche, et j’ai l’obligation de l’aider à en tirer des profits financiers quand c’est possible.

— Mais c’est ma vue à moi ! protesta Caitlin. Ma webvision ! Ils ne peuvent pas breveter ça ! En fait, on devrait la mettre en code source libre, ou déposer un brevet chez Creative Commons.

Il y eut un long silence embarrassé, et Kuroda finit par dire :

— Eh bien, ma foi…

Caitlin croisa les bras d’un air décidé. Ah, oui, vraiment, ma foi !

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