Caitlin éprouvait une certaine pitié pour le Beauf. Trevor avait finalement trouvé le courage de l’inviter au bal – ou bien ça n’avait pas marché avec les autres filles qu’il avait eues dans le collimateur, mais elle préférait penser que la première hypothèse était la bonne. L’invitation était arrivée sous forme d’un e-mail, avec comme sujet : « Hé, l’Américaine, tu es libre vendredi soir ? », et elle avait accepté en répondant de la même façon.
Mais maintenant, il fallait qu’il vienne la chercher chez elle. Bien sûr, comme il n’avait que quinze ans, il n’avait pas de voiture. C’est à pied qu’il allait l’accompagner jusqu’au lycée Howard Miller, à cinq cents mètres de la maison.
Le père de Caitlin devait retourner à son bureau dans la soirée. Le Perimeter Institute organisait fréquemment des conférences publiques, auxquelles Caitlin se rendait souvent avec lui, et il tenait à rencontrer le conférencier de ce soir. Mais il viendrait d’abord dîner à la maison, et Trevor allait donc devoir subir la rencontre rituelle avec les parents… La mère de Caitlin était toujours très aimable et chaleureuse, mais son père… ma foi, elle aurait bien aimé pouvoir voir la tête du Beauf !
On sonna à la porte. Caitlin venait de passer une heure à se préparer pour le bal. Elle ne savait pas vraiment quoi se mettre, et il était inutile de demander à Bashira : jamais ses parents ne l’autoriseraient à aller danser. Elle s’était décidée pour une jolie paire de jeans bleus et un chemisier de soie dont sa mère lui avait dit qu’il était rouge foncé. Elle descendit l’escalier, un peu inquiète de ce qu’allait être la réaction de Trevor.
Caitlin sentait qu’il risquait de pleuvoir ce soir, mais elle ne voulait pas tenir un parapluie en plus de sa canne : il fallait qu’elle garde une main libre au cas où Trevor voudrait la lui tenir. Mais comme le temps était censé devoir fraîchir, et qu’elle n’avait rien qui fût à la fois chaud et sexy, elle s’était noué un sweat-shirt autour de la taille. Son père lui en avait rapporté un vraiment chouette le mois dernier, avec le logo du Perimeter Institute sur la poitrine.
La mère de Caitlin fut la première à la porte.
— Bonsoir, dit-elle. Vous devez être Trevor.
— Bonsoir, madame Decter. Docteur Decter.
Au début, Caitlin crut que Trevor s’était repris, mais elle comprit que son père était là, lui aussi. Elle essaya de réprimer un sourire sarcastique. Son père était grand et imposant, et le fait qu’il ne dise rien devait déstabiliser ce pauvre Trevor. Et si celui-ci tendait la main, il était probable que son père l’ignorerait, ce qui serait encore plus embarrassant.
— Salut, Trevor, dit Caitlin.
— Salut…
Il s’interrompit aussitôt, avant de l’appeler « l’Américaine ». Elle fut un peu déçue, parce qu’elle aimait bien qu’il lui ait trouvé un surnom.
— Bon, dit la mère de Caitlin en se tournant vers elle, tu n’oublies pas, hein ? Pas plus tard que minuit, d’accord ?
— Ouais, O.K., fit Caitlin.
Trevor et elle sortirent et marchèrent côte à côte en parlant de…
Et c’était ça qui attristait Caitlin. Il n’y avait pas grand-chose dont ils puissent parler ensemble. Bien sûr, Trevor aimait le hockey, mais il ne connaissait pas les stats et était incapable de dire quoi que ce soit d’intéressant sur les tendances.
Mais c’était quand même bien agréable de pouvoir se promener. Quand elle était encore à Austin, elle marchait beaucoup malgré la chaleur et l’humidité, et elle connaissait son quartier par cœur : chaque fissure du trottoir, chaque arbre qui donnait de l’ombre, combien de secondes avant que les feux de circulation changent. Et même si elle commençait à se familiariser avec la topographie de ces nouveaux trottoirs, en repérant les dalles du bout de sa canne, elle craignait d’être à nouveau perdue quand ils seraient recouverts de neige.
Arrivés au lycée, ils se dirigèrent vers le gymnase où le bal avait déjà commencé. Caitlin avait du mal à distinguer ce que disaient les gens : les sons se réfléchissaient sur le sol et les murs, et la musique était beaucoup trop forte pour les haut-parleurs. Elle était toujours étonnée que les gens acceptent de telles distorsions rien que pour avoir du volume – mais au moins, on passait un peu de Lee Amodeo au milieu des autres groupes canadiens dont elle n’avait jamais entendu parler.
Elle aurait bien aimé que Bashira soit là, pour avoir quelqu’un avec qui parler. Le Beauf l’avait laissée seule un instant, en disant qu’il avait besoin d’aller aux toilettes – mais en fait, il s’était manifestement éclipsé pour fumer une cigarette. Caitlin se demandait si les voyants avaient vraiment un odorat déficient. Comment pouvaient-ils ne pas se rendre compte à quel point ils puaient après ça ?
Elle avait eu l’occasion d’aller dans des bals, à son ancienne école, mais ils étaient différents. D’abord, on n’y dansait que le slow – ce qui était assez agréable, en fait, surtout si on était avec le garçon qu’il fallait… Mais ici, les élèves dansaient en sautant sur place, sans aucun contact physique avec leur partenaire. C’était presque comme si Trevor n’était pas là.
Mais il y avait quand même quelques slows, et justement, là…
— Allez, viens, dit Trevor en lui prenant la main (elle avait laissé sa canne à l’entrée).
Caitlin sentit un petit frisson d’excitation. Elle fut étonnée de la distance qu’ils durent parcourir avant qu’il la prenne enfin dans ses bras. Il lui avait peut-être fallu un moment pour trouver un espace libre sur la piste de danse.
Ils commencèrent à se balancer au rythme de la musique. Elle aimait beaucoup sentir le corps de Trevor contre le sien, et… Il lui avait posé une main sur les fesses. Elle la prit et la remonta au creux de ses reins.
La musique continua, mais la main de Trevor redescendit, et cette fois-ci, Caitlin sentit ses doigts qui tentaient de se glisser par le haut de son pantalon.
— Arrête ! lui dit-elle en espérant qu’il n’y avait personne à côté d’eux pour l’entendre.
— Hé, fit-il, laisse-toi un peu aller…
Et il enfonça la main d’une façon encore plus agressive. Elle essaya de reculer, mais elle se rendit soudain compte qu’il l’avait amenée très près d’un mur. Ils se trouvaient encore dans le gymnase – les bruits l’indiquaient clairement –, mais ils devaient être dans une partie sombre ou dans un recoin éloigné. Trevor s’avança, et Caitlin se sentit acculée. Elle ne voulait pas faire de scandale, mais…
Les lèvres de Trevor sur les siennes, cette haleine horrible…
Elle le repoussa.
— Je t’ai dit d’arrêter ! lança-t-elle sèchement.
Elle imagina des têtes qui devaient se tourner vers eux.
— Hé là, dit Trevor comme s’il s’agissait d’une blague. (Il semblait à présent jouer la comédie devant un public.) Tu as de la chance que je t’aie invitée.
— Pourquoi ? répliqua-t-elle aussitôt. Parce que je suis aveugle, c’est ça ?
— Ah, ma mignonne, tu ne peux pas me voir, mais je suis…
— Tu te trompes, dit-elle en s’efforçant de ne pas fondre en larmes. Je te vois parfaitement bien, et tu es même transparent.
La musique s’arrêta et elle courut à travers la piste de danse en bousculant les gens au passage, cherchant désespérément la sortie.
— Caitlin. (Une voix féminine… peut-être Pâquerette ?) Ça va ?
— Ça va très bien, répondit-elle. Dis-moi, elle est où, cette putain de sortie ?
— Hem, sur ta gauche, à trois ou quatre mètres. C’était effectivement Pâquerette, reconnaissable à son accent de Boston.
Caitlin savait précisément où sa canne aurait dû se trouver, contre le mur près de la porte, là où d’autres avaient posé leurs parapluies. Mais un imbécile l’avait mise ailleurs, sans doute pour faire de la place.
De nouveau la voix de Pâquerette.
— La voilà, dit-elle (et Caitlin sentit qu’elle lui tendait sa canne.) Tu es sûre que ça va ?
Caitlin fit quelque chose qu’elle faisait rarement. Elle hocha la tête, un geste qui n’était jamais spontané chez elle. Mais elle se sentait incapable de prononcer un mot. Elle s’engagea précipitamment dans le couloir, qui semblait désert. Le bruit de ses pas résonnait sur le plancher. Le vacarme du bal s’atténua tandis qu’elle s’éloignait en balayant le sol devant elle du bout de sa canne. Elle savait qu’il y avait une cage d’escalier au bout, et…
Là. Elle ouvrit la porte et repéra la première marche. Elle s’assit et se prit le visage dans les mains.
Pourquoi les garçons étaient-ils si bêtes ? Zack Starnes, qui s’amusait à la taquiner à Austin, et maintenant le Beauf… Pas un pour racheter l’autre !
Elle avait besoin de se détendre, de se calmer. Elle avait bêtement laissé son iPod à la maison, mais elle avait toujours son œilPod sur elle. Elle chercha le bouton à tâtons, et elle entendit le bip indiquant que l’appareil était en mode duplex, et…
Ahhh !
Le Web apparut tout autour d’elle, et…
Et elle sentit le calme revenir. Oui, c’était toujours excitant de voir le Web, mais assez bizarrement, c’était aussi très apaisant. Ce devait être comme quand on fume ou qu’on boit, songea-t-elle. Elle n’avait jamais essayé de fumer, car l’odeur l’incommodait trop. Mais il lui était arrivé de boire de la bière avec des amis – et même de la bière canadienne, maintenant, qui était plus forte que les bières américaines –, mais elle n’aimait pas trop le goût. D’un autre côté, sa mère aimait bien boire un verre de vin le soir, et après tout, se brancher sur le Web, voir les lumières, les couleurs et les formes apaisantes, cela pourrait devenir son propre rituel du soir, une visite dans un endroit agréable – un endroit très spécial pour elle toute seule.
L’Institut de paléontologie des vertébrés et de paléoanthropologie était situé au 142 Xiwai Dajie, dans la partie ouest de Pékin. Wong Waijeng trouvait assez agréable d’y travailler, et l’ironie de la chose ne lui échappait pas : cela faisait de lui un fonctionnaire, et Sinanthrope le dissident était donc un employé du Parti communiste… Mais un autre aspect amusant ne lui échappait pas non plus : celui du gouvernement finançant cette institution destinée à préserver de vieux fossiles…
Aujourd’hui, pour sa pause-café, Waijeng décida d’aller se promener dans la galerie du deuxième étage, où les quatre balcons reliés entre eux permettaient d’admirer la collection au-dessous. Il s’arrêta devant le grand aquarium posé sur un piédestal de granit et qui abritait un cœlacanthe conservé dans le formol. Encore un joli paradoxe, car ce poisson géant aux nageoires charnues était qualifié de « fossile vivant » – ce qu’il avait effectivement été jusqu’à ce que des pêcheurs le retirent de leurs filets au large des Comores, quelques dizaines d’années plus tôt. Il semblait encore en bon état. Waijeng se demanda si le Grand Timonier se portait aussi bien dans son mausolée…
Il se retourna et alla s’accouder à la balustrade. Dix mètres en contrebas, il pouvait voir les dinosaures dans des poses impressionnantes au milieu des plaques d’herbe artificielle. Il n’y avait pas de groupes d’écoliers, aujourd’hui, mais deux vieillards étaient assis sur un banc de bois. Waijeng les voyait souvent là. Ils habitaient dans le quartier et venaient ici presque tous les après-midi pour échapper à la chaleur. Ils se contentaient de rester là, presque aussi immobiles que des squelettes.
Directement au-dessous de lui, un allosaure triomphait d’un stégosaure. Celui-ci était tombé sur le côté et les énormes mâchoires du Carnivore étaient plantées dans son cou. Les attitudes étaient spectaculaires, mais l’épaisse couche de poussière qui recouvrait la partie supérieure des os gâchait l’impression de mouvement.
Waijeng jeta un coup d’œil à droite. Le long cou du Mamenchisaurus s’élevait tel un immense serpent depuis le niveau au-dessous, et…
Et voilà le Dr Feng qui arrivait par l’escalier métallique en compagnie de deux hommes. Ils venaient sans doute des laboratoires de l’étage supérieur. Les deux hommes n’avaient pas l’air de scientifiques : ils étaient trop musclés, trop imposants pour ça – mais l’un des deux lui rappelait quelqu’un. Feng pointa le doigt dans sa direction et il fit quelque chose qu’il ne faisait jamais… Il cria :
— Ah, vous voilà, Waijeng ! Ces messieurs aimeraient vous parler !
Et c’est alors que Waijeng reconnut le plus petit des deux : c’était le policier du wang ba. En fait, le vieux paléontologue venait de l’avertir. Il se tourna vers la gauche et se mit à courir, manquant de renverser une dame qui se tenait devant l’aquarium du cœlacanthe.
Le bâtiment ne possédait qu’une sortie – les règles modernes de sécurité étaient encore toutes récentes à Pékin, et ce musée avait été construit avant qu’elles n’entrent en vigueur. Si les deux policiers s’étaient séparés, l’un prenant à gauche et l’autre contournant la grande ouverture donnant sur les dinosaures au-dessous, ils l’auraient certainement attrapé. En fait, il aurait suffit que l’un d’eux reste devant l’escalier, et Waijeng aurait été pris au piège. Mais les policiers, tout comme les suppôts du Parti, sont des créatures conditionnées. Au bruit de leurs pas dont l’écho se répercutait contre les vitrines, Waijeng sut qu’ils s’étaient tous deux lancés à sa poursuite de ce côté-ci de la galerie. Il allait devoir aller jusqu’au fond, tourner à droite, traverser rapidement la petite zone d’exposition, encore une fois à droite, tout le long jusqu’au bout et franchir un dernier coude avant d’atteindre l’escalier et d’avoir une petite chance de s’échapper du bâtiment.
Au niveau inférieur, l’ornithopode Tsintaosaurus se dressait sur ses pattes postérieures. Son crâne dépassait par la grande ouverture, et son énorme crête verticale, tel un sabre de samouraï, projetait son ombre sur le mur devant lui.
— Arrêtez ! hurla l’un des policiers. Une femme – peut-être celle qui était tout à l’heure près du cœlacanthe – poussa un cri, et Waijeng se demanda si le policier avait sorti une arme.
Il était presque au bout de la galerie quand il remarqua un changement dans le bruit de galopade. Lorsqu’il fut arrivé au coin et qu’il put jeter un coup d’œil derrière lui, il vit que le policier du wang ba avait rebroussé chemin, et qu’il courait maintenant de l’autre côté. Il était beaucoup plus près de l’escalier que Waijeng.
Celui qui continuait de le poursuivre brandissait effectivement un pistolet. Waijeng sentit une brusque montée d’adrénaline. Alors qu’il franchissait le coude, il jeta son téléphone portable dans une petite poubelle, en espérant que les policiers étaient trop loin pour remarquer son geste. La liste des favoris figurant dans son navigateur suffirait à le faire envoyer en prison – quoique, à la réflexion, les preuves matérielles importaient peu… S’il était arrêté, l’issue de son procès était réglée d’avance.
Le policier du café Internet était arrivé au coin de la galerie devant l’escalier. Le vieux Dr Feng observait la scène, mais il ne pouvait rien faire. En passant devant la vitrine d’ossements de ptérosaure, Waijeng sentit son cœur battre à tout rompre.
— Arrêtez ! cria de nouveau le policier derrière lui, et « Ne bougez pas ! » ordonna l’autre.
Waijeng continua de courir. Il approchait maintenant de l’autre côté de la galerie. Il y avait à sa gauche un long panneau mural, une représentation en couleurs vives de Pékin à l’ère du crétacé, et sur sa droite la grande ouverture donnant sur les expositions du niveau inférieur. Il se trouvait exactement à l’aplomb du diorama montrant le combat de l’allosaure et du stégosaure. Il était assez haut au-dessus du sol, mais c’était sa seule chance. La balustrade était constituée de cinq rangées de tubes métalliques, avec un écart d’une vingtaine de centimètres entre les barres. Il ne devrait avoir aucun mal à l’escalader, et…
— Non, ne faites pas ça ! crièrent simultanément le policier du wang ba et le Dr Feng, un ordre du premier, et manifestement un cri d’effroi pour le second.
Waijeng prit sa respiration avant de sauter. Les deux vieillards au-dessous le regardèrent tomber, une expression d’horreur sur leurs visages ridés, et…
Ta ma de !
… il tomba sur le gazon artificiel, évitant de peu les pointes géantes de la queue du stégosaure, mais l’herbe amortit à peine sa chute et il ressentit une violente douleur à la jambe gauche.
Sinanthrope resta étendu à plat ventre, du sang plein la bouche, près des squelettes enlacés dans leur combat mortel, tandis que des bruits de pas résonnaient dans l’escalier.