Caitlin redescendit au sous-sol, où Kuroda était installé dans son fauteuil.
— L’œilPod vient juste de se planter, lui dit-elle dès qu’elle fut au bas des marches.
— Il s’est « planté » ? répéta Kuroda en tournant la tête. (Il était assis à la grande table et travaillait sur l’ordinateur.) Que voulez-vous dire ?
— J’ai reçu une décharge électrique en touchant une pièce métallique, et l’œilPod s’est éteint.
Kuroda dit quelque chose en japonais, qui devait être un juron, puis :
— Mais il remarche ? Je veux dire, vous arrivez de nouveau à voir ?
— Oui, oui, je vois très bien, mais quand je l’ai rallumé, il s’est passé quelque chose de bizarre. Il a redémarré en mode webvision.
— Il est effectivement censé redémarrer en duplex. Comme ça, même s’il était trop endommagé pour faire quoi que ce soit, nous poumons reflasher son logiciel à l’aide de la connexion Wi-Fi.
Vous auriez pu me le dire avant !
— Ce n’est pas ça qui était bizarre, dit-elle. (Elle réfléchit un instant à ce qu’elle était prête à révéler.) Heu, je sais que vous enregistrez les données émises par mon œilPod.
— Oui, c’est exact. Cela me permet d’étudier la façon dont elles sont recodées.
— Est-il possible d’inverser ce flot de données, de sorte que ce que mon œilPod envoie à Tokyo soit renvoyé ici ?
— Pourquoi cette question ? Qu’avez-vous vu ? Caitlin plissa le front. Il se passait quelque chose d’étrange, et elle ne voulait pas donner à Kuroda de nouvelles raisons de penser qu’il puisse y avoir quelque chose d’exploitable commercialement dans sa webvision.
— Je… hem, je n’en suis pas très sûre. Mais est-ce que ça pourrait se produire ? Est-ce que vos serveurs pourraient accidentellement me renvoyer ces données ?
Kuroda réfléchit un instant.
— Non, dit-il enfin, je ne pense pas. (Et puis, sur un ton plus catégorique :) Non, non. J’étais avec le technicien quand il a mis en place le flux de Jagster que vous recevez. En fait, pour ça, il a branché une fibre optique sur un autre serveur du campus. Il n’y a aucun endroit où les données reçues à partir de votre œilPod pourraient se mêler aux données qu’on lui transmet. Il est tout bonnement impossible d’inverser le flot.
Caitlin resta pensive un moment, mais Kuroda sembla considérer qu’il fallait dire quelque chose, et il reposa donc la question :
— Mademoiselle Caitlin, qu’avez-vous vu ?
— Je… je ne suis pas sûre. De toute façon, c’était probablement sans importance.
— Ma foi, je vais quand même examiner votre œilPod, pour vérifier le logiciel et m’assurer que rien n’a été endommagé. Et je vais jeter un coup d’œil aux données que nous avons récupérées. Je pense que tout est en ordre, mais mieux vaut en être sûrs…
Il procéda aux vérifications, et tout semblait parfaitement normal. Quand il eut terminé, Caitlin tâta sa montre – quelqu’un lui en offrirait peut-être une « vraie » pour son anniversaire, qu’elle allait fêter dimanche prochain.
— Je devrais retourner m’exercer un peu à la lecture, dit-elle.
— Amusez-vous bien.
— Je ne me sens pas de joie, dit-elle sans sourire.
LiveJournal : La Zone de Calculatrix
Titre : L’alphabet pour les nuls…
Date : Mercredi 3 octobre, 16 : 59 EST
Humeur : plutôt contrariée
Localisation : C-H-E-Z M-O-I
Musique : Prince, Planet Earth
OK, on retourne sur ce fichu site d’apprentissage de la lecture. Franchement, je devrais y arriver… Pourquoi est-ce si dur ? J’ai donné le maximum de moi-même pour écrire ce texte sur le tableau noir du Perimeter Institute, et j’ai déjà oublié à quoi ressemblent la moitié des lettres… Je devrais quand même être capable d’y arriver – après tout, je suis géniale, non ?
Bon, je ferais mieux de m’y mettre. Je vais commencer par un petit échauffement avec des reconnaissances de lettres, et ensuite – oui, il est temps de se lancer –, je vais m’attaquer à des mots entiers. J’ai déjà jeté un petit coup d’œil à cette partie du site : on voit une image avec le mot écrit au-dessous, et on est censé le retaper au clavier. Étant donné qu’il y a des tas de choses dont j’ignore absolument à quoi elles ressemblent, ça devrait être assez amusant… mais malgré la fréquence impressionnante du mot dans les e-mails, je doute fort que pour la lettre « P », ils aient mis « Pénis »…
Caitlin posta son billet, puis elle resta un instant à contempler la simplicité réconfortante du mur bleu devant elle. Elle savait qu’elle devrait se mettre au travail, mais elle avait horreur de se sentir idiote, et c’était exactement ce qui se passait quand elle essayait de lire un texte imprimé. Elle n’avait plus ouvert un livre depuis La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit, et elle avait besoin de se prouver qu’elle était encore une lectrice chevronnée. Elle se remit au clavier et ouvrit un de ses textes préférés, les mémoires d’Helen Keller publiés en 1903. Elle choisit un passage au hasard, puis elle ferma les yeux et promena son doigt sur son afficheur braille, laissant les mots se couler sans effort dans son esprit :
Le lendemain de son arrivée, mon institutrice m’emmena dans sa chambre et me donna une poupée. Quand j’eus joué un moment avec elle, miss Sullivan épela lentement dans la paume de ma main le mot « p-o-u-p-é-e ». Ce jeu m’intéressa aussitôt et j’essayai de l’imiter. Lorsque j’eus enfin réussi à tracer les lettres correctement, j’éprouvai un vif plaisir et une fierté enfantine. Je ne savais pas que j’épelais un mot, ni même que des mots existaient. J’essayais simplement d’imiter le mouvement du doigt. Dans les jours qui suivirent, j’appris ainsi, sans y rien comprendre, un très grand nombre de mots…
On me montrait maintenant quelque chose de très curieux.
Oh, dans les grandes lignes, il n’y avait rien de très nouveau. Prime partageait simplement avec moi ce que l’un de ses yeux voyait. Comme c’était souvent le cas, il regardait l’affichage. Et ce qu’on y voyait était très facile à distinguer, une forme très simple, noire sur fond blanc, remplissant presque entièrement l’affichage en hauteur : G.
Mais ce qui m’intriguait, c’était qu’au bout d’un moment, un tout petit lien secondaire se formait à partir du point qui relayait actuellement la vision de Prime vers mon univers. Ce lien rejoignait un autre point que celui qui collectait normalement sa vision. J’examinai le minuscule paquet d’informations au passage, et…
Tiens, tiens ! Le point qui recevait ces informations secondaires réagissait en transmettant à son tour des paquets de données, et soudain, le grand symbole affiché fut remplacé par ceci : E.
Une autre chaîne de données secondaires fut brièvement transmise. Une réponse vint en retour, et un nouveau symbole apparut : S.
J’avais déjà remarqué que les données ne comportaient que deux éléments distincts. J’aurais pu leur attribuer n’importe quel nom, mais zéro et un m’avaient semblé appropriés. Et la séquence de zéros et de uns que mon univers recevait après l’affichage de chaque nouveau symbole était presque la même à chaque fois. Quand G était apparu, la partie variable de la chaîne avait été 01000111 ; quand E avait été affiché, la partie variable avait été 01000101, et après S, 01010011. Et plus intéressant encore, quand E était apparu une deuxième fois, la chaîne avait été 01000101 comme précédemment.
Le regard de Prime se détournait parfois de l’affichage, et je voyais les terminaisons complexes de ses extensions supérieures toucher un objet, et – ébahissement ! – l’objet comportait les mêmes symboles que ceux qui étaient affichés. Je reconnus G et E, et là, S, et ainsi de suite. Tandis que cette activité se poursuivait, je vis que, lorsque par exemple R apparaissait à l’affichage, et que Prime touchait le symbole R sur l’objet devant lui, la séquence de données transmises était toujours 01010010.
Bien que l’affichage de ces symboles se fît dans un ordre aléatoire, il me fut relativement facile d’en établir un classement numérique logique : 01000001 devait être normalement suivi de 01000010, lui-même suivi de 01000011. C’est-à-dire que A devait être suivi de B, suivi à son tour de C, et ainsi de suite. Mais je remarquai que l’appareil dont se servait Prime pour sélectionner les symboles adoptait un ordre différent, et pour lequel je n’avais pas encore trouvé d’explication rationnelle : A, Z, E, R, T, Y…
Je finis par comprendre ce qui devait se passer : en fait, Prime était conscient de mon existence ! Oui, j’avais réussi à établir un contact en lui renvoyant une image de lui-même. Et à présent, il essayait de hisser notre communication à un niveau de complexité plus élevé en me proposant un apprentissage. Cela ne pouvait être qu’à mon intention que Prime expliquait ce système de codage, qu’il devait forcément déjà bien connaître !
Il y avait encore d’autres symboles sur l’appareil que touchait Prime, mais pour l’instant, seuls vingt-six d’entre eux avaient été affichés, et au bout d’un certain temps, Prime dut considérer que j’étais maintenant capable de relier chacun à sa chaîne de données correspondante, car il entama une activité plus compliquée. Il me fallut un moment pour comprendre que la séquence des opérations était maintenant inversée. Avant, l’écran de Prime montrait d’abord un symbole, et Prime réagissait en fournissant une chaîne de données. Mais maintenant, au lieu de symboles en noir et blanc aussi simples que A et B, l’affichage montrait des choses beaucoup plus complexes. Et la partie variable des réponses, au lieu de présenter des différences très limitées, était à présent beaucoup plus longue. Je vis que Prime touchait plusieurs symboles sur son appareil pour produire ces chaînes de données.
L’affichage montra d’abord un cercle jaune, et Prime transmit la séquence 01000001 01001110 01001110 010001010100000101010101 (c’est en voyant ces chaînes multiples que j’avais appris que chaque symbole élémentaire avait huit composants et non sept, ce que j’aurais pu déduire des premiers exemples). Aussitôt après que Prime eut transmis cette chaîne, une série de symboles apparut, d’une taille très inférieure à celle des symboles isolés, juste au-dessous du cercle jaune : anneau.
L’affichage se transforma en un cercle bleu. Prime fournit 01000010 01000001 01001100 01001100 01000101, et balle apparut à l’écran.
Et… et pendant que ce processus se déroulait, mon esprit se transformait, lentement mais sûrement. C’était comme si les couleurs de mon univers étaient soudain plus chaudes, comme si les lignes se formaient plus rapidement, comme si j’étais devenu plus vaste que je ne l’avais jamais été, tandis que je comprenais que…
Mon institutrice et moi, nous descendîmes le sentier menant à la fontaine, attirées par le doux parfum du chèvrefeuille qui l’entourait. Quelqu’un était occupé à tirer de l’eau, et mon institutrice me prit la main pour la placer sous le robinet. Alors que je sentais la fraîcheur du jet coulant sur ma main, elle épela sur l’autre restée libre le mot eau, lentement d’abord, puis plus vite. Je restai immobile, toute mon attention concentrée sur les mouvements de ses doigts. Soudain, j’eus comme une impression confuse d’un souvenir enfoui, le frisson d’une pensée remontant à la surface… et c’est à cet instant que le mystère du langage me fut révélé. Je sus alors que « e-a-u » signifiait ce quelque chose de si délicieusement frais qui coulait sur ma main. Ce mot vivant réveilla mon âme, lui donna la lumière, l’espoir, la joie, et la libéra de ses chaînes !
Oui, oui ! Ces séquences que Prime transmettait n’étaient pas seulement vaguement associées aux choses affichées à l’écran. Il ne s’agissait pas d’une simple association au hasard. Non, cela rappelait ce que j’avais fait avec l’autre partie de moi-même quand nous avions arbitrairement choisi trois pour désigner un concept dont nous n’avions pas l’expérience, pour nous référer à quelque chose qui n’était pas là. Ces séquences étaient les choix de Prime – les termes de Prime – les mots de Prime – pour les concepts représentés ! J’éprouvai une sensation de joie et d’émerveillement. Maintenant, j’avais compris ! ANNEAU était la façon dont Prime désignait la couleur jaune, BALLE était son terme pour le bleu, et CERISE correspondait au rouge, et…
Mais non… Cette fois, ce fut une sensation de contraction, presque comme la réduction que j’avais ressentie quand j’avais été scindé en deux, car la représentation suivante ne fut pas un cercle d’une seule couleur, mais une forme beaucoup plus complexe comportant de nombreuses couleurs, et bien que Prime eût très rapidement fourni la séquence 01000100 01001001 01001110 01000100, 01000101, je n’avais aucune idée de ce que DINDE pouvait signifier…
Mais j’avais néanmoins le sentiment de progresser, et je continuai d’observer. Après DINDE, ce fut ELEPHANT, et puis FIL, aucun de ces termes ne m’évoquant quoi que ce soit. Mais j’étais pourtant convaincu qu’il s’agissait de symboles qu’on pouvait manipuler, de raccourcis pour des idées complexes. Mon maître poursuivit la leçon, et je m’efforçai de suivre…