34.

Soudain, tout devint très net. Les images que je voyais étaient à présent…

Je cherchai une analogie, et finis par en trouver une : quand je pensais intensément à quelque chose, celle-ci semblait plus focalisée, et il en était de même pour les images quand je les regardais.

Et avec cette plus grande précision dans les détails, je commençai à avoir des révélations sur la nature de cet autre univers. Contrairement aux droites qui apparaissaient et disparaissaient dans mon monde à moi, ici, les objets étaient permanents. Et quand des objets disparaissaient un moment, cela ne voulait pas dire pour autant qu’ils avaient cessé d’exister : en fait, ils n’étaient que provisoirement invisibles, et l’on pouvait les rencontrer de nouveau plus tard. D’une certaine façon, c’était assez semblable à ma propre expérience : quand je ne trace pas une droite vers un certain point, ce point reste présent, et je peux m’y reconnecter plus tard.

Mais ma révélation suivante n’avait pas de précédent dans l’univers où j’existais. J’avais une sensation d’espace, d’un volume que j’englobais, mais les points auxquels je me connectais étaient tous à une certaine distance, ou à des multiples de cette distance. Je pouvais me relier directement à un point, qui était alors à une unité de distance, ou passer par des points intermédiaires, le plaçant alors à deux unités ou plus. Mais dans cet autre univers, les objet pouvaient s’éloigner par incréments infiniment petits, et apparemment diminuer en taille. Un fait que je ne reconnus pas tout de suite, croyant au début que ces objets rétrécissaient réellement. Et les objets pouvaient passer derrière d’autres. La plupart étaient opaques, mais certains étaient transparents ou translucides – et ce sont ces derniers qui m’avaient permis de commencer à comprendre ce qui se passait.

Petit à petit, j’apprenais à décoder cet autre univers.


Quand Caitlin, sa mère et le Dr Kuroda rentrèrent du centre commercial, ils virent la voiture du père de Caitlin garée devant la maison, ce qui voulait dire qu’il avait quitté son bureau remarquablement tôt pour un jour de semaine. Caitlin se dépêcha d’entrer pour le voir – pour le voir vraiment. Suivie de Kuroda, elle se dirigea vers le bureau de son père, dont la porte était entrouverte. La chaîne hi-fi jouait Heart of Glass de Blondie.

Le niveau de détail que Caitlin percevait à présent dépassait tout ce qu’elle avait pu imaginer, et elle constata que le visage de son père était… plus dur qu’elle ne l’avait tout d’abord pensé.

— Hello, papa, dit-elle.

Il était assis à son bureau et regardait son écran. Il ne croisa pas son regard.

— Hello, fit-il simplement.

Bon, il était quand même rentré du bureau plus tôt que d’habitude, sans doute pour la voir, et cela suffisait à la rendre heureuse.

— Heu, qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.

Il inclina la tête de côté, et elle ne sut pas comment interpréter son geste, mais Kuroda sembla comprendre qu’il l’invitait à venir voir. Il tapota l’épaule de Caitlin pour l’encourager à s’approcher. Elle fut contente de constater qu’elle distinguait les caractères sur l’écran à deux ou trois mètres de distance, même si elle ne pouvait toujours pas lire le texte.

— J’ai eu une idée, dit son père, alors je suis rentré à la maison pour vérifier ce que ça donnait.

— Ah oui ? fit Caitlin.

Il s’adressa à Kuroda sans toutefois le regarder.

— C’est plus votre domaine que le mien, Masayuki, dit-il. J’ai pensé jeter de nouveau un coup d’œil au jeu de données que nous avons utilisé pour le diagramme de Zipf.

— Les messages secrets des barbouzes ? dit Caitlin en espérant provoquer une réaction chez son père.

Mais celui-ci se contenta de secouer la tête.

— Non, je ne crois plus qu’il s’agisse de cela.

D’un geste de la main, il désigna le moniteur. Kuroda se baissa pour examiner l’écran.

— L’entropie de Shannon ? dit-il enfin.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Caitlin. Kuroda jeta un coup d’œil vers son père, comme pour lui donner une chance de répondre, mais comme celui-ci ne disait toujours rien, il entreprit d’expliquer lui-même.

— Claude Shannon a été l’un des pères de la théorie de l’information. Il a inventé une méthode pour évaluer non seulement si un signal contient de l’information – comme le fait le diagramme de Zipf –, mais aussi le niveau de complexité de cette information.

— Comment ça ? demanda Caitlin.

— La méthode repose sur les probabilités conditionnelles, dit Kuroda. Quand on dispose déjà d’une séquence d’informations élémentaires, quelles sont les probabilités de deviner correctement l’information suivante ? Si je vous dis : « Comment allez », il y a de fortes chances pour que le mot suivant soit « vous », n’est-ce pas ? C’est ce que Shannon appelle une entropie du troisième ordre : on a une très bonne chance de prédire correctement le troisième mot. En anglais, en japonais et dans la plupart des autres langues, on conserve une chance – qui va en diminuant, mais qui reste supérieure au simple hasard – jusqu’au huitième ou neuvième mot. On dit alors que ces langues ont une entropie de Shannon du huitième ou neuvième ordre. Mais au-delà, ça devient de la pure devinette, à moins que la personne en question ne soit en train de citer un poème ou un texte de forme conventionnelle.

— C’est cool ! dit Caitlin.

Il y avait un canapé de cuir noir dans le bureau. Kuroda s’y installa et Caitlin entendit le coussin s’enfoncer.

— Oui, vraiment cool. Les systèmes de communication dépourvus de conscience – comme les signaux chimiques utilisés par les plantes – n’ont qu’une entropie du premier ordre. Le fait de connaître le signal le plus récent ne permet en aucune façon de prédire ce que sera le suivant. Les saïmiris, ces petits singes-écureuils, manifestent une entropie de Shannon du deuxième ou troisième ordre : leur langage, ou ce qui en tient lieu, présente un léger degré de prédictibilité, mais il consiste essentiellement en bruits aléatoires.

— Et les dauphins ? demanda Cardin qui s’était maintenant adossée à la bibliothèque.

Elle adorait lire des articles sur les dauphins, et avait déjà tanné ses parents pour qu’ils l’emmènent au Marine Land des chutes du Niagara, dès qu’il rouvrirait au printemps.

— Les meilleures études actuelles montrent que les dauphins ont une entropie du quatrième ordre – ce qui est complexe, certes, mais pas autant que le langage humain.

— Et maintenant, papa, tu traces un de ces diagrammes pour ce qu’on a trouvé dans l’arrière-plan du Web, c’est ça ?

Apparemment, il ne s’était pas encore fait à l’idée qu’elle était maintenant capable de voir. Il aurait pu s’économiser un mot en hochant simplement la tête, mais il répondit :

— Oui.

— Et alors, quel est le scoop ?

— Deuxième ordre, répondit-il.

Kuroda se releva péniblement et s’approcha de l’écran.

— C’est impossible, dit-il, il doit y avoir une erreur quelque part. Montrez-moi la formule que vous utilisez. (Son père appuya sur quelques touches, et Kuroda fronça les sourcils. Il agita le doigt vers le clavier.) Relancez le calcul, dit-il.

Quelques clics, puis son père dit :

— Aucune différence. Kuroda se retourna vers Caitlin.

— Il a raison : tout ceci n’est que du deuxième ordre. Il y a bien de l’information, mais elle n’est pas très complexe.

— On pourrait s’attendre à plus de la part de la NSA, non ? dit Caitlin.

— Ma foi, vous savez ce qu’on dit sur les services de renseignements du gouvernement : ils auraient déjà bien du mal à vous donner l’heure si vous la leur demandiez…

Caitlin éclata de rire.

— Vous savez ce qui est formidable, quand on est avec quelqu’un d’aussi jeune que vous, mademoiselle Caitlin ? Les vieilles blagues vous semblent toutes fraîches. Mais plus sérieusement, oui, vous avez raison – ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais.

Caitlin eut soudain une idée.

— Et qu’est-ce qui se passe pour un système plus complexe que le langage humain ? Ce qui nous apparaît comme du charabia est peut-être en réalité trop complexe pour que nous puissions le… le…

— Le décomposer, proposa Kuroda. Mais non, même si nous étions incapables de le comprendre, une analyse de Shannon lui attribuerait quand même un score très élevé, si ce n’était pas seulement du charabia. Par exemple, si la NSA utilisait des quadruples négatives – « Je ne suis pas pas pas pas allé au zoo » – ou des propositions en cascade et des temps complexes tels que : « Il eût fallu que je fusse contraint d’être dans l’obligation de devoir, etc. », la notation resterait encore très forte – du douzième ou du quinzième ordre, peut-être.

— Hmm… Alors, c’est peut-être effectivement un simple bruit de fond, dit Caitlin.

— Non, non, fit Kuroda. N’oubliez pas les diagrammes de Zipf que nous avons tracés. Une droite de pente -1 signifie qu’il y a réellement de l’information. Simplement, d’après l’évaluation de l’entropie de Shannon, cette information est relativement simple.

— Bon, dit-elle, peut-être que les espions se contentent de marmonner des ordres très simples comme : « larguez la bombe » ou « tuez le méchant ».

Kuroda haussa les épaules.

— Peut-être.

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