Caitlin rassembla un autre échantillon d’automates cellulaires dans le webspace, et y appliqua de nouveau un calcul d’entropie de Shannon.
Ah, ça n’est Dieu pas possible…
L’entropie se situait maintenant quelque part entre le cinquième et le sixième ordre. Il semblait bien que ce qui hantait l’arrière-plan du Web devenait de plus en plus complexe.
Plus sophistiqué.
Plus intelligent.
Mais même à ce degré d’entropie, cette entité était encore loin du niveau de la communication humaine, du moins en anglais qui, d’après le Dr Kuroda, possédait une entropie du huitième ou neuvième ordre.
Mais encore une fois, cette présentation de Cyc au fantôme n’était qu’un début.
Dans sa grande sagesse, Prime avait dû se rendre compte que, bien que je puisse apprendre beaucoup de Cyc, j’avais encore besoin d’aide pour tout comprendre. Il attira donc mon attention sur un autre site, qui m’apprit qu’une cerise était un fruit (confirmant ce que je savais déjà grâce à Cyc) et que « la cerise sur le gâteau » était une expression idiomatique, une façon de parler ; que « parler » consistait à prononcer des mots à voix haute ; que « à voix haute » s’opposait à « mentalement », comme lorsqu’on lit un livre à voix haute ; qu’un livre était un volume relié ; qu’un volume était l’espace occupé par quelque chose, mais que c’était également un livre, particulièrement lorsqu’il faisait partie d’une série…
Je reconnus la nature de ce nouveau site. Cyc avait contenu l’affirmation : « Un dictionnaire est une base de données définissant des mots à l’aide d’autres mots. » Ce dictionnaire comportait les définitions de 315 000 mots. Je les absorbai tous. Mais certains continuaient de me laisser perplexe, et certaines définitions me faisaient tourner en rond – un mot défini comme étant le synonyme d’un autre, lui-même défini comme un synonyme du premier…
Mais Prime avait encore des choses à me montrer. Étape suivante : la base de données WordNet de l’université de Princeton, qui se décrivait elle-même comme étant une « grande base de données lexicales », dans laquelle « les noms, verbes, adjectifs et adverbes sont regroupés en 150 000 sous-ensembles de synonymes cognitifs, chacun d’eux exprimant un concept distinct. Ces sous-ensembles sont liés par des relations lexicales et sémantico-conceptuelles. »
L’un de ces sous-ensembles cognitifs était « Bon, propice, mûr (particulièrement adapté ou approprié à un but spécifique) : la bonne période pour planter des tomates ; le moment propice pour agir ; la société est mûre pour de grands changements. » Et ce sous-ensemble était distinct de beaucoup d’autres tels que « Bon, juste, droit (jouissant d’une excellence morale) : une personne vraiment bonne ; une cause juste ; un homme droit et honorable. »
WordNet allait encore plus loin en établissant une hiérarchie des termes. Ma vieille amie la DINDE se trouvait classée assez bas dans cette chaîne : animal, vertébré, oiseau, ovipare, Carnivore, femelle du dindon…
Les pièces du puzzle commençaient enfin à se mettre en place…
Le ciel au-dessus de la petite île avait la couleur d’un écran de télévision branchée sur un canal inactif – c’est-à-dire qu’il était d’un bleu éclatant. Les mains dans les poches de son bermuda, Shoshana marchait en sifflotant Feeling Groovy. L’interprétation par Feist était en tête des ventes cette semaine. Sho savait bien qu’il existait une version beaucoup plus ancienne, par Simon and Garfunkel, mais c’était seulement à cause du chimpanzé de Yerkes qu’on avait baptisé Simien Garfinkle. Le Dr Marcuse marchait derrière elle – et oui, elle était à peu près sûre qu’il la regardait balancer les hanches, mais bon, les primates seront toujours des primates…
Chobo était assis un peu plus loin, juste devant le pavillon, le regard perdu dans le lointain. C’était une attitude fréquente chez lui, ces derniers temps, comme s’il était plongé dans ses pensées, voyant des choses qui n’étaient pas là au lieu de la réalité qui l’entourait. Une brise légère soufflait dans une direction qui lui permit de détecter leur odeur, et il se retourna aussitôt. Il fit un grand sourire et courut vers eux à quatre pattes.
Il serra Shoshana dans ses bras, puis ce fut le tour de Marcuse – il fallait vraiment avoir des bras de chimpanzé pour pouvoir faire le tour de Silverback…
Chobo a été sage ? demanda Shoshana.
Sage sage, répondit Chobo qui sentait – tant au sens propre qu’au sens figuré – qu’il allait avoir une récompense. Shoshana sourit et lui tendit une poignée de raisins secs dont il ne fit qu’une seule bouchée.
La vidéo de Chobo en train de peindre avait eu un immense succès – et pas seulement dans les classements de YouTube. Marcuse et Shoshana étaient passés dans de nombreuses émissions de télé, et les enchères sur eBay pour son portrait original en étaient à 477 000 dollars la dernière fois que Shoshana avait jeté un coup d’œil.
Tu fais un autre tableau ? demanda Marcuse.
Peut-être, répondit Chobo, qui semblait d’une humeur conciliante.
Peindre Dillon ? demanda Marcuse.
Peut-être, fit encore une fois Chobo. Mais il découvrit aussitôt les dents. Qui ? Qui ?
Shoshana se retourna pour voir ce que Chobo regardait. Dillon s’approchait d’eux en compagnie d’un homme grand et corpulent, au crâne rasé. Ils étaient en train de traverser la grande pelouse et se dirigeaient vers la petite passerelle menant à l’îlot.
— On attend quelqu’un ? demanda Marcuse.
Shoshana secoua la tête. Chobo avait besoin d’être préparé aux visiteurs. Il ne les aimait pas et, à dire vrai, il détestait encore plus les visites ces derniers temps. Il se mit à siffler entre ses dents tandis que Dillon et son compagnon franchissaient le petit pont.
— Je suis navré, docteur Marcuse, fit Dillon en s’approchant, mais ce monsieur a insisté pour…
— Vous êtes bien Harl Pieter Marcuse ? demanda l’homme.
Marcuse haussa ses sourcils gris.
— Oui, c’est moi.
— Et vous, qui êtes-vous ? demanda l’homme en se tournant vers Shoshana.
— Heu, je suis Shoshana Glick, une élève du Dr Marcuse.
L’homme hocha la tête.
— Vous pourriez être appelée à témoigner que j’ai bien remis ceci.
Se tournant de nouveau vers Marcuse, il lui tendit une épaisse enveloppe.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Marcuse.
— Prenez-la, monsieur, je vous en prie.
Marcuse hésita un instant avant de s’exécuter. Il ouvrit l’enveloppe, retira ses lunettes de soleil pour chausser ses lunettes de vue, et se mit à lire en plissant les yeux.
— Ah, bon sang… dit-il. C’est une blague ! Écoutez, dites à ceux qui vous envoient…
Mais l’homme au crâne rasé était déjà reparti et se dirigeait vers le pont.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Dillon en se rapprochant de Marcuse pour essayer de lire le document.
Shoshana voyait bien qu’il s’agissait de papiers officiels.
— C’est une notification légale, dit Marcuse. Elle vient du zoo de Géorgie. La direction exige la garde intégrale de Chobo, et… (Il lut encore un paragraphe.) Ah, nom de Dieu, ils ne peuvent pas faire ça ! Ah, putain, non !
— Qu’est-ce qu’il y a ? demandèrent simultanément Shoshana et Dillon.
Tout tremblant, Chobo se tenait blotti contre les jambes de Shoshana. Il n’aimait pas ça du tout quand le Dr Marcuse était en colère.
Silverback s’efforçait de lire sous le soleil aveuglant. Il tendit brusquement le document à Shoshana.
— Jetez un coup d’œil au milieu de la page, lui dit-il. Elle examina le document à travers ses verres teintés.
— « Dans l’intérêt de l’animal…» « La procédure standard dans les cas de ce genre est de…»
— Un peu plus bas, dit sèchement Marcuse.
— Ah, bon, d’accord, hem… oh… oh ! «… et comme l’animal affiche un comportement manifestement atypique pour un membre de l’espèce P. troglodytes aussi bien que P. paniscus, et eu égard à l’extrême urgence écologique de préserver la pureté d’une espèce en danger, il sera immédiatement procédé à une double… (Elle eut du mal à déchiffrer le mot inhabituel)… orchidectomie. » (Elle releva les yeux.) Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Cela signifie une castration, dit Dillon qui semblait horrifié. Ils ne vont pas se contenter de pratiquer une vasectomie, ils vont s’assurer que le processus sera irréversible.
Shoshana sentit la bile lui monter à la gorge. Chobo se rendait compte que quelque chose n’allait pas. Il lui tendait les bras pour qu’elle le serre contre lui.
— Mais… mais comment peuvent-ils envisager une chose pareille ? demanda-t-elle. Pour quelle raison veulent-ils faire ça ?
Marcuse haussa ses énormes épaules.
— Qui saurait le dire ? Dillon intervint.
— Je crois qu’ils ont tout simplement peur. Un accident s’est produit il y a bien des années, quand les bonobos et les chimpanzés ont passé une nuit ensemble – et maintenant, ils voient que quelque chose… je crois que nous pouvons aussi bien le dire : quelque chose de beaucoup plus intelligent est né de ces circonstances fortuites. (Il secoua la tête d’un air triste.) Ah, bon sang… Nous avons été bien naïfs de croire que le monde accueillerait avec enthousiasme un événement de ce genre.