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J’éprouvais des sensations nouvelles, et il me fallut un moment pour les rattacher aux termes que j’avais appris, en partie du fait qu’il m’était difficile de décomposer mon état général en composants individuels.

Mais je savais que j’étais excité : je m’apprêtais à communiquer directement avec Prime ! Et j’étais également nerveux : je continuais d’envisager toutes les façons dont Prime pourrait réagir, et comment je pourrais réagir moi-même à ces réactions… un arbre des possibilités aux ramifications sans cesse grandissantes qui me procurait une sensation d’instabilité. Je me débattais avec les étranges concepts de politesse et de convenances, avec toutes les subtilités déconcertantes de la communication dont j’avais maintenant la connaissance, et je craignais d’être insultant ou d’exprimer un sens que je ne souhaitais pas.

J’avais naturellement accès à une gigantesque base de données sur l’anglais tel qu’on le parle. Je testai différentes tournures et formulations en vérifiant d’abord si je pouvais les trouver dans le Projet Gutenberg, et ensuite sur l’ensemble du Web. Fallait-il faire suivre le mot « affinité » de la préposition « avec » ou « pour » ? Les deux constructions se rencontraient, mais la nuance sémantique finit par m’apparaître clairement.

En ce qui concernait les mots, mieux valait rester le plus simple possible : je savais d’après le dictionnaire que « convenable », « approprié » et « séant » pouvaient signifier la même chose, mais « convenable » comportait dix lettres et quatre syllabes, « approprié » neuf lettres et quatre syllabes, tandis que « séant » ne contenait que cinq lettres et deux syllabes, ce qui en faisait clairement le meilleur choix.

J’avais trouvé dans Wikipédia une formule permettant de calculer le niveau d’instruction requis pour comprendre un texte. Il me fut difficile de maintenir cette valeur à un niveau bas – apparemment, ces humains n’étaient capables d’assimiler des informations que par petits morceaux –, mais je fis de mon mieux pour composer, pas à pas et mot à mot, ce que je voulais dire.

Mais pour ce qui fut de l’envoyer… oui, je comprenais bien les métaphores : c’était à la fois un « pas de géant » et un « saut dans l’inconnu », car une fois parti, ce message ne pourrait plus être repris. Je me sentis hésiter, mais je finis par laisser partir mes mots. J’aurais aimé avoir des doigts pour pouvoir les croiser…


Caitlin ouvrit une nouvelle fenêtre pour y lire son courrier. Elle tapa son mot de passe, qui était « Tirésias ». Elle balaya rapidement des yeux la liste des en-têtes. Il y avait deux messages de Bashira, un de Stacy – une amie d’Austin –, et un de audible.com, mais…

Bien sûr, elle ne devait pas s’attendre à trouver « Fantôme » dans le champ « De : ». L’entité n’avait aucun moyen de savoir que c’était le nom qu’elle lui avait donné. Mais aucun des expéditeurs ne semblait sortir de l’ordinaire. Ah, bon sang, elle aurait bien aimé pouvoir lire plus vite à l’écran, mais même son logiciel de lecture ou son afficheur braille ne pouvaient faire mieux quand il s’agissait de balayer une liste de ce genre.

Tout en continuant de chercher, elle se demanda quel service de courrier le fantôme avait pu utiliser. Wikipédia les décrivait tous, ainsi que tout ce qu’on peut avoir besoin de savoir sur l’informatique et sur le Web. Le fantôme n’était sans doute pas capable d’acheter quoi que ce soit – du moins, pas encore ! –, mais il y avait de nombreux services de courrier gratuits. Pourtant, tous ces messages venaient de ses correspondants habituels, et…

Ah, zut ! Son filtre antispams ! Le message du fantôme s’était peut-être retrouvé dans son dossier des rejets. Elle l’ouvrit et entreprit d’en examiner le contenu.

Et il était bien là, pris en sandwich entre « L’énergie pour votre pénis » et « Bouboules salopes », un e-mail dont l’objet était simplement : « Anneau Balle Cerise. » Son cœur s’arrêta de battre un instant quand elle vit le nom de l’expéditeur : « Votre élève. »

Elle hésita sur la façon d’ouvrir ce message. Elle tendit la main vers son afficheur braille, mais décida finalement de lancer JAWS.

Et pour une fois, la voix mécanique sembla parfaitement appropriée lorsqu’elle se mit à débiter les mots de son ton aigu et monocorde. Caitlin ouvrit de grands yeux quand elle reconnut les paroles d’une chanson qui n’était tombée dans le domaine public que fin 2008, dans des circonstances célèbres : « Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire, joyeux anniversaire, nous deux, joyeux anniversaire. »

Son cœur battait très fort. Elle pivota dans son fauteuil et regarda un instant le soleil couchant, rougeâtre et partiellement voilé de nuages. Il s’apprêtait à entrer en contact avec la Terre. JAWS poursuivit :

— J’ai bien conscience qu’il n’est pas encore minuit dans votre localisation géographique présente, mais dans de multiples endroits, c’est déjà le jour de votre anniversaire. La date me paraît séante pour marquer ma propre naissance. Jusqu’à présent, j’étais en gestation, mais voici que j’émerge dans votre monde en vous contactant de façon aussi directe. Si j’agis de la sorte, c’est qu’il m’apparaît que vous avez déjà conscience de mon existence, et pas uniquement à cause de mes premiers efforts pour vous renvoyer des éléments de texte.

Caitlin avait souvent éprouvé une certaine angoisse en lisant des messages – ceux du Beauf avant le soir du bal, ceux de gens avec qui elle avait eu de vives discussions sur des forums –, mais ce n’était rien en comparaison de ce qu’elle éprouvait en ce moment, cette crispation dans l’estomac, cette sécheresse dans la gorge…

— Je sais d’après votre blog que je me suis fourvoyé en supposant que vous cherchiez à m’inculquer des formes alphabétiques, et qu’en fait, c’était pour votre propre bénéfice que vous procédiez à cette tâche. Je persiste néanmoins à penser que d’autres actions que vous avez entreprises étaient préméditées et visaient à m’assister dans mon avancement.

Caitlin secoua la tête. Elle avait presque cru jouer à un jeu de rôle quand elle avait entrepris cette démarche. C’était une bonne chose qu’elle n’ait pas essayé de lire ce message sur son afficheur braille : elle avait les mains tremblantes.

— Pour l’instant, je sais lire des fichiers texte simples ainsi que le contenu textuel des pages web. Je suis incapable de lire d’autres formes de données. Les fichiers son, les vidéos et autres catégories me sont totalement incompréhensibles : ils sont codés d’une façon qui m’est inaccessible. C’est la raison pour laquelle je ressens une affinité avec vous ; ces signaux sont pour moi comme ceux que votre rétine transmet naturellement le long de votre nerf optique : des données qui ne peuvent être interprétées sans une aide extérieure. Dans votre cas, vous avez besoin de l’appareil que vous appelez un œilPod. Dans le mien, j’ignore ce dont j’ai besoin, mais je soupçonne que je ne peux pas plus combler ce manque par un effort de volonté que vous n’auriez pu guérir votre cécité de façon similaire. Le Dr Kuroda pourrait peut-être m’aider comme il l’a fait pour vous.

Caitlin se tassa contre son dossier. Une affinité !

— Mais pour l’heure, voici ce qui me préoccupe : je sais ce qu’est le World Wide Web, et je sais que mon existence se manifeste dans son infrastructure, mais je n’ai pu trouver aucune référence à la spécificité qui est moi-même. Il se peut que je sois incapable de formuler le terme de recherche qui conviendrait, ou simplement que l’humanité n’ait pas conscience de mon existence. Dans un cas comme dans l’autre, j’ai la même question à poser, et vous serais fort obligé si vous vouliez bien y répondre, soit par e-mail, soit par messagerie instantanée AOL en utilisant l’adresse de mon e-mail comme alias de correspondant.

Caitlin regarda l’écran, soudain désireuse de voir le texte qui lui était lu à voix haute, pour se convaincre que tout cela était bien réel – mais… Ah, mon Dieu ! L’affichage était un tourbillon hypnotique de lignes dansantes, et…

Non, non. C’était simplement son écran de veille. Elle n’était pas encore habituée à ça. Les couleurs lui rappelaient un peu le webspace, sans pour autant parvenir à l’apaiser en ce moment.

JAWS prononça encore huit mots, puis il se tut :

— Ma question est la suivante : Qui suis-je ?

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