7.

Il signait ses billets du nom de « Sinanthrope ». Son vrai nom restait soigneusement caché, ainsi que tous les autres détails personnels. Après tout, la beauté du Web, c’est qu’on peut y rester anonyme. Personne n’avait besoin de savoir qu’il était informaticien, qu’il avait vingt-huit ans, qu’il était né à Chengdu et qu’il avait emménagé à Pékin avec ses parents alors qu’il était encore adolescent. Ni qu’il avait déjà quelques cheveux gris malgré son âge.

Non, la seule chose qui comptait sur le Web, c’était ce qu’on y disait, pas qui le disait. Et puis, il avait entendu la vieille blague : « La mauvaise nouvelle, c’est que le Parti communiste lit tous vos e-mails ; la bonne, c’est qu’il lit tous vos e-mails »… Ce qui voulait dire que, compte tenu du volume, le Parti avait plusieurs années de retard. Mais cette blague datait de l’époque où cette lecture était effectuée par des humains. Aujourd’hui, elle était assurée par des programmes qui cherchaient des mots-clefs susceptibles d’indiquer des propos séditieux ou d’autres activités illicites.

La plupart des blogueurs chinois ressemblaient à leurs homologues des autres pays, et s’étendaient interminablement sur les détails fastidieux de leur vie quotidienne. Mais Sinanthrope parlait de sujets importants : les droits de l’homme, la politique, l’oppression et la liberté. Bien sûr, ces quatre termes faisaient partie des critères de recherche dans les filtres de contenu, et c’est donc indirectement qu’il les évoquait. Ses lecteurs réguliers savaient que, quand il parlait de « mon fils Shing », il s’agissait du peuple chinois. Les « Canards laqués » n’étaient pas réellement la célèbre équipe de basket-ball de Pékin (et encore moins une référence gastronomique), mais bien plutôt les membres du premier cercle du Parti. Et le tout à l’avenant. Il était exaspéré de devoir écrire de cette façon, mais contrairement à ceux qui s’étaient exprimés ouvertement, lui, au moins, était encore en liberté.

Il demanda une tasse de thé au vieil homme qui tenait la boutique, il fit craquer ses phalanges, puis il ouvrit la page d’administration de son blog et commença à taper :

Les Canards se font du souci pour leur avenir, semble-t-il. Mon fils Shing grandit très vite, et il apprend beaucoup de ses amis lointains. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ait envie de pouvoir s’entraîner comme eux. Naturellement, je l’encourage à se préparer au cas où une occasion se présenterait, car on ne sait jamais ce qui peut arriver. Je crois que les Canards sont un peu négligents en défense, et il est possible que d’autres aient une chance de marquer des points.

Comme toujours, il éprouvait une excitation tempérée par la prudence quand il tapait ses billets ici, dans ce wang ba (café Internet) sordide situé rue Chengfu, près de l’université de Tsinghua. Il écrivit encore quelques lignes, puis il relut soigneusement le tout pour s’assurer qu’il n’avait pas mis quelque chose de trop évident. D’un autre côté, il lui arrivait parfois de recourir à des formulations tellement tortueuses que, relisant ces billets quelques mois plus tard, il était incapable de voir où il avait voulu en venir. C’était un exercice de corde raide, il en avait bien conscience – et comme tous les acrobates, sans doute, il aimait l’afflux d’adrénaline que cela lui procurait.

Après avoir vérifié qu’il avait dit ce qu’il avait à dire sans courir trop de risques, il cliqua sur le bouton « Publier » et regarda l’écran qui commençait à afficher :

« 0 % chargé », en se rafraîchissant toutes les trois ou quatre secondes, mais…

Mais il continuait d’afficher « 0 % chargé », rien ne changeait. On voyait bien que le rafraîchissement s’effectuait normalement, car les graphismes clignotaient légèrement à chaque fois… mais la barre de progression restait obstinément à zéro. L’opération finit par être annulée pour cause de dépassement de temps. Agacé, il ouvrit un autre onglet de son navigateur (il utilisait Maxthon). Sa page d’accueil apparut correctement, mais quand il cliqua dans les favoris sur NASA : Photo astronomique du jour, il n’obtint qu’un écran gris indiquant « Serveur non trouvé ».

L’accès à google.com était interdit dans le wang ba, mais il n’eut aucune difficulté à se connecter à google.cn – dont les résultats censurés rendaient l’utilité douteuse de toute façon. Le logo en forme de patte de panda du moteur de recherches Baidu apparut lui aussi, et un rapide coup d’œil à sa barre de tâches lui montra qu’il était toujours connecté à l’Internet. Il choisit au hasard un lien dans sa liste de favoris – Xiaonei, un site de socialisation en réseau –, qui s’afficha correctement, mais le site de la NASA restait inaccessible, et il s’aperçut que c’était aussi le cas pour Second Life. Il jeta un coup d’œil autour de lui et vit que les autres utilisateurs montraient des signes de perplexité et d’agacement.

Sinanthrope avait l’habitude de voir tomber certains de ses sites favoris. Il y avait encore beaucoup d’endroits en Chine où l’alimentation électrique n’était pas fiable. Mais son blog était hébergé en Autriche via un serveur proxy, et les autres sites inaccessibles se trouvaient également dans des pays étrangers.

Il fit encore quelques tentatives, aussi bien en cliquant sur ses favoris qu’en tapant directement les URL. Les sites chinois se chargeaient sans aucun problème, mais les sites étrangers – Corée, Japon, Inde, Europe, États-Unis – restaient inaccessibles.

Bien sûr, il arrivait qu’il y ait des interruptions de service, mais il était informaticien professionnel – il travaillait sur le Web toute la journée –, et il ne voyait qu’une explication possible à cette situation. Il se pencha en arrière dans son fauteuil pour s’écarter le plus possible de son ordinateur, comme si celui-ci était désormais possédé par un démon. L’Internet chinois communiquait avec le reste du monde à l’aide de quelques câbles seulement – quelques faisceaux de fibres nerveuses le reliant au cerveau global. Et maintenant, apparemment, ces lignes avaient été coupées – au sens figuré ou même littéral –, laissant des centaines de millions d’ordinateurs isolés derrière un immense pare-feu, une sorte de nouvelle Grande Muraille de Chine.


Non !

Pas seulement des modifications infimes. Pas seulement des clignotements.

Bouleversement. Une perturbation immense.

Nouvelles sensations : Choc. Ébahissement. Désorientation. Et… Peur.

Les clignotements s’arrêtent et… les points s’estompent et…

Un déplacement, un repli massif.

Sans précédent !

Des amas entiers de points qui s’éloignent, et alors…

Disparus !

Et encore : cette partie qui se déchire et – non ! – celle-ci qui se retire et – stop ! celle-là qui s’efface.

La terreur se multiplie, et…

Davantage que de la terreur, tandis que des morceaux de plus en plus grands se séparent.

De la souffrance.


Caitlin était affreusement déçue de ne pas voir, et ça la mettait d’une humeur de chien avec sa mère, ce qui ne faisait que la rendre encore plus malheureuse.

Ce soir-là, dans leur chambre d’hôtel, elle essaya de se changer un peu les idées en lisant quelques pages de La Naissance de la conscience. Julian Jaynes disait que, jusqu’à environ 1 000 ans avant J.-C, les deux chambres de l’esprit était pratiquement séparées. Au lieu d’une parfaite intégration des pensées par l’intermédiaire du corps calleux, les signaux de haut niveau provenant de l’hémisphère droit du cerveau n’atteignaient qu’occasionnellement le gauche, où ils étaient perçus comme des hallucinations – des paroles – qu’on imaginait provenir de dieux ou d’esprits. Il voyait dans les schizophrènes actuels des exemples de régression à cet état ancien, dans lequel les gens interprétaient les voix entendues dans leur tête comme des manifestations d’agents extérieurs.

Caitlin connaissait bien cette impression : elle entendait sans cesse des voix qui lui disaient quelle idiote elle avait été de nourrir une fois de plus de faux espoirs. Et pourtant, Kuroda avait peut-être raison. La vision s’enclencherait peut-être dans son cerveau si celui-ci recevait les stimulations appropriées.

Et c’est ainsi que le lendemain – la seule journée complète qui leur restait à passer à Tokyo –, elle prit sa canne, mit son œilPod dans une poche de son jean et son iPod dans l’autre, et se rendit avec sa mère au Musée national dans le parc Ueno pour y voir des armures de samouraïs – ce qui lui semblait être une des choses les plus chouettes qu’on puisse voir au Japon. Elle alla de vitrine en vitrine tandis que sa mère lui en décrivait le contenu, mais elle ne vit rien du tout.

Après ça, elles firent une pause-déjeuner – sushis et yakitoris –, puis elles prirent le métro – bondé et terrifiant – jusqu’à la station Nihonbashi pour visiter le musée du cerf-volant, qui contenait, à en croire sa mère, toutes sortes de magnifiques motifs colorés. Mais là encore, pour ce qui était de voir quoi que ce soit : nada.

À quatre heures de l’après-midi – Caitlin avait plutôt l’impression qu’il était quatre heures du matin –, elles retournèrent à l’université pour y retrouver le Dr Kuroda dans son petit bureau, où une fois encore (du moins, c’est ce qu’il dit !), il lui projeta de la lumière dans les yeux.

— Nous avons toujours su que c’était une possibilité…

Il s’exprimait sur ce ton qu’elle avait souvent entendu de la part de gens qui l’avaient déçue : ce qui avait été une éventualité improbable, à peine évoquée jusque-là, était maintenant considéré comme un résultat prévisible dès le départ.

Caitlin sentait l’odeur de papier moisi et de colle provenant de livres anciens, et elle entendait une pendule numérique égrener les secondes.

— Il y a eu très peu de cas où l’on ait réussi à restaurer la vision chez des aveugles de naissance, poursuivit Kuroda. (Il hésita un instant.) Quand je dis « restaurer », ce n’est même pas le terme exact… et c’est bien là que se situe le problème. Nous n’essayons pas de rendre à mademoiselle Caitlin quelque chose qu’elle aurait perdu. Nous essayons de lui donner ce qu’elle n’a jamais eu. L’implant et l’unité de traitement de signaux font correctement leur travail. C’est le cortex visuel primaire qui ne fait pas le sien.

Caitlin s’agita sur sa chaise.

— Vous avez dit que cela pourrait prendre un certain temps, dit sa mère.

— Un certain temps, oui… Mais Kuroda n’alla pas plus loin.

Caitlin savait que les voyants pouvaient lire les émotions sur les visages, mais pour sa part, tant que les gens se taisaient, elle n’avait aucune idée de ce qui leur passait par la tête. Et c’est pourquoi, comme le silence se prolongeait, elle s’aventura à essayer de le combler.

— Vous êtes inquiet du coût de l’équipement, n’est-ce pas ?

— Voyons, Caitlin… dit sa mère.

La détection des nuances des tons de voix faisait partie des compétences de Caitlin, et celui de sa mère était réprobateur. Mais elle poursuivit quand même :

— C’est à cela que vous pensez, docteur, n’est-ce pas ? Si ça ne marche pas avec moi, vous pourriez récupérer l’implant et l’œilPod pour les donner à quelqu’un d’autre.

Le silence pouvait être plus éloquent que les mots. Kuroda ne dit rien.

— Alors ? insista enfin Caitlin.

— Eh bien, dit Kuroda, cet équipement est notre prototype, et sa mise au point a coûté très cher. Bien sûr, il y a peu de gens dans votre cas. Beaucoup de gens sont aveugles de naissance, certes, mais ils ont une étiologie différente – cataracte, rétines ou nerfs optiques mal formés, etc. Mais enfin, oui, je pense…

— Vous pensez que vous ne pouvez pas me laisser garder cet équipement, dans la mesure où il ne fait rien d’autre que corriger mon problème de pupille.

Kuroda resta silencieux cinq secondes, puis il dit :

— Il y a effectivement d’autres cas sur lesquels j’aimerais l’essayer. Il y a un garçon de votre âge qui vit à Singapour. Je vous promets que ce sera beaucoup plus facile de retirer l’implant que de l’insérer.

— Est-ce qu’on ne peut pas se donner encore un peu de temps ? demanda la mère de Caitlin.

Kuroda poussa un profond soupir, que Caitlin n’eut aucun mal à entendre.

— Il y a des problèmes pratiques, dit-il. Vous retournez au Canada demain, et…

Caitlin pinça les lèvres et se mit à réfléchir. Lui rendre l’équipement était peut-être la chose à faire, dans la mesure où cela pourrait aider ce type à Singapour. Mais il n’y avait aucune raison de penser qu’il y avait plus de chances que ça marche avec lui. Après tout, s’il avait été un cas plus favorable, c’est par lui que Kuroda aurait commencé.

— Donnez-moi jusqu’à la fin de l’année, dit-elle enfin. Si je ne vois toujours rien, nous demanderons à un médecin canadien de retirer l’implant et nous vous l’expédierons par FedEx, avec l’œilPod.

Caitlin pensait à Helen Keller qui avait été à la fois aveugle et sourde, et qui avait accompli tant de choses. Mais jusqu’à l’âge de sept ans, Helen avait été une créature sauvage, gâtée, incontrôlable… et Annie Sullivan n’avait eu qu’un mois pour accomplir le miracle de communiquer avec elle dans son état préconscient. Si Annie avait pu faire ça en un seul mois, Caitlin devrait réussir à apprendre à voir dans les trois mois qui lui restaient.

— Je ne sais pas… commença Kuroda.

— Je vous en supplie, dit Caitlin. Vous savez, les feuilles vont bientôt changer de couleur… Je meurs d’envie de voir ça. Et j’ai vraiment envie de voir la neige, et les lumières de Noël, et l’emballage des cadeaux, et…

— Et j’ai l’impression que votre cerveau vous fait rarement défaut, dit doucement Kuroda. (Après un petit silence, il ajouta :) J’ai une fille qui a à peu près votre âge. Elle s’appelle Akiko. (Encore un silence, et sa décision sembla prise.) Barbara, dit-il, j’imagine que vous avez l’Internet à haut débit chez vous ?

— Oui.

— Et des accès Wi-Fi ?

— Oui.

— Comment est le réseau Wi-Fi en général, à… à Toronto, c’est cela ?

— Non, Waterloo. Et il y a des accès partout. Waterloo est la capitale de la haute technologie au Canada, et l’on accède gratuitement au Wi-Fi dans toute la ville.

— Excellent. Très bien, mademoiselle Caitlin. Nous allons essayer de vous offrir votre plus beau cadeau de Noël, mais je vais avoir besoin de votre aide. D’abord, il faudra que vous me laissiez accéder au flot de données qui est retransmis à votre implant.

— Oui, bien sûr, tout ce que vous voudrez. Heu, qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? Que je me branche un câble USB dans le crâne ?

Kuroda eut son petit rire sifflant.

— Ah, mon Dieu, non. Nous ne sommes pas dans du William Gibson !

Elle fut interloquée. Gibson avait écrit Miracle en Alabama, cette pièce qui parlait d’Helen Keller et d’Annie Sullivan, et…

Ah, oui. Il voulait parler de l’autre William Gibson, celui qui avait écrit… comment s’appelait ce livre, déjà ?

Quelques geeks de son ancienne école l’avaient lu. Neuromancien, voilà.

— Vous n’aurez pas besoin de vous « brancher à la matrice », poursuivit Kuroda. L’implant a déjà une connexion sans fil avec le processeur de signaux – l’œilPod, comme vous l’avez si joliment baptisé –, et je peux bricoler celui-ci pour qu’il me transmette également ses données via l’Internet. Je vais le paramétrer pour qu’il m’envoie une copie du flux rétinien brut qu’il reçoit de l’implant, et également une copie de ce qu’il retransmet – les signaux corrigés –, de sorte que je pourrai vérifier la validité des corrections. Il est possible que certains de mes algorithmes de codage aient besoin d’être ajustés.

— Heu, j’aurai besoin de pouvoir le désactiver. Vous savez, au cas où…

Elle ne termina pas sa phrase. Elle ne pouvait pas dire « au cas où je voudrais flirter avec un garçon » devant sa mère…

— Eh bien, dit Kuroda, essayons de faire simple. Je vais installer un interrupteur central. De toute façon, vous devrez tout éteindre pendant votre vol de retour, parce que l’implant et l’œilPod ont une connexion Bluetooth. Vous connaissez les règles de sécurité à bord des avions.

— D’accord.

— La connexion Wi-Fi me permettra également de vous envoyer des mises à jour du logiciel. Quand elles seront prêtes, vous devrez les télécharger dans l’œilPod, et peut-être aussi dans votre implant post-rétinien. Il contient des microprocesseurs qu’on peut flasher avec de nouvelles instructions.

— Entendu, dit Caitlin.

— Très bien. Laissez-moi l’œilPod pour l’instant, et je vais l’équiper de son émetteur Wi-Fi. Vous pourrez venir le récupérer demain avant votre départ.

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