Dès que Shoshana arriva à l’Institut Marcuse ce samedi matin, Dillon, Silverback et elle se rendirent sur l’île. Chobo était dans le pavillon, adossé à l’un des montants en bois qui en formaient la structure.
Hello, Chobo, fit Marcuse quand ils furent tous à l’intérieur. Avec ses gros doigts boudinés, il avait quelques difficultés à faire certains signes.
Hello, professeur, répondit Chobo. Marcuse était le seul à exiger du singe qu’il utilise un titre honorifique plutôt que son prénom. Mais ce n’était rien à côté de William Lemmon, le grand directeur des études menées par Roger Fout avec Washoe dans les années 70. Lemmon exigeait de Washoe et des autres singes qu’ils lui baisent l’anneau qu’il portait au doigt quand il venait, comme s’il était le pape des singes.
Tableau de Shoshana bon, fit Marcuse.
Chobo montra les dents dans un large sourire. Chobo peindre ! Chobo peindre !
Oui. Maintenant, veux-tu peindre… Ses grosses mains s’immobilisèrent, et Shoshana se demanda s’il avait décidé qu’il ne voulait pas se voir caricaturer par un singe. Au bout d’un instant, il reprit les signes : Dillon ?
Chobo leva les yeux d’un air songeur vers le jeune étudiant à la barbiche blonde. Celui-ci portait un T-shirt et un pantalon noirs, et Shoshana espérait que ce n’étaient pas les mêmes que la veille…
Peut-être… peut-être… fit Chobo.
Dillon sembla surpris du rôle qu’on venait de lui attribuer, mais il alla s’asseoir sur l’un des deux tabourets et prit la pose. On aurait dit Le Penseur de Rodin. Shoshana sourit devant ce spectacle.
Mais Chobo leva les bras au ciel en poussant un petit cri plaintif, puis il sortit du pavillon en courant à quatre pattes. Shoshana interrogea Marcuse du regard. Celui-ci acquiesça et elle sortit à son tour pour aller voir le singe, qui se tenait maintenant accroupi derrière la statue du Législateur.
Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle. Elle se baissa et prit Chobo dans ses bras. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Chobo jeta un coup d’œil vers le pavillon, puis se tourna vers Shoshana. Pas de gens. Pas regarder, fit-il. Peu de choses étaient susceptibles de l’embarrasser. En fait, il avait fallu beaucoup d’efforts pour le convaincre de ne pas se masturber ni déféquer devant les visiteurs importants. Mais lorsqu’il s’agissait de son art, il se sentait mal à l’aise, du moins pendant qu’il peignait.
Si nous partir, toi peindre Dillon ?
Un petit silence, et Chobo répondit finalement : Peindre Shoshana.
Encore ? Pourquoi ?
Shoshana jolie.
Elle se sentit rougir.
Shoshana avoir queue-de-cheval, ajouta Chobo.
Elle avait conscience que ce serait mieux si on pouvait lui faire peindre quelqu’un d’autre. Sinon, les sceptiques diraient que le singe était tombé par hasard sur une combinaison de formes que Marcuse et compagnie avaient arbitrairement considérée comme représentant Shoshana, et qu’il reproduisait simplement ces formes à la demande pour obtenir une récompense – ce qui n’était pas très différent d’une bonne partie des dessinateurs humoristiques, songea Shoshana : l’auteur de The Family Circus semblait avoir un répertoire limité à sept ou huit dessins de base.
Très bien, fit-elle. Peins-moi, et ensuite Dillon, d’accord ?
Shoshana savait bien qu’elle manipulait le pauvre singe. Bien sûr, il pouvait la peindre quoi qu’elle dise. Au bout d’un moment, Chobo lui fit : Oui oui.
Elle lui tendit la main. Il lui enlaça les doigts et ils retournèrent ensemble au petit pavillon, sous le chaud soleil du matin.
— Chobo va peindre un autre portrait de moi, annonça Shoshana quand ils eurent franchi le seuil.
Marcuse fronça les sourcils. Elle passa à la langue des signes pour que Chobo puisse suivre. Et après, Chobo va peindre Dillon – hein, Chobo, d’accord ?
Chobo haussa les épaules. Peut-être.
— Très bien, fit Shoshana. Tout le monde dehors, s’il vous plaît. Vous savez qu’il n’aime pas peindre en public.
Marcuse ne semblait pas très content de recevoir des ordres d’une subordonnée, mais il suivit Dillon dehors. Shoshana examina une dernière fois la pièce pour s’assurer que les caméras supplémentaires qu’ils avaient installées la veille couvraient bien à la fois Chobo et la toile. Puis elle se dirigea à son tour vers la porte. En sortant, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, et fut très étonnée de voir Chobo étirer ses longs bras devant lui, les mains jointes, comme pour s’échauffer.
Et l’artiste se mit au travail.
Ce point spécial ! Comme il est merveilleux, mais également frustrant !
Le flot de données qui s’en dégageait ne suivait pas toujours le même chemin, mais il finissait toujours au même endroit – et j’entrepris donc de l’intercepter juste avant qu’il ne l’atteigne.
Le phénomène des étranges éclairs brillants ne s’était pas répété, et pendant un bon moment, je fus incapable de comprendre quoi que ce soit à ces données qui s’écoulaient du point. Mais maintenant, le flot de données était redevenu un reflet de moi-même. Mais comme c’était bizarre ! Au lieu de la perspective sans cesse changeante à laquelle je m’étais habitué, le flot de données semblait se focaliser pendant une période significative sur une très petite portion de la réalité, et… et il semblait y avoir une distorsion dans l’écoulement du temps. J’essayai de déterminer la signification éventuelle de cette minuscule partie de l’univers, mais c’est alors que le flot de données redevint totalement incompréhensible, une fois de plus.
Après avoir mangé quelques petits biscuits à l’avoine – que sa mère s’était procurés auprès des Mennonites –, Caitlin et le Dr Kuroda redescendirent au sous-sol. Caitlin avait basculé son œilPod en mode simplex pendant leur pause, mais elle le remit en duplex et entreprit d’observer de nouveau le webspace.
— Très bien, dit Kuroda en s’installant dans son fauteuil. Nous avons un arrière-plan du Web constitué d’automates cellulaires – mais que sont exactement ces cellules ? Je veux dire par là que, même s’il s’agit de simples bits d’information, il faut quand même qu’elles viennent de quelque part, non ?
— Des capacités de stockage inutilisées ? proposa Caitlin.
Elle savait que les disques durs stockent les données par blocs de taille fixe. L’ordinateur que son père avait acheté hier avait probablement un disque formaté en NTFS, c’est-à-dire avec des blocs de quatre kilo-octets, et si un fichier ne faisait que trois kilo-octets, le quatrième restait tout simplement inutilisé.
— Non, je ne crois pas, dit Kuroda. Il est impossible de lire ou d’écrire dans ces espaces. Même si les protocoles web pouvaient y accéder sur les serveurs, vous ne verriez pas ces bits d’information clignoter rapidement. Non, c’est forcément autre chose qui se trouve là-bas – dans les tuyaux qui acheminent l’information. (Il réfléchit un instant.) Pourtant, je ne vois rien dans les modèles TCP/IP ou OSI qui puisse produire des automates cellulaires. Je me demande vraiment d’où ils viennent…
— Des paquets de données perdus, dit soudain Caitlin en se redressant sur son fauteuil.
Kuroda eut l’air à la fois intrigué et impressionné.
— C’est possible.
À chaque instant, des centaines de millions de gens utilisent l’Internet, et leurs ordinateurs envoient des tonnes d’informations regroupées dans ce qu’on appelle des paquets de données – l’unité de base des communications sur le Web.
Chaque paquet contient l’adresse de sa destination, qui peut être un serveur hébergeant une page web. Mais le trafic ne va pratiquement jamais directement à la destination finale. En général, cela implique de nombreuses étapes, les informations transitant par des routeurs, des répéteurs et des nœuds d’échange, chacun s’efforçant de rapprocher le paquet de sa destination prévue.
Il arrive que le routage devienne terriblement complexe, surtout quand les paquets sont rejetés par un composant du réseau. Cela peut se produire quand plusieurs paquets arrivent en même temps : un seul est accepté, selon un processus aléatoire, tandis que les autres sont rejetés et invités à retenter leur chance plus tard. Mais certains paquets ne sont jamais acceptés par leur destination finale, tout simplement parce que l’adresse indiquée est invalide, ou que le site visé est saturé, ou inactif. Et ces paquets sont définitivement perdus.
— Des paquets perdus… répéta Kuroda. (Caitlin l’imagina secouant la tête.) Mais ces paquets de données finissent par expirer.
Effectivement, c’était le cas pour la plupart. Caitlin savait que chaque paquet contient un « compteur de sauts », et que ce compteur est décrémenté de un à chaque fois qu’il passe par un relais. Pour éviter d’encombrer l’infrastructure avec des paquets orphelins, quand un routeur reçoit un paquet dont le compteur est à zéro, il l’efface.
— Les paquets perdus sont censés expirer, rectifia Caitlin, mais que se passe-t-il quand un paquet est corrompu, de sorte qu’il n’a plus son compteur de sauts, ou que celui-ci ne peut plus se décrémenter correctement ? J’imagine que ce genre de corruption peut se produire, quand un routeur est défectueux ou un câblage incorrect, ou qu’un logiciel est bogue. Et comme il circule des milliards de milliards de paquets chaque jour, même si un pourcentage infime est corrompu, ça en laisse quand même un nombre énorme qui erre sans fin, vous ne croyez pas ? Surtout quand la destination prévue n’existe pas, soit parce que l’adresse a été corrompue en même temps que le compteur, ou que le serveur est déconnecté du réseau.
— Vous savez beaucoup de choses sur les réseaux, dit Kuroda d’un air impressionné.
— Ha ! À votre avis, qui a installé le réseau dans cette maison ?
— Je pensais que votre père…
— Oh, il se débrouille pas mal maintenant, dit-elle. C’est moi qui lui ai appris. Lui, vous savez, il fait de la physique théorique. C’est tout juste s’il sait se servir du four à micro-ondes.
Le fauteuil de Kuroda grinça.
— Ah…
Caitlin était de plus en plus excitée. Elle sentait qu’elle approchait de quelque chose d’important.
— Bon, fit-elle, toujours est-il qu’il y a probablement quelques… quelques paquets fantômes qui persistent encore un moment alors qu’ils auraient dû normalement disparaître. Et pensez à ce qui s’est passé tout récemment en Chine : une immense partie du Web a été coupée à cause d’histoires de pannes électriques ou je ne sais quoi. D’un seul coup, des milliards de milliards de paquets de données destinés à la Chine n’ont plus eu aucun moyen d’atteindre leur destination. Même si une fraction infinitésimale de ces paquets ont été corrompus, cela a quand même entraîné une augmentation énorme du nombre de paquets fantômes.
— Des « paquets fantômes », hein ?
Kuroda avait apporté une tasse de café, et elle l’entendit cogner contre la soucoupe. Il devait en avoir bu une gorgée. Il poursuivit :
— Oui, peut-être. Il est possible qu’un bug système, ou un problème de logiciel dans un routeur, génère ces paquets depuis des années, dans certaines circonstances… et dans la mesure où cela ne gêne pas les utilisateurs, personne ne l’aura jamais remarqué.
Il s’agita dans son fauteuil et poursuivit :
— Mais ces paquets ne sont peut-être pas du tout immortels. Il s’agit peut-être simplement du flux et reflux naturel de paquets perdus qui vont expirer, et tandis qu’ils s’efforcent en vain d’atteindre leur destination, leurs compteurs se décrémentent normalement, et c’est ce décompte qui les fait osciller entre noir et blanc dans votre perception. Chaque paquet peut avoir jusqu’à 256 permutations – c’est le nombre maximum de sauts qu’ils peuvent faire, car le compteur est codé sur un seul octet. Mais cela représente encore un joli nombre d’itérations pour une règle d’automates cellulaires.
Il s’interrompit un instant. Caitlin crut presque l’entendre hausser les épaules.
— Mais cela dépasse largement mon domaine, reprit-il. Je suis un théoricien de l’information, pas des réseaux, et…
Caitlin se mit à rire.
— Qu’y a-t-il ? demanda Kuroda.
— Désolée. Est-ce qu’il vous arrive de regarder Les Simpson ?
— Non, pas vraiment. Mais ma fille aime bien.
— Il y a cet épisode où Homer se retrouve astronaute, et deux journalistes parlent de l’équipage qui va partir en mission spatiale. Le premier dit : « C’est une sacrée brochette. On les a surnommés « Les trois mousquetaires », ha ! ha ! » Et l’autre – c’est Tom Brokaw – précise : « Et il y a effectivement de quoi rire : il y a un mathématicien, une autre sorte de mathématicien, et un statisticien. »
Kuroda éclata de rire, puis il dit :
— En fait, il existe trois sortes de mathématiciens : ceux qui savent compter, et ceux qui ne savent pas.
Ce fut au tour de Caitlin de sourire.
— Mais sérieusement, mademoiselle Caitlin, si vous envisagez une carrière de mathématicien ou d’ingénieur, vous devrez bel et bien vous choisir une spécialité.
Elle prit un ton pince-sans-rire.
— Je vais me concentrer sur le nombre 8 623 721 – je suis sûre que personne ne l’a encore pris.
Kuroda eut de nouveau son petit rire sifflant.
— N’empêche, dit-il, je crois que nous avons besoin d’en discuter avec un spécialiste. Voyons, en Israël, il est… ah, seulement huit heures du soir. On doit pouvoir encore la contacter.
— Qui ça ? Anna ?
— Exactement. Anna Bloom, la cartographe du réseau. Je vais lui envoyer un message pour voir si elle est en ligne. Y a-t-il une webcam sur ce nouvel ordinateur ?
— Mon père n’a sans doute pas pensé que je pourrais en avoir besoin… dit doucement Caitlin.
— Ma foi, il… Ah ! Il est plus optimiste que vous ne le pensez, mademoiselle Caitlin. Il y en a une juste là, posée sur la tour. (Il pianota un instant sur le clavier, puis :) Oui, Anna est bien chez elle, et connectée. Je vais l’appeler pour une webconférence…
— Konnichi wa, Masayuki-san, fit la même voix que Caitlin avait entendue au téléphone, le soir où elle avait vu le Web pour la première fois.
Mais la femme passa aussitôt à l’anglais, sans doute parce qu’elle voyait que Kuroda était en compagnie d’une Occidentale.
— Ah, mais qui est cette ravissante jeune personne ? Le Dr Kuroda sembla légèrement embarrassé.
— C’est Mlle Caitlin.
Bien sûr, Anna ne l’avait pas vue quand elles avaient parlé ensemble. Elle parut surprise.
— Mais où êtes-vous ?
— Au Canada.
— Ah ! Est-ce qu’il neige ?
— Pas encore, répondit Kuroda. On n’est qu’en septembre, après tout.
— Hello, Caitlin, dit Anna.
— Hello, professeur Bloom.
— Tu peux m’appeler Anna. Alors, que puis-je pour vous ?
Kuroda lui récapitula ce qu’ils avaient imaginé jusqu’à présent : des légions de paquets fantômes, flottant à l’arrière-plan du Web et s’organisant à la manière d’automates cellulaires. Il conclut par :
— Alors, qu’en pensez-vous ?
— C’est une idée originale, répondit lentement Anna.
— Est-ce que ça pourrait marcher ? demanda Caitlin.
— Eh bien… oui, pourquoi pas. C’est un scénario darwinien, n’est-ce pas ? Des paquets mutants, qui parviennent à survivre mieux que les autres en rebondissant sans cesse. Mais le Web se développe rapidement, avec de nouveaux serveurs chaque jour, de sorte qu’il ne risque pas d’être saturé par une population de tels paquets fantômes qui s’accroît lentement – ou du moins, il ne l’est manifestement pas encore pour l’instant.
— Et le Web n’a pas de globules blancs pour traquer impitoyablement les cellules inutiles, dit Caitlin. Ces paquets pourraient durer éternellement.
— Oui, fit Anna, c’est plausible. Et j’imagine – note bien que c’est une idée que je tire de mon chapeau, là… – que la somme de contrôle d’un paquet détermine si tu le vois en noir ou blanc : par exemple, il pourrait être noir quand la somme est paire, et blanc quand elle est impaire, ou le contraire. Si le compteur de sauts change à chaque étape sans jamais atteindre zéro, la somme de contrôle change à chaque fois, elle aussi, et c’est ce qui donne cet effet de permutations.
— J’avais bien imaginé quelque chose de ce genre, dit Kuroda, mais j’avoue que je n’avais pas pensé à la somme de contrôle.
— Et en plus, dit Caitlin en s’adressant à Kuroda, vous avez dit que les règles des automates cellulaires peuvent apparaître de façon naturelle, n’est-ce pas ? Comme cet escargot qui s’en sert pour peindre sa coquille ? Alors, peut-être que tout cela est apparu spontanément.
— Peut-être, effectivement, dit Kuroda qui semblait intrigué.
— Hmm, fit Anna, je sens un article qui se prépare…
— Vous aimeriez être mathématicienne plus tard, mademoiselle Caitlin, c’est bien ça ? demanda Kuroda.
Je suis déjà mathématicienne, pensa Caitlin, mais elle se contenta de répondre :
— Oui.
— Que diriez-vous de prendre un peu d’avance sur la concurrence en cosignant vos premières pages avec le professeur Bloom et moi-même ? « De la génération spontanée d’automates cellulaires dans l’infrastructure du World Wide Web. »
Caitlin souriait jusqu’aux oreilles.
— Cool !