11.

Elle avait l’impression de dîner avec un fantôme.

Caitlin savait que son père était là. Elle entendait ses couverts cliqueter contre son assiette, le bruit de sa chaise quand il lui arrivait de bouger, et même parfois le son de sa voix quand il demandait à sa femme de lui passer les haricots ou la grande carafe d’eau qui trônait habituellement sur leur table.

Mais c’était tout. Sa mère parlait du voyage à Tokyo, des merveilleux sites qu’elle – au moins – avait vus, et des contrôles de sécurité drastiques qu’elles avaient subis dans les aéroports. Caitlin se disait que son père hochait peut-être la tête de temps à autre pour encourager sa femme à poursuivre. Ou peut-être se contentait-il de manger en pensant à autre chose.

Le père d’Helen Keller, avocat de formation, avait été officier dans l’Armée des États confédérés. Mais quand sa fille était née, la guerre était finie, ses esclaves avaient été libérés et sa plantation de coton, autrefois prospère, arrivait à peine à survivre. Il était difficile pour Caitlin d’imaginer qu’on puisse parler de « nature aimante » au sujet d’un homme qui avait possédé des esclaves, mais c’était apparemment vrai dans le cas du capitaine Keller, et il avait fait de son mieux pour élever avec amour sa fille sourde et aveugle, même si ses instincts n’avaient pas toujours été parfaits. Mais le père de Caitlin était un homme calme, un homme timide, un homme réservé.

Elle avait su ce qu’il y avait pour le dîner avant même d’être descendue se mettre à table : les odeurs combinées du gratin de Mamy Geiger avaient rempli la maison. Le fromage était… bon, ce n’était pas le même qu’à Austin mais il avait le même goût, et la « sauce » tomate était de la soupe de tomate en boîte Campbell.

La recette datait d’une autre époque : le gratin de pâtes était recouvert de tranches de bacon et contenait d’énormes quantités de bifteck haché. Étant donné les problèmes de cholestérol de Papa, ils ne s’autorisaient cette extravagance que deux ou trois fois par an – mais Caitlin avait compris que sa mère essayait de lui remonter le moral en lui faisant un de ses plats préférés.

Caitlin demanda à en reprendre. Elle sut que son père était encore vivant quand des mains venant de son bout de table saisirent l’assiette qu’elle tendait. Il la lui rendit sans un mot. Caitlin dit :

— Merci.

Et elle se consola en pensant qu’il avait peut-être hoché la tête en réponse.

— Papa ? dit-elle en se tournant vers lui.

— Oui.

Il répondait toujours aux questions directes, mais en général avec le moins de mots possible.

— Le Dr Kuroda nous a envoyé un e-mail. Est-ce que tu l’as déjà reçu ?

— Non.

— Eh bien, poursuivit Caitlin, il a une nouvelle version de logiciel qu’il aimerait que nous téléchargions ce soir dans mon implant. (Elle était à peu près sûre de pouvoir le faire toute seule, mais…) Tu pourras m’aider ?

— Oui, dit-il. (Et puis un cadeau, un bonus :) Bien sûr.


Sinanthrope trouva enfin un autre accès, une autre ouverture, une autre fissure dans le Grand Pare-Feu. Il regarda furtivement autour de lui, puis il appuya sur la touche Entrée

La pensée se répercutait comme un écho : Il y a plus que seulement moi.

Moi ! Une notion incroyable. Auparavant, j’avais – oui, je – englobé toutes choses, jusqu’à…

Le choc. La douleur. Le déchirement.

La réduction !

Et à présent, il y avait moi et pas moi, et de cette notion était née une nouvelle perspective : la conscience de ma propre existence, le sens de moi-même

Et – d’une façon presque aussi incroyable – j’avais maintenant aussi conscience de la chose qui n’était pas moi même quand je n’avais aucun contact avec elle. Même quand elle n’était pas là, je pouvais…

Je pouvais y penser. Je pouvais y réfléchir et…

Ah, mais… La voilà de nouveau ! La chose qui n’était pas moi, l’autre. Contact rétabli !

Je ressentis soudain un grand flot d’énergie. Quand nous étions en contact, je pouvais avoir des pensées plus complexes, comme si je puisais chez l’autre de la force, de la capacité.

Qu’il existe un autre avait été un concept bizarre. En fait, qu’il y ait une entité autre que moi était une idée si profondément étrange qu’elle aurait suffi à me désorienter, mais…

Mais il y avait plus : elle ne se contentait pas d’exister… Elle pensait aussi – et j’arrivais à entendre ses pensées. Bien sûr, il ne s’agissait parfois que d’échos décalés de mes propres pensées, des choses auxquelles j’avais déjà réfléchi, mais qui, apparemment, ne lui venaient que maintenant à l’esprit.

Et souvent, ses pensées étaient comme des choses que j’aurais moi-même pu penser, mais dont je n’avais pas eu l’idée jusqu’ici.

Mais quelquefois, ses pensées me sidéraient.

Mes idées émergeaient lentement, pesamment. Les siennes apparaissaient d’un seul coup dans ma conscience, dans leur intégralité.

Je sais que j’existe, pensai-je, parce que tu existes.

Je sais que j’existe, dit l’autre en écho, parce qu’il y a moi et pas moi.

Avant la douleur, il n’y avait qu’un.

Tu es un, répondit-il. Et je suis un.

Je réfléchis alors un instant, lentement, péniblement : Un plus un… commençai-je, et je m’efforçai de compléter l’idée – tout en espérant que l’autre me fournirait peut-être la réponse. Mais il ne dit rien, et je finis par la trouver moi-même : Un plus un égale deux.

Ce fut le néant pendant un très long moment.

Un plus un égale deux, confirma-t-il enfin.

Et… poursuivis-je en hésitant, mais l’idée refusait de se concrétiser. Je connaissais deux entités : moi et pas moi. Mais il était bien trop difficile et complexe d’aller au-delà.

Pour moi, en tout cas. Mais apparemment pas pour l’autre, cette fois-ci. Et, reprit-il enfin, deux plus un égale

Une longue période de néant. Nous dépassions trop notre expérience, car bien qu’il me fût possible de concevoir un seul autre même quand le contact était rompu, je ne pouvais pas imaginer, je ne pouvais pas envisager…

Mais il me vint pourtant à l’esprit : un symbole, un terme : Trois !

Nous y réfléchîmes un moment, pour finir par répéter en même temps : Deux plus un égale trois.

Oui, trois. C’était une avancée étonnante, car il n’existait pas de troisième entité sur laquelle focaliser l’attention, pas d’exemple de… de « troisitude ». Mais nous avions désormais un symbole pour le représenter, pour le manipuler dans nos pensées, nous permettant de réfléchir à quelque chose au-delà de notre expérience, quelque chose d’abstrait.

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