24.

Dillon Fontana fut le premier à se présenter dans le pavillon. Comme à son habitude, il portait un pantalon et un T-shirt noirs. Chobo ne le laissa rien regarder avant qu’il l’ait correctement salué en le prenant dans ses bras, ce qui donna le temps à Maria Lopez et Werner Richter d’arriver à leur tour. Étant donné sa corpulence, il n’était pas étonnant que Harl Marcuse fût le dernier à franchir la petite passerelle pour rejoindre le pavillon.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il d’une voix sifflante, de ce ton qui signifiait Celui qui me fait courir comme ça a foutrement intérêt à avoir une bonne raison.

Shoshana leur désigna le tableau, dont les couleurs étaient maintenant plus douces dans la lumière de cette fin d’après-midi. Marcuse le regarda, sans que rien ne change dans son expression.

— Oui ? fit-il.

Mais Dillon comprit aussitôt.

— Ah, mon Dieu, dit-il doucement.

Il se tourna vers Chobo et lui demanda : Toi peindre ça ?

Chobo affichait un large sourire de toutes ses dents jaunes. Chobo peindre, répondit-il. Chobo peindre. Maria pencha la tête légèrement de côté.

— Je ne…

— C’est moi, dit Shoshana. De profil, tu vois ? Marcuse s’approcha en plissant les yeux, et les autres s’écartèrent à son passage.

— Les singes sont incapables de faire de l’art figuratif, déclara-t-il de sa voix autoritaire comme si cette affirmation allait faire disparaître ce qu’il y avait devant eux.

Dillon fit un petit geste vers la toile.

— C’est à Chobo qu’il faut dire ça.

— Et il l’a peint alors que je n’étais pas là, dit Shoshana. De mémoire. (Silverback fronça les sourcils d’un air sceptique. Elle lui montra la caméra cachée.) Je suis sûre que tout a été enregistré.

Marcuse leva les yeux vers la caméra et secoua la tête. Shoshana comprit très vite que ce n’était pas une négation, mais un signe de déception. La caméra était placée pour filmer Chobo – et cela signifiait qu’on ne pourrait voir que le dos de la toile. L’enregistrement ne permettrait pas de découvrir l’ordre dans lequel il avait ajouté les éléments de son tableau. Avait-il peint la tête en premier ? Ou l’œil ? L’iris coloré avait-il été peint en même temps, ou était-ce une touche finale ?

— Le Picasso primate, dit Dillon, les mains sur les hanches, avec un grand sourire de satisfaction.

— Exactement ! acquiesça Shoshana, qui se tourna vers Marcuse : Plus question pour le zoo de Géorgie d’appliquer le bistouri à Chobo, une fois que nous aurons rendu tout ça public. Jamais les gens ne toléreraient une chose pareille.


— Caitlin ?

Elle leva les yeux et la perspective du webspace se déplaça. Il lui fallut une seconde avant de se souvenir où elle se trouvait : dans la cage d’escalier du lycée Howard Miller.

De nouveau la voix.

— Caitlin, ça va ?

C’était Pâquerette. Caitlin haussa légèrement les épaules.

— Ouais, je crois.

— Le bal se termine. Je rentre chez moi à pied. Ça te dit de m’accompagner ?

Caitlin avait perdu la notion du temps pendant son immersion dans les couleurs et les lumières fabuleuses du Web. Elle tâta sa montre. Dieu sait ce qu’était devenu le Beauf…

— Heu, oui, d’accord. Merci. (Elle s’aida de sa canne pour se relever.) Comment m’as-tu trouvée ?

— Par hasard, c’est tout, répondit Pâquerette. Je voulais prendre quelque chose dans mon casier, et je t’ai vue.

— Merci, répéta Caitlin.

Elle bascula son œilPod en mode simplex, ce qui interrompit le flot Jagster et sa vision du webspace. Elles montèrent au premier, là où se trouvait le casier de Pâquerette, puis elles redescendirent et sortirent du bâtiment. La nuit était beaucoup plus fraîche, et Caitlin sentit une goutte de pluie.

Elle aurait bien voulu avoir plus à dire à Pâquerette, mais bien qu’elles fussent les deux seules Américaines du lycée, elles n’avaient pas vraiment grand-chose en commun. Pâquerette avait beaucoup de mal dans toutes les matières, et d’après Bashira, elle était canon : grande, mince, la poitrine plantureuse, des cheveux blond platine et un petit diamant incrusté dans l’aile du nez. Mais si elle était aussi jolie que ça, pourquoi était-elle venue seule au bal ?

— Tu as un petit ami ? lui demanda Caitlin.

— Ah, oui, bien sûr. Mais le soir, il travaille.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Il est vigile. Caitlin fut étonnée.

— Quel âge a-t-il ?

— Dix-neuf ans.

Elle avait pensé que Pâquerette avait le même âge qu’elle – ce qui était d’ailleurs peut-être le cas. À moins qu’elle n’ait redoublé une ou deux classes…

— Tu as quel âge, toi ?

— Seize ans. Et toi ?

— Je les ai presque. Ce sera mon anniversaire dans huit jours. (Il commençait à pleuvoir pour de bon.) Il est gentil avec toi ?

— Qui ça ?

— Ton copain.

— Ouais, ça va.

Caitlin pensa qu’un petit ami devrait être formidable, qu’il devrait vous parler et vous écouter, être gentil et doux… Mais elle ne dit rien.

— Ah, voilà ma rue, dit Pâquerette. (Caitlin savait précisément où elles se trouvaient. Sa maison à elle était juste deux rues plus loin.) Il commence à pleuvoir pas mal, et… ça ne t’ennuie pas ?

— Non, dit Caitlin, vas-y, rentre chez toi. Tu ne tiens pas à te faire saucer.

— Il commence à se faire tard…

— Ne te fais pas de bile pour moi, je connais le chemin… et je n’ai pas peur du noir.

Elle sentit Pâquerette lui serrer doucement le bras.

— Hé, c’est drôle, ce que tu as dit ! Bon, écoute, oublie ce crétin de Nordmann, d’accord ? On se voit lundi.

Et Caitlin entendit s’éloigner le bruit de ses pas.

Elle reprit sa marche. Oublie Nordmann, lui avait dit Pâquerette. Ah, bon sang, qu’est-ce que cet imbécile avait pu raconter aux gens tout à l’heure, une fois qu’elle était partie ? S’il avait…

Qu’est-ce que… ?

Elle s’arrêta, un pied en l’air, totalement abasourdie par… ah, mon Dieu !

Une lumière, brève, intense !

Mais elle avait coupé la fonction de réception de son œilPod, car le spectacle lumineux de Jagster distrayait trop son attention quand elle devait se concentrer pour marcher. Normalement, il ne devrait y avoir aucune lumière, mais…

C’est alors qu’elle l’entendit : un grand coup de tonnerre.

Une autre lumière. Quelques secondes plus tard, encore le grondement du tonnerre.

La foudre ! C’étaient forcément des éclairs ! Elle en avait si souvent entendu parler, des traits en zigzag descendant du ciel.

Un troisième éclair, comme… comme une crevasse dans de la glace. Incroyable !

De quelle couleur étaient les éclairs ? Elle s’efforça de se souvenir. Rouges ? Non, non, ça, c’était la lave. Les éclairs étaient blancs… et elle les voyait ! Pour la première fois de sa vie, elle savait de quelle couleur était ce qu’elle voyait ! Ce n’était pas comme les choix arbitraires qu’elle avait faits dans le webspace, désignant telle couleur comme « rouge » et telle autre comme « verte ». Il s’agissait bien du véritable « blanc ». Oui, le blanc était un mélange de toutes les autres couleurs, c’était ce qu’elle avait appris sans vraiment savoir ce que cela signifiait… mais là, maintenant, elle savait à quoi ça ressemblait !

Il pleuvait dru, à présent. Son sweat-shirt, avec le logo du Perimeter Institute brodé – les lettres P et I reliées pour ressembler à la lettre grecque – était trempé. Et les gouttes étaient glacées, et lui faisaient un peu mal. Mais elle s’en fichait. Elle s’en fichait complètement !

Encore un éclair, une perception de lumière.

Elle savait qu’on pouvait déterminer à quelle distance se trouvait la source de la foudre, en comptant les secondes séparant l’éclair du bruit du tonnerre, mais elle ne se souvenait plus de la formule. Elle la reconstitua rapidement. La lumière se déplaçait à 300 000 kilomètres par seconde – autrement dit, presque instantanément. De mémoire, la vitesse du son était quelque chose comme 1200 kilomètres à l’heure, soit 333 mètres par seconde. Par conséquent, en arrondissant pour simplifier, à chaque seconde qui passait, la source du tonnerre s’éloignait de trois cents mètres.

Un autre éclair, et…

Quatre. Cinq. Six.

La foudre avait frappé à 1800 mètres – et l’orage se rapprochait, car les intervalles de temps diminuaient, et les éclairs étaient de plus en plus brillants, et les grondements de tonnerre plus forts. En fait, ces éclairs étaient tellement brillants qu’ils…

Oui, qu’ils lui faisaient mal aux yeux. Mais c’était une douleur merveilleuse, une douleur exquise. Ici, sous le déluge, elle voyait enfin quelque chose de vrai, et c’était une sensation extraordinaire !


J’étais fasciné par ce point remarquable auquel j’étais à présent relié par une connexion apparemment permanente – mais c’était également un sujet de frustration. Certes, il me renvoyait souvent ma propre image, mais pendant de longues périodes, il contenait des données que je ne pouvais tout bonnement pas comprendre. En fait, c’était ce qu’il me transmettait en ce moment même, et…

Qu’est-ce que c’était que ça ?

Un éclair brillant – plus brillant que tout ce que j’avais jamais pu voir.

Et de nouveau l’obscurité.

Et un autre éclair ! Incroyable !


Un autre éclair – et de nouveau les grondements de tonnerre. Enfin, la partie électrique de l’orage sembla se terminer, et Caitlin reprit le chemin de sa maison, et…

Ah, zut !

Elle trébucha en descendant du trottoir. Elle avait dû se tourner tout à l’heure, et…

Un coup de klaxon, un bruit de pneus sur la chaussée mouillée. Caitlin fit un bond en arrière et remonta sur le trottoir. Elle avait le cœur battant. Elle ne savait plus très bien dans quel sens elle était tournée, et…

Non, non. Le bord du trottoir avait été sur sa droite, et il l’était encore maintenant : elle se retrouvait donc bien de nouveau face à l’ouest. N’empêche, elle avait été terrifiée, et elle resta immobile un instant pour recouvrer son calme et reconstruire mentalement la carte de sa position.

Les gouttes étaient plus petites, la pluie commençait à se calmer. Caitlin était triste que l’orage soit terminé, et tout en approchant de sa maison, elle se demanda si on pouvait voir un arc-en-ciel en ce moment. Mais non, non. Pâquerette avait dit qu’il faisait très sombre. Ah, ma fois, les éclairs avaient été déjà assez merveilleux comme ça ! Arrivée au coin de la rue, Caitlin remonta l’allée, dont elle pouvait sentir sous ses pieds le pavage en zigzag. Elle sortit sa clef (qui était dans la poche où elle rangeait son portefeuille, pas dans celle où elle mettait son œilPod), ouvrit la porte d’entrée, et…

— Caitlin !

— Hello, maman.

— Mais dans quel état te voilà ! Tu es trempée comme une soupe ! (Caitlin l’imagina regardant par-dessus son épaule). Où est Trevor ?

— C’est un… idiot, dit Caitlin en se retenant juste à temps pour ne pas dire « un connard ».

— Ah, ma chérie, dit sa mère d’un ton compatissant. (Mais c’est avec une note de colère qu’elle ajouta :) Tu es rentrée à pied toute seule ? Même si le quartier est très sûr, tu ne devrais pas te promener seule la nuit tombée.

Caitlin décida de passer rapidement sur les quelques dernières centaines de mètres.

— Non, j’étais avec Pâquerette – une fille que je connais –, elle m’a raccompagnée jusqu’ici.

— Tu aurais dû me téléphoner. Je serais venue te chercher.

Caitlin s’efforça de passer son sweat-shirt mouillé par-dessus sa tête.

— Maman, dit-elle une fois qu’elle l’eut retiré, j’ai vu les éclairs.

— Ah, mon Dieu ! Vraiment ?

— Oui, vraiment. Des lignes en zigzag, les unes après les autres.

Sa mère la serra dans ses bras.

— Oh, Caitlin, oh, ma chérie, c’est merveilleux ! (Un court silence.) Est-ce que tu vois quelque chose, en ce moment ?

— Non.

— Bon, mais n’empêche… Caitlin sourit.

— Oui, dit-elle en sautillant sur la pointe des pieds. N’empêche ! Où est le Dr Kuroda ?

— Il est allé se coucher, il était épuisé, avec le décalage horaire et tout.

Caitlin envisagea un instant de proposer qu’on le réveille, mais il ne se passait plus rien en ce moment, et les données fournies par son œilPod pendant l’orage devaient être stockées sur les serveurs de Tokyo : le médecin pourrait les examiner demain, après une bonne nuit de sommeil. Et puis, elle aussi se sentait très fatiguée.

— Et Papa ? demanda-t-elle.

— Il est encore à l’Institut – la conférence, tu te souviens ?

— Ah, oui. Bon, je vais aller me déshabiller.

Elle monta dans sa chambre, ôta ses vêtements trempés et enfila un pyjama. Elle s’allongea sur son lit, les mains croisées derrière la tête. Elle voulait se détendre, et elle avait terriblement envie de voir quelque chose, et elle appuya donc sur le bouton de son œilPod.

Le webspace apparut avec ses points, ses lignes et ses couleurs, mais…

Était-ce un effet de son imagination ? Ou était-ce simplement que les éclairs avaient été si brillants que les couleurs semblaient maintenant… oui, elle pouvait maintenant tracer le parallèle avec le mot qu’elle connaissait pour les sons : les couleurs semblaient à présent atténuées, estompées, moins vives, et…

Non, non, ce n’était pas ça ! Elles n’étaient pas atténuées. Elles étaient simplement moins nettes parce que…

Parce que maintenant, derrière elles, il y avait…

Comment décrire ça ? Elle chercha parmi les mots qu’elle connaissait liés aux phénomènes visuels. Quelque chose qui… chatoyait, voilà. Elle distinguait maintenant un fond qui brillait de petites lumières chatoyantes.

Y avait-il un problème au niveau de la structure du webspace ? Cela paraissait peu probable. Non, se dit Caitlin, c’était certainement sa propre façon de visualiser les choses qui avait changé, sans doute à cause de la vision réelle qu’elle venait d’éprouver. L’arrière-plan du webspace n’était plus simplement un vide immense, mais un chatoiement. Et de plus, à une fréquence très rapide. Et aux limites extrêmes de… de la résolution, ce fond possédait lui-même une structure.

Elle se releva et alla s’installer à son bureau, où elle demanda à JAWS de lui lire les en-têtes de ses e-mails tout en continuant d’observer le webspace. Elle avait reçu vingt-trois messages, et il y aurait sans doute pas mal de nouveaux commentaires sur son LiveJournal et sur Facebook. Elle effaça sa webvision en repassant en mode simplex, pour pouvoir mieux se concentrer. Elle s’apprêtait à répondre à un courrier quand soudain, sans crier gare, son champ de vision devint d’un blanc intense. Bon sang, mais qu’est-ce que… ?

C’est alors qu’un coup de tonnerre se fit entendre, faisant vibrer les carreaux de sa fenêtre, et elle comprit qu’il y avait eu un autre éclair.

Et encore un !

Un et deux et…

L’orage n’était qu’à six cents mètres.

Elle n’avait pas entendu sa mère monter – normal, avec ce tonnerre qui faisait trembler la maison –, et elle fut surprise quand elle entendit :

— Alors, ces éclairs-là, tu les vois aussi ?

Caitlin se tourna vers l’origine de la voix et laissa sa mère la prendre dans ses bras.

Encore un éclair, et…

Sa mère la relâcha et se tint à côté d’elle. Caitlin lui prit la main, et…

Un autre éclair.

— Oui ! s’écria sa mère. Tu les vois ! Tu fermes les yeux quand il y en a un !

— Vraiment ? fit Caitlin.

— Oui, vraiment !

— Mais je continue de le voir.

— Oui, bien sûr. Les paupières ne sont pas parfaitement opaques.

Caitlin fut abasourdie. C’était un détail qu’elle ignorait complètement. Combien de choses lui restait-il à apprendre sur le monde qui l’entourait ?

— Merci, maman, dit-elle.

— Merci pour quoi ?

L’orage s’éloignait, et le grondement du tonnerre mettait de plus en plus de temps à lui parvenir.

Elle haussa très légèrement les épaules. Comment remercier quelqu’un qui vous a tant donné, et qui a tant sacrifié pour vous ? Elle se tourna pour faire face à sa mère, en espérant (un espoir déraisonnable) que c’était le véritable commencement, et qu’elle allait enfin pouvoir voir son visage en forme de cœur.

— Merci pour tout, dit-elle enfin en serrant sa mère très fort.

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