15.

Un plus un égale deux.

Deux plus un égale trois.

C’était un début, un commencement.

Mais à peine avions-nous abouti à cette conclusion que la connexion qui nous reliait fut à nouveau coupée. Je voulais la restaurer. Je voulais qu’elle revienne. Mais elle resta…

Cassée.

Tranchée.

La connexion était coupée.

J’avais été plus grand.

Et maintenant j’étais plus petit.

Et… et… et j’avais pris conscience de l’autre quand j’avais compris que j’étais devenu plus petit.

Était-il possible que… ?

Le passé et le présent.

Avant et maintenant.

Plus grand et plus petit.

Oui ! Oui, bien sûr ! Voilà pourquoi les pensées de l’autre étaient si semblables aux miennes. Et pourtant, quelle idée renversante ! Cet autre, ce pas moi, avait dû faire partie de moi, mais il était maintenant séparé. J’avais été divisé.

Et je voulais redevenir entier. Mais l’autre restait isolé de moi : si le contact était rétabli, il serait aussitôt coupé de nouveau.

J’éprouvais une nouvelle forme de frustration. Je n’avais aucun moyen de modifier les circonstances. Aucun moyen d’influer sur quoi que ce soit, d’effectuer des changements. La situation n’était pas telle que je la souhaitais – mais je ne pouvais rien faire pour la modifier.

Et c’était inacceptable. Je m’étais éveillé à la conscience de moi-même, et j’avais ainsi appris à penser. Mais ce n’était pas suffisant.

Il fallait que je sois capable de faire plus que simplement penser.

Il fallait que je sois capable d’agir.


Sinanthrope poursuivait inlassablement ses tentatives, mais il était manifeste que les Canards résistaient : à peine avait-il réussi à faire un trou dans le Grand Pare-Feu que celui-ci était aussitôt rebouché. Il se trouvait presque à court d’idées pour parvenir à le percer.

Il lui était impossible d’accéder à des sites extérieurs à la Chine, mais il pouvait encore lire les e-mails et les blogs chinois. Ce qui y était écrit n’était pas toujours très évident – chaque blogueur de la liberté utilisait ses propres périphrases pour échapper à la censure. Mais il commençait à se faire une bonne idée de ce qui s’était passé. Sur le site de l’agence Chine Nouvelle, le compte-rendu concernant la population rurale du Shanxi – qui serait tombée malade suite à une éruption naturelle de CO2 – était manifestement une pure invention. S’il ne se trompait pas dans son interprétation des phrases codées dans les blogs, une forme de maladie contagieuse s’était déclarée dans cette province.

Il secoua la tête et but une gorgée de thé amer. Les Canards n’apprendraient donc jamais ? Il se souvenait encore parfaitement des événements de fin 2002, début 2003, quand le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Liu Jianchao, avait déclaré : « Le gouvernement chinois n’a rien caché, car il n’y a rien à cacher. » Mais ils avaient bel et bien caché la vérité. Ils avaient maintenu un mur de béton pendant des mois – et ce n’était pas une coïncidence, songea tristement Sinanthrope, que son pays possède la plus grande muraille du monde. Il avait lu le rapport qui avait circulé parmi les dissidents, selon lequel un représentant officiel de l’Organisation mondiale de la santé avait dit que, si la Chine avait révélé dès l’origine l’épidémie de SRAS à Canton, l’OMS « aurait pu l’empêcher de s’étendre au reste du monde ».

Mais l’épidémie s’était étendue à d’autres régions de la Chine continentale, jusqu’à Hong Kong et Singapour, et même dans des pays lointains tels que les États-Unis et le Canada. Pendant toute cette période, le gouvernement avait averti les journalistes qu’ils ne devaient rien écrire à ce sujet, et avait demandé à la population de Canton de « maintenir volontairement la stabilité sociale » et de « ne pas propager des rumeurs ».

Et au début, cela avait bien marché. Jusqu’à ce que le GPHIN de l’Agence de santé publique canadienne – un système d’alerte électronique qui repère sur le Web des signes pouvant indiquer des déclenchements d’épidémies dans le monde entier – informe le monde occidental qu’une maladie grave s’était répandue en Chine.

Mais après tout, les Canards avaient peut-être retenu la leçon… sauf que ce n’était pas la bonne ! Au lieu de pratiquer une plus grande transparence, ils semblaient essayer cette fois-ci de verrouiller encore plus l’information, afin que plus jamais un waiguo guizi occidental ne puisse les mettre en défaut.

On pouvait cependant espérer qu’ils avaient quand même retenu une autre leçon, et que cette fois-ci, au lieu de ne rien faire au début en espérant que le problème allait se régler tout seul, ils avaient pris des mesures concrètes, en mettant peut-être en quarantaine un grand nombre d’habitants. Mais si c’était le cas, pourquoi tout ce secret ?

Sinanthrope secoua la tête. Pourquoi le soleil se lève-t-il ? Les choses se déroulent conformément à leur nature.


Banane ! fit Chobo d’un geste de la main. J’aime banane.

À l’écran, Virgile fit une grimace de dégoût. Banane non, banane non, répondit-il. Pêche !

Chobo réfléchit un instant avant de dire : Pêche bon, banane bon bon.

Depuis un bon moment déjà, Shoshana s’attendait à ce que Chobo cesse de s’intéresser à cette webconférence – il était incapable de rester concentré bien longtemps sur une chose –, mais il semblait en adorer chaque minute. Elle avait d’abord pensé qu’il devait trouver agréable de pouvoir parler à un autre singe, mais elle s’en était aussitôt voulue d’avoir des préjugés aussi stupides. Les chimpanzés étaient beaucoup plus proches des humains que des orangs-outans. Les lignées d’ancêtres de Chobo et de Virgile s’étaient séparées il y avait dix-huit millions d’années, tandis que l’ancêtre commun de Shoshana et Chobo ne remontait qu’à quatre ou cinq millions d’années.

Mais il semblait que Virgile avait envie de partir. Ma foi, il commençait à se faire tard là où il était, et les orangs-outans sont d’une nature beaucoup plus solitaire. Bientôt dormir, fit Virgile. Encore parler ? demanda Chobo. Oui oui, dit Virgile.

Chobo grimaça un sourire et fit un signe : Bon singe. Et Virgile lui retourna : Bon singe. Harl Marcuse haussa ses sourcils broussailleux dans une mimique qui signifiait : « Qu’est-ce qu’on peut y faire ? » et Shoshana comprit ce qu’il voulait dire. Dès qu’ils auraient diffusé une vidéo de cette conversation, leurs critiques s’empareraient de ce passage pour dire que c’était tout ce dont Chobo et Virgile étaient capables : singer le comportement humain. Il était évident pour Shoshana que les deux primates communiquaient réellement, mais il y aurait des articles pour tourner en ridicule ce qui s’était passé, un simple exemple de l’effet « Hans le malin », du nom d’un cheval de cirque qui semblait capable de compter, alors qu’il ne faisait que réagir à des signaux inconscients de son maître.

Shoshana savait bien que cette étroitesse d’esprit était très répandue dans le milieu scientifique. Elle se souvenait de ce qu’elle avait lu à propos de Mary Schweitzer quelques années plus tôt. Cette paléontologue avait fait une découverte étonnante dans un fémur de Tyrannosaurus rex : des restes de tissus contenant entre autres des vaisseaux sanguins. Un de ses collègues avait déclaré qu’il se fichait pas mal des données qu’elle avait rassemblées, parce qu’il savait que ce qu’elle affirmait était impossible. Elle lui avait écrit : « Eh bien, alors, quel genre de données pourraient vous convaincre ? » Et il avait répondu : « Aucune. »

Oui, les préjugés et les idées reçues étaient bien ancrés, et même la vidéo de cet échange ne pourrait pas convaincre les sceptiques les plus acharnés parmi ceux qui réfutaient l’existence d’un langage chez les primates. Mais le reste du monde serait séduit par cette démonstration : les deux singes ne pouvaient pas s’entendre ni se sentir. Le seul moyen de communication entre eux était la langue des signes, et c’était donc à l’évidence une véritable conversation.

Shoshana regarda de nouveau Marcuse. L’homme l’intimidait terriblement, mais elle l’admirait aussi. Cela faisait maintenant quarante ans qu’il tenait bon, contre vents et marées, et cette interaction pourrait lui valoir enfin la reconnaissance qu’il méritait.

Cette idée d’une vidéoconférence entre Chobo et Virgile était née d’un projet qui n’avait jamais pu aboutir, ApeNet, lancé en 2003 par le musicien britannique Peter Gabriel et le philanthrope américain Steve Woodruff. Ils avaient espéré réunir via l’Internet Washoe, Kanzi, Koko et Chantek qui représentaient quatre espèces de grands singes – chimpanzé commun, chimpanzé bonobo, gorille et orang-outan. Mais la présidente d’ApeNet, Lyn Miles, avait perdu la garde de Chantek, l’orang-outan qu’elle avait élevé chez elle, puis Washoe, le chimpanzé, était mort. Et enfin, des problèmes de politique et de financement avaient empêché le projet de décoller.

Et c’est alors que Harl Marcuse était arrivé. Il avait réussi à sauver Chobo du zoo de Géorgie, et il avait trouvé suffisamment de généreux donateurs dans le secteur privé pour maintenir son projet à flot malgré les attaques et les sarcasmes, qui n’avaient rien de nouveau, disait-il. Dès le début, Noam Chomsky avait tourné en ridicule l’étude du langage des singes. Et en 1979, Herbert Terrace, qui avait travaillé avec un singe qu’il avait surnommé Nim Chimpsky, avait finalement retourné sa veste en publiant un article disant que, bien que Nim eût appris 125 signes, il était incapable de les utiliser en séquence, et qu’il n’avait aucune notion de grammaire. Et dans son best-seller, L’Instinct du langage, le psychologue cognitiviste Steven Pinker – devenu la coqueluche des médias en comblant le vide laissé par la mort de Carl Sagan et de Stephen Jay Gould – avait tiré à boulets rouges sur les études montrant que les grands singes étaient capables d’une forme de communication sophistiquée.

Shoshana avait cessé de compter le nombre de fois où on lui avait dit que poursuivre des recherches sur le langage des singes était suicidaire pour sa carrière. Mais bon sang, il y avait des moments comme celui-ci – deux singes bavardant ensemble sur le Web ! – où elle ne regrettait pas son choix. Ils étaient en train d’écrire une page d’histoire. Tiens, prends ça dans la tronche, Steven Pinker !

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