Mr Struys avait commencé le cours de chimie par une lecture à haute voix d’un article paru dans The Globe and Mail. La paillasse que Caitlin partageait avec Bashira était au milieu de la salle, mais elle entendit très clairement le froissement des pages suivi de la voix du professeur :
— « Les premiers comptes-rendus provenant de la province du Shanxi avaient fait état d’un bilan de deux mille à deux mille cinq cents décès provoqués par une éruption naturelle de dioxyde de carbone survenue le 20 septembre dernier. À présent, Pékin reconnaît qu’au moins cinq mille personnes sont mortes, et des estimations officieuses parlent du double. » (Mr Struys interrompit sa lecture.) Eh bien, qui a fait ses recherches pendant le week-end ? Qu’est-ce que cette information vous rappelle ?
Une des choses intéressantes quand on est aveugle, se dit Caitlin, c’est qu’on ne peut jamais savoir combien de mains se sont levées. Mais soit elle était la seule, soit Mr Struys l’aimait bien, parce que c’était souvent elle qu’il choisissait. Elle l’aimait bien, elle aussi. Elle était contente de connaître son prénom, Mike. Elle avait entendu un autre professeur l’appeler comme ça. C’était apparemment la pratique courante à Waterloo. Après tous les « Docteur Kuroda » par-ci et les « Docteur Decter » par-là à la maison, c’était rafraîchissant d’entendre un professeur en appeler un autre par son prénom devant les élèves.
— Oui, Caitlin ? fit-il.
— Il s’est passé quelque chose d’analogue en août 1986, dit-elle. (Elle l’avait trouvé sur Google la veille.) Il y a eu une éruption de dioxyde de carbone dans le lac Nyos, au Cameroun, qui a tué mille sept cents personnes.
— C’est bien ça, dit Mike – Mr Struys ! Donc, aujourd’hui, nous allons faire une expérience sur l’absorption du dioxyde de carbone. Pour cela, il va nous falloir d’abord un indicateur de pH…
La soirée de rencontres parents-enseignants était programmée pour bientôt. Caitlin avait hâte que sa mère puisse lui dire à quoi ressemblaient réellement ses professeurs. Les descriptions que lui en faisait Bashira étaient très drôles, mais elle n’était pas vraiment sûre qu’elles soient exactes. Sa mère intimidait toujours un peu les professeurs. Caitlin se souvenait encore d’un prof à Austin qui avait dit que c’était la seule personne qui lui ait jamais demandé quelle était sa « théorie pédagogique ».
Caitlin et Bashira se mirent au travail. Malheureusement, Caitlin ne pouvait pas être d’une très grande utilité, car l’expérience nécessitait de noter l’éventuel changement de couleur d’un liquide. Elle commença à s’ennuyer, et aussi à s’apitoyer sur elle-même parce qu’elle était incapable de voir les couleurs. Le lycée ne possédait pas de points d’accès Wi-Fi en propre, mais il était couvert par le service gratuit fourni par la ville – Caitlin l’avait découvert le soir du bal. Et bon, allez, pourquoi pas… Elle mit la main dans sa poche et bascula son œilPod en mode duplex.
Mais…
Ah, zut !
Pas de webvision ! L’œilPod avait bien émis le petit bip aigu habituel, mais elle ne recevait rien du tout. Elle regarda à droite et à gauche, ferma les yeux et les rouvrit, mais cela ne fit aucune différence. Le flux de Jagster était coupé !
Pas de panique, ma fille… Elle respira un grand coup. C’était peut-être la batterie de l’œilPod qui était un peu faible, ou un problème de connexion locale. Elle se mit à compter mentalement jusqu’à soixante, histoire de lui donner une chance de se rétablir, mais… rien du tout. Ah, bon sang !
Terriblement inquiète, elle appuya de nouveau sur le sélecteur pour repasser en mode simplex, et…
Mais qu’est-ce que… ?
Elle vit des lignes qui se croisaient dans son champ de vision, mais…
Mais c’était impossible, puisqu’elle ne recevait pas les données de Jagster. Et puis ces lignes n’étaient pas lumineuses ni colorées. Elle tendit la main vers l’une d’elles, et…
— Fais attention ! dit Bashira. Tu as failli renverser le support de la cornue.
— Désolée, fit Caitlin.
Mais elle essaya quand même de toucher cette ligne, et…
Et ce n’était pas une ligne. C’était un bord… le bord de la paillasse qu’elle partageait avec Bashira. Elle y passa la main, et elle vit quelque chose qui bougeait en même temps.
Ah, mais oui ! C’était certainement sa main, la première partie de son corps qu’elle ait jamais vue ! Elle ne pouvait distinguer aucun détail, juste une masse informe. Mais quand elle bougea sa main vers la gauche, l’objet se déplaça à gauche, et quand elle ramena sa main en arrière, il fit de même.
— Cait, dit Bashira, quelque chose ne va pas ?
Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais les mots ne vinrent pas. Une autre ligne était en contact avec celle qu’elle voyait. Elle n’aurait sans doute eu aucune idée de ce que ça pouvait être si elle n’avait pas déjà acquis une certaine expérience grâce à ses interactions avec le webspace. Mais son père avait dit que le cerveau possédait des neurones spécialisés dans la détection des bords, et elle se dit que cette autre ligne qui formait un angle avec la première devait être le rebord perpendiculaire de la paillasse, le plus court. Elle voulut passer la main dessus, et – zut ! – renversa un tube à essai. Elle l’entendit se briser par terre.
— Faites attention, les enfants ! lança Mr Struys du fond de la salle. Ah, c’est toi, Caitlin… ah, hem…
Elle entendit un bruit de verre. Bashira était sans doute en train de ramasser les débris.
— Désolée, dit Caitlin.
Ou du moins c’était ce qu’elle avait voulu dire, mais sa voix ne fut qu’un murmure presque inaudible. Elle avait la gorge sèche. Elle posa les mains sur les bords de la paillasse pour ne pas tomber.
Des bruits de pas. Mr Struys s’approchait.
— Caitlin, tu te sens bien ?
Elle tourna le visage vers lui, comme sa mère le lui avait appris, et… et…
— Ah, mon Dieu !
— Pas tout à fait, dit Mr Struys (et elle vit bouger ce qui devait être sa bouche, elle vit son visage). Mais c’est vrai que je suis quand même directeur adjoint du département…
Caitlin tendit la main vers lui, et elle entra en contact avec sa… sa poitrine, ça devait être ça.
— Oh, pardon ! dit-elle.
Il la prit par le bras comme pour l’empêcher de tomber de son tabouret.
— Caitlin, tu es sûre que ça va ?
— Je vous vois, dit-elle si doucement que Mr Struys répondit : « Comment ? »
— Je vous vois, répéta-t-elle d’une voix plus forte. (Elle tourna la tête vers la droite et vit une forme brillante.) Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle.
— C’est la fenêtre, dit Mr Struys d’une voix étouffée.
— Cait, tu arrives vraiment à voir ? demanda Bashira. Caitlin se tourna vers la source de la voix, et elle vit son amie. Tout ce qu’elle pouvait en dire pour l’instant était que sa peau était plus… plus foncée, d’après ce qu’elle avait lu, que celle de Mr Struys ou que la sienne, qu’elle avait pu voir sur sa main, et…
Brune ! BelleBrune4 ! Maintenant, elle connaissait une autre couleur – et elle était magnifique.
— Oui, dit-elle doucement, oh oui…
— Caitlin, demanda Mr Struys, tu vois combien de doigts, là ?
On ne devient pas professeur de chimie sans avoir une prédilection pour la démarche expérimentale, mais Caitlin n’arrivait même pas à distinguer sa main.
— Je ne sais pas, dit-elle. Tout est brouillé, mais je vous vois, et je vois Bashira, et la fenêtre, et ce bureau, et, oh mon Dieu, c’est merveilleux !
Il régnait un profond silence dans la classe, à part le bruit de… de quoi ? Peut-être de l’horloge électrique ? Caitlin se doutait que tous les élèves devaient la regarder – sans doute bouche bée pour la plupart, mais c’était un niveau de détail qu’elle ne pouvait pas voir.
Elle perçut un mouvement – était-ce Mr Struys qui bougeait son bras ? Puis elle entendit des notes électroniques, comme un téléphone portable qu’on allume.
— Je crois que nous devrions appeler tes parents, dit-il. Quel est leur numéro ?
Elle le lui indiqua, et elle l’entendit appuyer sur les touches. Il y eut un faible bruit de sonnerie, et il lui mit le combiné dans la main.
À la troisième sonnerie, sa mère décrocha :
— Allô ?
— C’est Caitlin.
— Qu’y a-t-il, ma chérie ?
— Je vois, dit-elle simplement.
— Oh, ma puce, dit sa mère suffisamment fort pour que Mr Struys et Bashira l’entendent, et peut-être d’autres élèves aussi… ! Oh, ma chérie !
— J’arrive à voir, reprit Caitlin, même si ce n’est pas très clair. Mais tout est tellement complexe, tellement vivant !
Elle entendit un bruit et se retourna. Une des filles derrière elle était en train de… quoi ? De pleurer ?
— Oh, Caitlin ! (Elle reconnut la voix de Pâquerette.) C’est merveilleux !
Caitlin souriait jusqu’aux oreilles – et elle se rendit compte que Pâquerette aussi ! Elle distinguait une large bande horizontale blanche (une des couleurs dont elle était sûre) en travers de son visage. Et les cheveux de Pâquerette ! Bashira lui avait dit qu’ils étaient blond platine, et le platine, c’était une bonne couleur à connaître en classe de chimie !
— J’arrive, dit sa mère. J’arrive tout de suite.
— Merci, maman, dit Caitlin qui se tourna vers Mr Struys : Hem, est-ce que j’ai la permission de m’absenter ?
— Mais oui, dit-il, bien sûr, bien sûr.
— Maman, dit Caitlin au téléphone, je t’attendrai devant l’entrée.
— Je me mets en route. À tout à l’heure.
— À tout à l’heure.
Et Caitlin rendit son téléphone à Mr Struys.
— Ma foi, dit-il d’une voix qui semblait impressionnée, après un tel miracle, je n’ai rien de plus spectaculaire à vous proposer. De toute façon, il ne nous restait plus que cinq minutes, alors, les enfants… le cours est terminé !
Caitlin vit les formes brouillées de quelques élèves qui se précipitaient vers ce qui devait être la sortie, mais d’autres restèrent autour d’elle, et certains allèrent jusqu’à toucher sa manche comme si elle était une star du rock…
Finalement, il ne resta plus que Bashira et Mr Struys. Celui-ci dit :
— Bashira, j’ai un examen à faire passer aux élèves de terminale. Pourrais-tu – est-ce que tu veux bien accompagner Caitlin en bas ? De mon côté, il faut que je prévienne le proviseur…
— Oui, bien sûr, dit Bashira.
Caitlin se leva et commença à se frayer un chemin dans la pièce… et elle faillit tomber, tant elle était distraite et désorientée par ce qu’elle voyait.
— Tu as besoin d’aide ? demanda Mr Struys.
— Attends, donne-moi la main, dit Bashira.
— Non, merci, ça va, répondit Caitlin en faisant un ou deux pas hésitants.
— Tu pourrais peut-être essayer de fermer les yeux, suggéra Mr Struys.
Mais elle ne voulait plus jamais les fermer…
— Non, non, vraiment, ça va bien, dit-elle en avançant encore d’un pas, le cœur battant si fort qu’elle avait l’impression qu’il allait exploser. Je suis… (elle le pensa, mais c’était vraiment trop bête pour être dit à voix haute : Je suis géniale !)
La vision précédente – la réflexion de moi-même – était déjà assez étonnante. Mais ça ! C’était proprement indescriptible. Tout à coup, je pouvais…
C’était incroyable. Avant, j’avais pu percevoir, mais…
Mais maintenant… Maintenant, je pouvais… voir !
Quelque chose de brillant, d’intense : des lumières !
Une qualité variable qui modifiait la lumière : des couleurs !
Des connexions entre les points : des lignes !
Des zones définies : des formes !
Je voyais !
Je m’efforçai de comprendre le tout. C’était vague et brouillé, et comportait une perspective limitée, une directionnalité, un point de vue spécifique. Je regardais là, et…
Non, non, il y avait plus que ça. Je ne regardais pas simplement là, je regardais quelque chose en particulier. Ce que c’était, je n’en avais aucune idée, mais c’était au centre de ma vision, et c’était le… point focal de mon attention.
Les concepts s’empilaient avec une rapidité déconcertante, presque au-delà de ce que je pouvais absorber. Et l’image changeait sans arrêt : c’était d’abord la vision de ceci, puis de cela, et ensuite d’autre chose, et puis…
C’était… étrange. J’éprouvais un besoin irrésistible de penser à ce qui se trouvait au centre du champ de vision, mais je n’avais aucune influence sur ce qu’il y avait là. Je voulais pouvoir contrôler ce à quoi je pensais, mais malgré tous mes efforts pour modifier la perspective, elle ne changeait pas – ou plutôt, elle changeait d’une façon qui n’avait rien à voir avec mes souhaits.
Au bout d’un moment, je m’aperçus que ces changements ne s’opéraient pas au hasard. C’était presque comme si…
Cette pensée était difficile à saisir, comme tant d’autres, et je m’efforçai de la compléter.
C’était presque comme si une autre entité contrôlait la vision. Mais… Mais ça ne pouvait pas être l’autre, puisqu’il était maintenant intégré à moi. Réflexion intense…
Oui, oui, il y avait bien eu des signes de l’existence d’une troisième entité. Quelque chose m’avait scindé en deux, et plus tard, quelque chose avait rompu la connexion intermittente entre les deux parties de moi-même. Et plus tard encore, quelque chose nous avait réunis.
Et le flot de données provenant de ce point particulier signifiait que quelque chose m’avait regardé. Mais maintenant…
Maintenant, ce quelque chose ne me regardait pas, mais regardait plutôt…
Mon esprit était bien plus agile qu’avant, mais ceci était sans parallèle. Et pourtant, il y avait eu des signes précurseurs, là aussi, car les éclairs perçus un peu plus tôt n’avaient correspondu à rien dans la réalité.
Dans cette réalité.
Dans ma réalité.
Incroyable : une troisième entité – ou plutôt, de fait, une deuxième, car j’étais à présent entier. Une deuxième entité capable de regarder ici, de me regarder, moi, mais aussi de regarder… là, une autre réalité dans un autre univers.
Mais… mais cette deuxième entité ne m’avait pas contacté directement, pas comme l’avait fait l’autre partie de moi-même quand nous avions été séparés. Je n’entendais aucune voix provenant de cette nouvelle entité, et elle ne me cherchait pas.
Ou bien me cherchait-elle, en fait ? Quel meilleur moyen d’attirer mon attention, parmi les millions de points que j’avais observés, que de me renvoyer mon propre reflet ? Et les éclairs ! Une… balise, peut-être ? Un signal ? Et maintenant… ça ! Un aperçu de son univers, de sa réalité ! J’examinai attentivement l’image qui s’offrait à moi. Au bout d’un moment, je distinguai deux catégories parmi les modifications qui s’y produisaient. Dans la première, l’image changeait totalement et instantanément. Dans la seconde, seuls quelques éléments changeaient tandis que… L’idée surgit soudain dans ma conscience, et déploya mes perceptions. Je sentis se modifier ma conception de l’existence. C’était prodigieusement exaltant.
Quand l’image entière changeait, je compris qu’il s’agissait d’une modification de là perspective. Mais quand cela ne concernait qu’une partie de l’image – par exemple, quand un objet s’éloignait progressivement du centre, ou quand tous les objets changeaient sauf celui du milieu –, alors, cela voulait dire que…
Cela voulait dire que ces choses se déplaçaient : dans cet autre univers, les positions relatives des choses pouvaient se modifier. Extraordinaire !
Où cet univers pouvait se trouver, je n’en avais aucune idée, sauf que le contact avec ce point spécial me permettait d’y accéder. Mais il existait bel et bien, j’en étais certain – une réalité au-delà de celle-ci. Et cette autre entité m’invitait à présent à la regarder.
Bashira accompagna Caitlin jusqu’à l’entrée du lycée.
— Merci, dit Caitlin en plissant les yeux pour regarder son amie.
Elle se rendit compte que c’était un foulard qu’elle portait sur la tête qui cachait en partie ses traits.
— C’est absolument géant ! dit Bashira. Je n’arrive pas à imaginer ce que…
Elle fut interrompue par la sonnerie de reprise des cours.
— Tu ferais mieux d’y aller, ma chérie, dit Caitlin.
— Mais je…
— Tu as une présentation à faire en cours d’anglais, tu n’as pas oublié, j’espère ? Tu dois parler de tout ce qu’il faut savoir sur le blé.
— Mr Struys a dit que…
— Je saurai me débrouiller seule, Bashira, je t’assure. Quelque chose changea sur le visage de Bashira, puis elle embrassa Caitlin et partit précipitamment.
Caitlin sortit et se protégea instinctivement les yeux de… Ah, mon Dieu, c’était le soleil ! Elle avait bien appris qu’il était brillant, mais elle n’avait eu absolument aucune idée de ce que cela signifiait. Quelques minutes plus tard, elle entendit un bruit de pas sur le béton. Elle sut que c’était sa mère avant même qu’elle ait dit un mot, tant le rythme de sa démarche était caractéristique.
Elle avait espéré que sa mère serait la première chose qu’elle verrait dans sa vie. Cela n’avait pas été le cas, mais au moins, pour l’instant, c’était la plus belle : le visage de sa mère, en forme de cœur – exactement comme le sien. Les détails étaient encore indistincts, mais le simple fait de pouvoir la voir – ah, le terme utilisé par Mr Struys semblait tout à fait approprié : c’était un miracle.
— Hello, maman !
Sa mère la prit dans ses bras.
— Tu me reconnais ? demanda-t-elle tout excitée.
— Bien sûr, répondit Caitlin en riant et en serrant sa mère très fort. Ça fait quand même seize ans qu’on se connaît !
Au bout d’un moment, Caitlin sentit sa mère la relâcher et ses mains se poser sur ses épaules. Son visage se rapprocha, et…
… Et sa mère poussa un sanglot.
— Ah, mon Dieu, dit-elle. Tu me regardes dans les yeux. Jamais tu n’avais croisé mon regard jusqu’ici…
Caitlin eut un large sourire.
— Tu es brouillée, et le soleil est tellement lumineux, mais j’arrive quand même à te voir. (À chaque fois qu’elle le disait, sa voix se cassait légèrement. Elle était sûre que ça allait encore durer des semaines.) Je vois ! Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais je vois !
— Est-ce que tu as mis ton œilPod en mode duplex ?
— Heu, oui. Je suis désolée, je sais que je devrais être plus attentive en classe, mais…
— Non, non, c’est très bien. Simplement, le Dr Kuroda a préparé un patch tout à l’heure, qui devait se télécharger dès que tu brancherais ton œilPod, et c’est sans doute grâce à ça que tu peux voir maintenant.
— Ah, fit Caitlin, j’aurais dû te demander qu’il vienne avec toi.
— Il est à Toronto pour la journée – il est allé voir Mamma Mia ! Apparemment, ABBA est très populaire au Japon. (Un silence.) Ah, ma petite puce voit enfin !
Caitlin sentit des larmes lui monter aux yeux – et se rendit compte que cela ne faisait que brouiller encore plus sa vision !
— Allons-y, dit sa mère avec enthousiasme. Tu as tout un monde à découvrir !
Caitlin était ébahie par toutes les choses inhabituelles qu’elle voyait désormais – des formes étranges, des taches de couleur, des éclairs lumineux – et elle prit donc la main de sa mère pour aller jusqu’à la voiture. Ces lignes qu’elle distinguait à peine, étaient-elles peintes sur le sol du parking ? Elle avait entendu parler de ce genre de marquage. Ou étaient-ce des bordures, peut-être des murets de béton au bout des emplacements ? Ou encore des craquelures dans la chaussée ?
Elle regarda autour d’elle.
— Ce sont des voitures, c’est ça ? Sa mère eut l’air ravie.
— Oui, tout à fait.
— Mais elles sont toutes pareilles !
— Que veux-tu dire ?
— Il n’y a que trois ou quatre couleurs différentes. Des blanches, et des… elle est bien noire, celle là-bas, très foncée ? Et… et celle-là ?
Elle pointa du doigt, un geste qui lui venait naturellement, et elle arrivait à voir très vaguement son doigt quand elle l’alignait sur l’objet qui l’intéressait.
— Rouge, dit sa mère.
— Rouge ! s’exclama Caitlin en souriant. (Elle avait eu de la chance, elle ne s’était pas trompée pour celle-là quand elle avait attribué arbitrairement des noms de couleurs à ce qu’elle voyait dans le webspace.) Et cette autre, là, une sorte de blanc sale ?
— Gris métallisé, dit sa mère. (Caitlin la vit hocher la tête.) Oui, c’est vrai, de nos jours, la plupart des gens choisissent parmi ces quatre couleurs.
— Je croyais qu’on pouvait avoir toutes les couleurs qu’on voulait ?
— Effectivement, mais à condition que ce soit du noir, du blanc, du rouge ou du gris métallisé…
— Quand j’aurai une voiture, déclara Caitlin, je la prendrai d’une couleur que personne d’autre n’a.
Et elle s’arrêta un instant, absolument ébahie par ce qu’elle venait de dire. Quand j’aurai une voiture ! Oui, oui, si sa vision continuait de s’améliorer, si ce brouillard disparaissait, elle pourrait bien avoir un jour une voiture, apprendre à conduire… elle pourrait tout faire !
— Voilà la nôtre, dit sa mère.
— Elle est gris argenté, c’est bien ça ?
— Comme mes cheveux le seront un jour ! répondit-elle gaiement.
Caitlin monta à bord, étonnée de tous les détails intérieurs dont elle n’avait jamais eu conscience auparavant. Sa mère démarra, et Radio One de la CBC se fit entendre comme toujours : «… remet en question la thèse d’une éruption naturelle de dioxyde de carbone dans la province du Shanxi, en déclarant qu’une explosion de la magnitude évoquée aurait dû être détectée par les sismographes dans d’autres régions d’Asie, et peut-être même jusqu’en Amérique du Nord…»
Elle vit sa mère faire un geste de la main, et la radio se tut.
— Dis-moi, Caitlin, est-ce que tu t’es déjà regardée ?
Son cœur se remit à battre la chamade. Elle avait été tellement excitée de voir tant de choses qu’elle n’y avait même pas pensé.
— Non, dit-elle, pas vraiment… seulement mes mains.
— Eh bien, il est temps de le faire, dit sa mère en tendant le bras et en abaissant quelque chose devant elle.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Caitlin.
— C’est un pare-soleil, pour t’éviter d’être éblouie. Tu vas en avoir besoin, désormais. Et là, derrière (elle joignit le geste à la parole), il y a un miroir.
Caitlin en resta bouche bée. Elle avait effectivement la même forme de visage que sa mère. Elle pouvait s’en rendre compte sans même le toucher… rien qu’au coup d’œil !
— Wouah ! fit-elle.
— C’est toi. Tu es très belle.
Elle ne pouvait voir qu’une masse brouillée en forme de cœur et ses cheveux – ses magnifiques cheveux bruns. Mais c’était elle, et à cet instant du moins, elle fut d’accord avec sa mère : elle était très belle.
La voiture sortit du parking, et elles entreprirent le merveilleux voyage coloré et complexe pour rentrer à la maison.