Il était presque neuf heures du soir en Californie. Silverback avait posé son impressionnante carcasse dans l’unique fauteuil du salon. Shoshana Glick était assise du bout des fesses sur un coin du bureau où trônait le grand écran de l’ordinateur. Dillon Fontana, entièrement vêtu de noir, était adossé à l’encadrement de la porte donnant sur la cuisine. Werner et Maria étaient rentrés chez eux pour le week-end.
— Ce qui est intéressant à noter, dit Dillon, c’est que Chobo a commencé à faire de l’art figuratif après sa conversation avec Virgile.
Shoshana acquiesça.
— Je l’avais remarqué, moi aussi. Mais Virgile ne peint pas – j’ai posé la question à Juan. Il ne pratique aucune forme d’art. Ce n’est donc pas l’orang-outan qui a pu donner à Chobo l’idée de s’engager dans cette voie, ni l’y encourager.
Marcuse était en train de boire du Coca au goulot d’une bouteille de deux litres, qui paraissait minuscule entre ses mains. Il s’essuya la bouche et dit :
— C’est l’écran plat.
Shoshana se tourna vers lui d’un air interrogateur.
— Vous ne voyez donc pas ? poursuivit Marcuse. Jusqu’à ce que nous réunissions les deux singes pour une vidéoconférence, tout ce que Chobo avait vu de la langue des signes était tridimensionnel – des signes effectués par des humains physiquement proches de lui. Mais il a maintenant vu des signes en deux dimensions sur un écran d’ordinateur.
— Mais cela fait des années qu’il regarde la télé, fit remarquer Shoshana.
— Oui, mais il n’y a jamais vu la langue des signes – ou du moins, pas de façon prolongée. Et c’est exactement ce que sont les signes : des représentations, des symboles. En voyant Virgile faire ces signes sur un écran plat, Chobo a dû se rendre compte que des objets à trois dimensions pouvaient se réduire à deux. Souvenez-vous, il a dû se concentrer sur les signes bien plus qu’il ne le fait en regardant des images à la télé. Cela a dû provoquer un déclic dans son cerveau, et voilà : il a tout compris.
Shoshana hocha la tête. Elle était convaincue. Silverback avait beau être une grande gueule et un patron impossible, c’était aussi un scientifique brillant.
— D’une certaine façon, reprit-il, il y a un précédent. Des gens qui souffrent de prosopagnosie – l’incapacité à reconnaître les visages – arrivent cependant à en reconnaître sur des photographies. Il s’agit certainement d’un phénomène lié.
— Au royaume des aveugles, dit Dillon, les borgnes font de la peinture. (Il haussa ses maigres épaules.) Ce que je veux dire, c’est qu’il a deux yeux, mais il n’y a pas de profondeur de champ quand on regarde la télé. Bien sûr, la vision stéréoscopique apporte des tas d’informations précieuses, mais il y a une grande simplicité – une réduction formidable du processus mental nécessaire – quand on regarde des images à deux dimensions.
— Mais pourquoi m’a-t-il représentée de profil ? demanda Shoshana.
Marcuse reposa sa bouteille de Coca et écarta les mains.
— Pourquoi les hommes des cavernes dessinaient-ils toujours les animaux de profil ? Pourquoi les anciens Égyptiens procédaient-ils eux aussi de cette façon ? Il y a quelque chose de câblé en dur dans le cerveau des primates qui les amène à dessiner des profils – même si, en fait, nous reconnaissons beaucoup plus facilement les visages de face.
Shoshana savait que c’était tout à fait exact. Il y avait des neurones dans le cerveau humain, aussi bien que dans celui des singes, qui réagissaient au schéma général d’un visage, avec deux yeux au-dessus d’une bouche. Elle avait grandi avec le spectacle quotidien du smiley en ligne
:)
Mais elle se souvenait de ce que lui avait raconté son père : après avoir vu ce smiley pour la première fois dans les années 80, il lui avait fallu des mois avant de comprendre ce qu’il était censé représenter. Comme le dessin était sur le côté, cela n’activait pas chez lui les bons neurones. Mais l’une des raisons pour lesquelles le visage jaune souriant – qu’on voyait absolument partout quand il était jeune, lui avait dit son père – avait eu un attrait aussi universel, c’était qu’il déclenchait une réaction d’identification profonde et immédiate.
— La tendance à dessiner des profils est peut-être en rapport avec la latéralisation cérébrale, dit Marcuse. Le talent artistique est localisé dans un hémisphère. Le fait de dessiner des profils pourrait être un effet subtil, une représentation de cette moitié particulière du sujet. Mais quelle qu’en soit la raison, cela ne fait que rendre notre Chobo encore plus spécial.
Shoshana regarda Dillon, dont la thèse de doctorat portait sur l’hybridation des primates, un sujet d’un très grand intérêt scientifique. En 2006, une étude avait révélé qu’une forte hybridation s’était poursuivie entre l’ancêtre des chimpanzés et celui des humains, même après que les deux lignées se furent séparées il y avait quelques millions d’années. Les deux espèces étaient longtemps restées capables de produire des descendants fertiles, et ces croisements avaient apparemment donné naissance au cerveau humain dans toute sa complexité.
— Absolument, dit Dillon. Je ne conteste pas que le fait de voir Virgil faire ses signes à l’écran a constitué un catalyseur, mais je parierais que c’est l’hybridation qui lui a permis d’être aussi fort pour ce qui est du langage et de la peinture.
Shoshana sourit en voyant cet indice subtil de la petite guerre qui commençait : chacun des deux hommes délimitait son territoire, et défendrait certainement sa position dans de nombreux articles au cours des prochaines années. Mais à cette idée, elle fronça les sourcils : ils n’allaient pas avoir le temps d’attendre que leurs articles aient été validés par leurs pairs.
— Si nous voulons empêcher le zoo de Géorgie de stériliser Chobo, nous allons devoir faire vite, dit-elle. Nous devons rendre cet événement public, pour que le statut spécial de Chobo soit connu de tous, et…
— Et quelle a été votre première réaction en voyant ce tableau ? lui demanda Marcuse. Je vais vous le dire, moi, car j’ai eu la même quand j’ai vu qu’il s’agissait effectivement d’un portrait. J’ai pensé que c’était une supercherie. Pas vous ?
Shoshana jeta un coup d’œil vers Dillon, et se souvint de l’accusation qu’elle avait portée à Chobo, et qui l’avait tant vexé.
— Oui, reconnut-elle d’un air gêné. Silverback secoua la tête.
— Non, ce tableau ne va pas sauver Chobo, mais le suivant le pourrait bien. Il faut absolument qu’il en peigne un autre, et avec davantage de caméras pour tout enregistrer. Avec un seul tableau figuratif, les gens diront que s’il évoque un portrait, c’est purement accidentel, un simple effet du hasard. Bon sang, on nous a déjà si souvent accusés de projeter nos propres désirs sur le comportement des singes. Non, à moins qu’il ne recommence, et à condition d’en documenter parfaitement le processus, nous n’avons pas de nouvel atout en main, et notre génie grimaçant court toujours le risque d’être stérilisé.