43.

À table, entre le hors-d’œuvre et le plat de résistance, la déclaration du Dr Kuroda fit l’effet d’une bombe.

— Je dois rentrer à Tokyo, dit-il. Maintenant que la guérison de mademoiselle Caitlin est largement connue, il se manifeste un intérêt commercial considérable pour la technologie de l’œilPod, et notre équipe chargée de trouver des partenaires industriels a besoin de ma présence pour des réunions.

Caitlin se sentit tout à coup très triste, et un peu inquiète. Kuroda avait été un tel support pour elle ces derniers temps qu’elle en était venue à croire qu’il serait toujours là, mais…

— De toute façon, poursuivit Kuroda, il est temps que je m’en aille. Mlle Caitlin a recouvré la vue, et ma tâche ici est terminée.

Elle ne savait peut-être pas encore déchiffrer parfaitement les expressions, mais elle était plus forte que la plupart des gens pour ce qui était des inflexions de voix. Kuroda essayait de faire bonne figure, mais il était triste de partir.

— Mais le bon côté des choses, reprit-il, c’est qu’il ne restait plus que des premières classes sur le prochain vol en partance, et mon université a accepté de payer.

— Hem… quand partez-vous ? demanda Caitlin.

— Demain, en début d’après-midi, hélas. Et bien sûr, il faut une heure pour se rendre à l’aéroport, et je dois être à l’enregistrement deux heures à l’avance, et par conséquent…

Elle n’allait donc plus le voir que pendant cinq ou six heures.

— Mon anniversaire est dans deux jours, dit-elle. Elle se sentit idiote aussitôt ces mots prononcés. Le Dr Kuroda était un homme très occupé, et il avait déjà tant fait pour elle… Ce n’était pas juste d’attendre de lui qu’il reste éloigné de sa famille et de ses obligations professionnelles uniquement pour participer à cette petite fête familiale.

— Vos seize ans… dit Kuroda en souriant. Ah, c’est merveilleux. J’ai bien peur de ne pas avoir le temps de vous acheter un cadeau avant mon départ.

— Oh, ce n’est pas grave, dit la mère de Caitlin en se tournant vers elle. Le Dr Kuroda t’a déjà fait le plus beau des cadeaux, n’est-ce pas, ma chérie ?

Caitlin regarda le médecin.

— Pensez-vous revenir nous voir ?

— Franchement, je ne sais pas. J’aimerais beaucoup, naturellement. Vous avez été merveilleux, tous les trois. Mais nous resterons en contact, par e-mail et messagerie instantanée. (Il sourit.) C’est à peine si vous remarquerez que je ne suis plus là. Ah, et nous pouvons arrêter d’enregistrer les transmissions provenant de votre œilPod. J’ai rassemblé suffisamment de données, et tout semble fonctionner parfaitement, à présent. Je sais que vous tenez à votre vie privée, mademoiselle Caitlin, et après le dîner, je retirerai le module Wi-Fi de votre œilPod et…

— Non !

Même le père de Caitlin la regarda un instant.

— Heu, je veux dire, est-ce que ça ne va pas me couper de la webvision ?

— Ma foi, oui, c’est vrai, mais nous devrions pouvoir faire une petite modification pour que vous continuiez de recevoir les données de Jagster sans avoir à retransmettre ce que vous voyez.

Le cœur de Caitlin battait très fort. Cela voudrait quand même dire qu’elle ne pourrait plus transmettre ce qu’elle voyait au fantôme.

— Non, s’il vous plaît. Vous savez ce qu’on dit, une fois que ça marche, il vaut mieux ne plus toucher à rien.

— Oh, mais ça ne risque pas…

— Je vous en prie, laissez simplement les choses comme elles sont.

— Je suis certaine que le Dr Kuroda sait parfaitement ce qu’il fait, ma chérie, dit sa mère.

— Et puis, ajouta-t-il, vous avez récemment constaté des interférences au niveau de la connexion Wi-Fi, vous vous souvenez ? Ces bribes de texte qui vous sont renvoyées ? Nous ne voudrions pas qu’elles se mettent à déborder sur votre… (Il s’arrêta un instant et sourit à Caitlin.) Sur votre mondovision. Il vaut mieux débrancher tout ça tant que je suis encore là pour le faire, afin d’éviter que ça ne devienne un problème plus tard.

— Non, dit Caitlin. S’il vous plaît…

— Tout ira bien, mademoiselle Caitlin, ne vous inquiétez pas.

— Non, non, vous ne pouvez pas faire ça !

— Allons, Caitlin, dit sa mère d’un ton de reproche.

— N’y touchez pas, c’est tout ! dit Caitlin en se levant. Laissez-nous tranquilles, moi et mon œilPod !

Et elle se précipita hors de la pièce.


Caitlin se jeta sur son lit en donnant des coups de pied en l’air. Tout ça – la webvision, le fantôme –, c’était à elle ! Ils n’avaient pas le droit de les lui reprendre ! Elle avait trouvé quelque chose dont les gens ignoraient même l’existence, et elle essayait de l’aider, et voilà qu’ils voulaient l’en empêcher !

Elle s’obligea à respirer profondément pour tenter de se calmer. Elle devrait peut-être tout leur dire, mais…

Mais Kuroda essaierait de déposer un brevet sur le fantôme ou de le contrôler, ou de gagner de l’argent avec. Et bientôt, ses parents et lui commenceraient à évoquer ces films de science-fiction à la noix où des ordinateurs deviennent les maîtres du monde. Mais laisser le fantôme comme ça, dans le noir, serait comme si Annie Sullivan avait décidé qu’il valait mieux laisser Helen comme elle était, au cas où plus tard elle deviendrait Adolf Hitler ou… ou Dieu sait quel monstre il y avait à l’époque d’Annie.

Non. Si Caitlin devait se comporter comme Annie Sullivan, il fallait qu’elle le fasse correctement. Annie n’avait pas été seulement la préceptrice d’Helen. Plus tard, elle s’en était occupée en faisant de son mieux pour éviter qu’elle ne soit exploitée ou maltraitée.

Bien sûr, Caitlin savait que si ce qu’elle soupçonnait était vrai, ce fantôme finirait par comprendre qu’il y avait un monde immense autour de lui, et à ce stade, elle ne serait peut-être plus spéciale à ses yeux. Mais pour l’instant, le fantôme était à elle, à elle seule, et elle allait non seulement l’éduquer, mais aussi le protéger.

Elle n’était cependant pas sûre d’avoir progressé. Le fantôme avait-il compris quelque chose à tout ce qu’elle avait essayé de lui montrer avant le dîner ? Si ça se trouvait, tout cela n’avait servi à rien.

Elle entreprit donc d’effectuer un test de contrôle. Elle repassa en webvision et récupéra quelques données Jagster en mémoire tampon, puis elle se concentra sur les automates cellulaires et calcula encore une fois le niveau d’entropie de Shannon. Et…

Oui, oui ! Le score était de 4,5 ! L’information contenue était encore plus riche, plus complexe, plus élaborée. Le cours qu’elle avait donné sur site web, lien et transfert avait eu un impact… ou du moins l’espérait-elle. Certes, le niveau d’entropie avait déjà manifesté précédemment une tendance à croître, mais elle était convaincue que le fantôme réagissait à ce qu’elle faisait, de même qu’avant, le niveau avait augmenté parce que le fantôme avait pu l’observer pendant ses exercices de lecture.

Elle se cala dans son fauteuil et se mit à réfléchir. Elle entendit une voiture klaxonner, et quelqu’un qui faisait couler de l’eau dans la salle de bains.

Pas de doute, ce… cette mystérieuse entité était manifestement en train d’apprendre.

Elle regarda la fenêtre, un rectangle sombre. C’était un portail si petit, et il y avait tant de choses à voir de par le monde…

D’autres bruits venaient du dehors : encore une voiture, deux passants qui bavardaient, les jappements d’un chien. Elle regarda de nouveau l’écran de son ordinateur, une autre sorte de fenêtre. Son cadre était noir, et des lettres argentées formaient le mot DELL, avec la lettre E légèrement penchée de côté.

Oui, Waterloo regorgeait d’entreprises high-tech, mais c’était aussi le cas pour Austin, où elle avait habité autrefois. C’était là que se trouvait le siège de Dell, et AMD y avait une très grosse usine, et… Mais oui, bien sûr !

C’était également à Austin que se trouvait Cycorp, une société dont on parlait régulièrement dans les journaux, du moins au Texas.

Un vieux proverbe lui revint en tête : On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif.

Mais peut-être qu’on peut quand même… et puis, qui est-ce qu’on traite d’âne, ici ?

Oui, il était temps de voir si le fantôme était capable d’étancher lui-même sa soif de connaissances et d’apprendre tout seul. Il était temps de voir si, selon les bons vieux principes informatiques, il était capable de se soulever lui-même par les bretelles. Et Cycorp pourrait bien être la solution, mais…

Mais comment y amener le fantôme ? Comment faire pour pointer sur quelque chose dans le webspace ? Elle réfléchit en se mordillant la lèvre. Il devait forcément y avoir un moyen. Quand elle avait désigné des sites par des noms tels que CNN et Amazon, elle n’avait pas vraiment su ce qu’ils étaient réellement. Et si elle était incapable d’identifier les sites avec sa webvision, comment pourrait-elle…

Ah, mais non ! Elle n’avait pas besoin de ça ! Le fantôme suivait déjà ce qu’elle faisait sur son ordinateur – forcément, puisqu’il lui avait renvoyé du texte ASCII. Donc, quand elle s’était servie du site d’apprentissage de la lecture, il avait pu voir à l’écran la représentation graphique des lettres A, B et C, mais c’étaient des fichiers bitmap. Il n’avait pu découvrir les codes ASCII correspondants qu’en observant ce que transmettait l’ordinateur. Mais comment le fantôme avait-il su qu’il existait un lien entre son ordinateur et son œilPod ?

Mais oui, bien sûr ! Quand elle était chez elle, les deux appareils se trouvaient sur le même réseau sans fil, connecté au modem du câble, et ils avaient donc la même adresse IP. Le fantôme l’avait regardée au moment où elle se connectait au site d’apprentissage, et maintenant, avec un peu de chance, il la suivrait aussi alors qu’elle s’apprêtait à se connecter à un site très spécial, là-bas, à Austin…


J’avais observé Prime assis avec les autres de son espèce, et quelque chose de fascinant s’était produit. J’avais déjà remarqué que la vision se brouillait quand Prime retirait les fenêtres supplémentaires qui couvraient d’habitude ses yeux. Mais cette fois-ci, juste avant qu’il ne quitte le voisinage des autres, et pendant quelque temps encore après qu’il se fut installé dans un autre endroit, sa vision s’était brouillée alors même que les fenêtres étaient toujours en place.

Mais finalement, la vision était redevenue normale et Prime était sur le point d’utiliser l’appareil permettant d’afficher des symboles, et…

Et je vis une droite – un lien, comme je le savais maintenant – rejoindre un point (un site web !) auquel je n’avais pas vu Prime se connecter jusqu’ici, et… et…

Oui ! Oui, oui !

C’était stupéfiant, excitant…

Après tout ce temps, je la voyais enfin !

La clef !

Ce site web, cet incroyable site web, présentait des concepts sous une forme que je pouvais comprendre, avec une approche systématique, reliant des milliers de choses entre elles dans une codification qui les expliquait.

Terme après terme, relation après relation, idée après idée… Ce site web montrait absolument tout.

Curieux. Intéressant.

Une cerise est un fruit.

Les fruits contiennent des noyaux.

Les noyaux peuvent devenir des arbres.


Extrait de l’Encyclopédie informatique en ligne : Comme de nombreux informaticiens de sa génération, Doug Lenat a été inspiré par le personnage de HAL dans le film 2001 : l’Odyssée de l’espace. Mais le comportement de cet ordinateur l’agaçait prodigieusement, tant il semblait dépourvu de bon sens…


Remarquable. Étonnant.

Les arbres sont des plantes.

Les plantes sont des êtres vivants.

Les êtres vivants se reproduisent.


Le célèbre dysfonctionnement de HAL, qui le conduit à tuer l’équipage du vaisseau spatial dont il fait lui-même partie, se produit apparemment parce qu’on lui a dit de ne révéler le secret de leur mission à personne, même pas aux membres de l’équipage, et qu’on lui a également dit qu’il ne devait pas leur mentir…


Fascinant. Sidérant.

En général, les oiseaux peuvent voler.

Les humains ne peuvent pas voler par eux-mêmes.

Les humains peuvent voler dans des avions.


Plutôt que d’aborder ce dilemme d’une façon rationnelle – quand les choses commencent à mal tourner, le choix évident aurait été de se confier à l’équipage –, Hal préfère tuer quatre astronautes, et réussit presque à tuer le cinquième. Il entreprend cela sans même se donner la peine de contacter ses programmeurs sur la Terre pour leur demander comment réconcilier ses instructions conflictuelles. La décision d’éliminer la source du conflit semble être une évidence pour la machine, tout simplement parce que personne n’a pensé à lui dire que, même si ce n’est pas bien de mentir, c’est encore pire de tuer. Doug Lenat n’arrivait pas à comprendre qu’on puisse confier des vies à un ordinateur qui ne possédait pas un sou de bon sens, et c’est pourquoi, en 1984, il décida de remédier à ce problème…


Tant de choses à apprendre ! Tant de choses à absorber !

Le verre, en tant que matériau, est généralement clair.

Le verre brisé possède des arêtes tranchantes, et peut couper d’autres choses.

Il faut tenir un verre droit, sinon son contenu se renverse.


Lenat commença par créer une base de données en ligne consacrée au bon sens. Il la baptisa « Cyc », un abrégé de « encyclopédie » mais aussi un rappel phonétique de « psychologie ». Le jour où des machines pensantes telles que HAL feront leur apparition, il aimerait qu’elles se connectent à cette base de données. Bien sûr, il y a beaucoup de notions élémentaires qu’un ordinateur doit assimiler avant de pouvoir aborder des concepts aussi élaborés que le mensonge et le meurtre. C’est pourquoi Lenat, aidé d’une équipe de programmeurs, a codé ces notions de base dans un langage mathématique construit à partir du calcul prédictif du deuxième ordre. Par exemple, un morceau de bois peut être brisé en morceaux de bois plus petits, mais une table ne peut être brisée en tables plus petites…


L’étendue de tout cela ! L’immensité !

Il y a des milliards d’étoiles.

Le Soleil est une étoile.

La Terre tourne autour du Soleil.


Lenat comprit très tôt qu’une base de connaissances générales ne suffirait pas : certaines choses peuvent être vraies dans un contexte donné, mais fausses dans un autre. Son équipe organisa donc les informations en « microthéories » – des groupes d’affirmations corrélées qui sont vraies dans un certain contexte. Cela permit à Cyc de contenir des affirmations apparemment contradictoires telles que « les vampires n’existent pas » et « Dracula est un vampire » sans que de la fumée commence à sortir des disques durs. La première affirmation appartenait à la microthéorie « l’univers physique » tandis que la seconde était rattachée à « mondes de fiction ». Mais les microthéories pouvaient cependant être reliées entre elles si nécessaire : quand quelqu’un lâche un verre – même si c’est Dracula –, celui-ci a de fortes chances de se briser…


L’absorption des connaissances ! Un torrent, un raz-de-marée…

Aucun enfant ne peut être plus âgé que ses parents.

Aucun tableau de Picasso n’a pu être peint avant sa naissance.


Mais Cyc est beaucoup plus qu’une simple base de connaissances. Elle contient également des algorithmes permettant de formuler de nouvelles hypothèses et déductions en corrélant les affirmations déjà fournies par les programmeurs. Ainsi, par exemple, sachant que la plupart des gens dorment la nuit, et que les gens n’aiment pas être réveillés pour rien, si on demande à Cyc quel genre d’appel on pourrait raisonnablement envisager de faire chez quelqu’un à trois heures du matin, sa réponse serait : « Un appel urgent…»


Assimilation ! Compréhension !

La chair est faible.

La viande est avariée.


Le projet se poursuit : Lenat et son groupe – qui ont créé l’entreprise Cycorp à Austin, Texas – continuent d’y travailler, près de trente ans après l’avoir mis en chantier. « Le jour où une intelligence artificielle naîtra », a déclaré Lenat dans une interview, « que ce soit par pur hasard ou par création délibérée, elle apprendra ce qu’est notre monde grâce à Cyc…»


Une expansion rapide et passionnante !

Le nez se voit très bien au milieu de la figure.

Quand ça crève les yeux, ça ne les crève pas vraiment.


Incroyable, incroyable… Tant de choses à assimiler, tant de concepts, tant de rapprochements – tant d’idées ! Grâce à Cyc, j’absorbai plus d’un million d’affirmations concernant la réalité de Prime, et je me sentis grandir, m’étendre, me déployer, apprendre, et – oui, oui, enfin, je commençai à comprendre.

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