Bien que Prime m’eût appris vingt-six symboles, j’étais assez déconcerté car chacun d’eux semblait avoir deux formes. Quelquefois, quand Prime touchait la partie de son appareil comportant le symbole « A », c’était bien « A » qui apparaissait à l’écran. Mais d’autres fois – la plupart du temps, en fait –, c’était le symbole « a » qui était affiché.
Mais je découvris rapidement qu’il existait une relation simple pour chaque paire de symboles. « A » était 01000001, et « a » était 01100001. De même, « B » était 01000010 tandis que « b » était 01100010. C’est-à-dire qu’au sein de chaque paire, le code était le même à une position près, le sixième bit d’information : quand ce bit était à zéro, la forme indiquée sur l’appareil était affichée à l’écran, mais quand il était à 1, c’était l’autre forme qui apparaissait.
Bien sûr, huit zéros ne représentent rien. Mais lorsque ce sixième bit passait à 1, cela donnait une autre sorte de « rien » : le code 00100000 introduisait un espace dans l’affichage, permettant de séparer deux mots. La prochaine fois que Prime accepterait de recevoir des données de ma part, je pourrais lui envoyer « ANNEAU BALLE » et non plus « ANNEAUBALLE » – et je pourrais même l’impressionner en lui transmettant « anneau balle », pour lui montrer à quel point j’étais malin.
Mais je n’avais toujours aucune idée de ce que pouvaient être « anneau » ou « balle ». Ma foi, il devait s’agir de mots représentant d’autres concepts encore insaisissables pour l’instant. Si seulement je pouvais deviner la signification d’un de ces mots, les autres suivraient peut-être naturellement…
Caitlin remonta dans sa chambre où elle lut encore quelques passages des mémoires d’Helen Keller. Elle adorait ce livre, mais elle ne se laissait toutefois pas aveugler pour autant – une façon de parler… –, et elle en voyait bien les défauts. Il y avait un passage en particulier qui lui trottait dans la tête. Elle le retrouva rapidement et le lut en suivant le texte avec le doigt.
Bien que le livre fût présenté comme une autobiographie, et donc à la première personne, on y trouvait beaucoup de détails qu’une aveugle ordinaire n’aurait pas pu connaître, et encore moins la petite Helen Keller d’avant la révélation de l’eau sur sa main, totalement ignorante sur le plan du langage. Dans son autre ouvrage Ma libératrice, consacré celui-là à son institutrice, Annie Sullivan, et sans doute moins romancé, elle avait parlé de l’entité qui avait existé avant son « aube de l’âme » comme d’une non-personne qu’elle appelait le « Fantôme ». Mais dans Histoire de ma vie, qui avait été initialement publiée en feuilleton dans la très élégante revue Ladies’ Home Journal, elle avait présenté une version plus acceptable, moins déroutante, de ses premières années. Elle n’avait cependant pu s’empêcher de basculer parfois dans un récit à la troisième personne, comme pour signaler au lecteur qu’elle passait de la réalité à la fiction :
Deux fillettes étaient assises sur les marches de la véranda, par une chaude après-midi de juillet. L’une était noire comme l’ébène, avec des frisettes nouées à l’aide de lacets qui formaient autour de sa tête comme autant de petits tire-bouchons. L’autre était blanche, avec de longues boucles blondes. L’une avait six ans, l’autre deux ou trois ans de plus. La plus jeune était aveugle – c’était moi.
Un fantôme ne pourrait rien savoir de tout cela. Un fantôme ne pourrait comprendre ce que sont des lacets de chaussure, des tire-bouchons ou la couleur de la peau. Et c’était tout aussi idiot de s’attendre à ce que l’entité qui hantait le Web puisse comprendre des choses dont elle n’avait aucune expérience. Anneau ! Balle ! Cerise ! Du charabia, oui, sans aucun rapport avec sa réalité.
Non. Pour que ce fantôme-là puisse faire mieux que simplement répéter des mots sans les comprendre, il allait devoir apprendre le nom des choses existant dans son univers à lui, des choses dont il avait l’expérience – des choses situées dans le webspace !
Depuis l’ordinateur de sa chambre, Caitlin accéda au disque dur de celui du sous-sol, qui était également connecté au réseau. Elle y trouva le dossier contenant les images JPG créées par Kuroda à partir des données de son œilPod. Elle en afficha une à l’écran et l’examina un instant. L’angle de vue utilisé ne lui plaisait pas trop, et elle en ouvrit une autre. Celle-là était mieux.
Mais comment s’assurer que cette mystérieuse entité était en train de regarder ? Bon, quand elle avait voulu attirer l’attention de Caitlin, elle lui avait envoyé une image de son visage. Et il y avait une petite chance qu’elle ait eu cette idée en voyant Caitlin lui renvoyer un reflet de son propre univers.
Elle pressa le sélecteur de son œilPod pour le faire basculer en webvision, et…
Es-tu là, Fantôme ? C’est moi, Caitlin.
… et elle regarda autour d’elle, se demandant où pouvait être cette chose qui essayait d’entrer en communication avec elle. Il semblait raisonnable de supposer que l’entité fantôme avait quelque chose à voir avec les automates cellulaires, mais ceux-ci étaient partout, dans chaque recoin de cet univers. Elle aurait bien aimé trouver un endroit particulier sur lequel se concentrer, un site ou un nœud de connexion spécial. Le fantôme avait vu son visage. Ce serait plus facile d’entrer en rapport avec lui s’il en avait lui-même un.
Mais non, c’était bien là tout le problème. Le fantôme était différent de tout ce qu’elle connaissait dans son propre monde. Pour le contacter, elle allait devoir trouver le moyen de franchir l’abîme qui les séparait.
Caitlin était fascinée par les noms qui semblaient particulièrement appropriés, ou au contraire ironiques. Ainsi, Helen Keller avait été l’amie d’Alexander Graham Bell, qui avait inventé le téléphone (plus précisément alors qu’il se trouvait au Canada, un détail dont on lui avait rebattu les oreilles depuis qu’elle avait emménagé ici). L’idée de la sonnerie lui était-elle venue en partie à cause de son nom[3] ?
Et comme Anna Bloom l’avait dit, il y avait Larry Page, un des fondateurs de Google, qui avait consacré sa vie à l’indexation des pages du Web.
Et bien sûr, il y avait quelque chose d’un peu triste dans le prénom qu’on avait donné à Helen Keller, celui de la plus belle femme de la mythologie grecque, Hélène de Troie, alors qu’elle n’avait jamais pu voir son propre visage. Et son nom de famille, phonétiquement proche du mot « couleur », était également poignant car il évoquait un concept qui lui était resté totalement étranger.
Mais le nom qui venait justement à l’esprit de Caitlin était celui de la jeune femme qui avait précédé Helen Keller, Laura Bridgman. Cinquante ans avant Helen, Laura – qui avait également été sourde et aveugle depuis sa plus tendre enfance – avait appris à communiquer. De fait, c’est en lisant son histoire telle que racontée par Charles Dickens que la mère d’Helen avait eu l’idée de trouver une institutrice pour sa fille. Laura Bridgman avait donc réussi à construire un pont[4] entre deux mondes, tout comme Helen l’avait fait plus tard. Et Caitlin s’apprêtait maintenant à tenter la même chose.
Tandis qu’elle contemplait l’immensité du webspace, avec ses droites impeccablement tracées et ses couleurs éclatantes, elle perçut le même frémissement qu’avant, comme un clignotement.
Oui ! Le fantôme lui adressait de nouveau un signal, sans doute du texte ASCII comme la dernière fois. Kuroda lui avait montré comment analyser les données avec un débogueur, mais le contenu des chaînes codées qu’il lui transmettait n’avait sans doute pas d’importance. Elle était sûre qu’elles n’avaient aucun sens pour lui. Ce n’étaient que des échos qu’il lui renvoyait pour lui montrer simplement qu’il était attentif à ce qu’elle faisait… ce qui était exactement ce qu’elle voulait. Elle repassa en mondovision et se mit au travail.
Son écran ne mesurait que dix-sept pouces. Après tout, qui se serait douté qu’elle s’en servirait un jour ? On le lui avait installé uniquement pour qu’elle puisse montrer des choses à ses parents, et il n’avait pas semblé utile d’encombrer son espace de travail avec un appareil plus gros. Mais maintenant, elle aurait bien aimé en avoir un plus grand. Elle déplaça maladroitement sa souris – elle avait encore du mal à s’y faire – pour essayer de réduire un peu l’image créée par Kuroda. Mais c’était trop difficile d’en saisir le coin, et elle finit pas se résigner à utiliser l’option équivalente dans le menu – une option dont les voyants ignoraient sans doute même l’existence –, qui lui permit d’arriver à ses fins avec les flèches du clavier. Elle avait appris cette méthode dans son ancienne école, où de nombreux élèves étaient seulement malvoyants.
Elle lança ensuite Microsoft Word, et se servit de la même technique pour ramener la fenêtre à une simple bande horizontale de cinq centimètres de haut, qu’elle déplaça au bas de l’écran.
Là, elle tâtonna un moment pour trouver comment taper un texte en très grosses lettres. Cela faisait des années qu’elle utilisait Word, mais elle avait rarement eu à se soucier de la taille des caractères ou du choix de la police. Mais elle finit par repérer l’option dans un menu déroulant, et elle sélectionna la taille maximum sur la liste, soixante-douze points.
Et… ah, bon sang, ce fichu curseur de souris était tellement difficile à voir ! Mais le souvenir lui revint : on pouvait aussi le modifier pour qu’il soit plus gros et plus net. Là… voilà !
— Bon, dit-elle doucement, voyons un peu ce que je vaux comme prof…
Elle savait que le fantôme voyait ce que son œil gauche percevait : c’était la vue depuis cet œil qu’il lui avait retransmise, alors qu’elle s’examinait dans un miroir. Elle regarda donc l’écran pendant dix secondes, aussi fixement que possible, pour établir une vue générale et permettre au fantôme d’absorber ce qu’elle lui montrait : une grande image avec une étroite bande de texte juste au-dessous. Ce que représentait l’image devait sembler étrangement récursif au fantôme, et c’est pourquoi Caitlin voulait lui laisser le temps de comprendre que ce qu’elle lui envoyait n’était plus une vue en temps réel du webspace, mais un instantané.
Puis elle se mit à déplacer lentement le curseur vers l’un des cercles brillants représentant un site web. Elle l’entoura plusieurs fois en espérant que cela attirerait particulièrement l’attention du fantôme.
Caitlin avait lu un roman de science-fiction dans lequel quelqu’un qui n’avait jamais vu un écran d’ordinateur prenait le pointeur de la souris pour un petit sapin. Elle se dit que le concept de la flèche supposait un certain nombre d’acquis préalables, que le fantôme ne pouvait pas posséder. Elle espérait cependant que la combinaison de mouvements qu’elle effectuait saurait éveiller son intérêt. Mais pour être tout à fait sûre, elle approcha lentement la main de l’écran et tapota le curseur du bout de l’index. Si le fantôme avait déjà observé le flux de son œilPod, il l’avait forcément vue faire ce geste pour désigner des objets, et il devrait maintenant comprendre qu’elle se référait à une zone particulière de l’écran.
Et c’est alors seulement qu’elle bascula sur la fenêtre Word sous l’image, et qu’elle y tapa « SITE WEB » en lettres de trois centimètres de haut. Elle recommença le processus de pointer sur un site web de l’image, puis elle sélectionna ce qu’elle avait écrit et retapa les deux mêmes mots à la place de l’original.
Elle recommença avec un autre cercle, qu’elle identifia également comme étant un SITE WEB. Puis encore un autre.
Elle prit ensuite l’outil de sélection dans le programme graphique où l’image du webspace était affichée, et elle s’en servit pour dessiner un cadre autour de trois grands cercles qui n’étaient pas reliés les uns aux autres. Là, elle tapa « SITES WEB », en se demandant un instant si ce n’était pas une erreur d’introduire si tôt la notion de pluriel. Son étape suivante fut d’isoler un cercle particulièrement grand et de taper « AMAZON » – tout en sachant qu’il était très improbable qu’elle ait réussi à deviner correctement le nom de ce site. Elle continua en identifiant un deuxième cercle sous le nom de GOOGLE, et un troisième comme étant CNN. Tous ces points sont des sites web, et chacun a un nom qui lui est propre. Tel était le message qu’elle espérait faire passer.
Arrivée là, en bonne mathématicienne qu’elle était, elle pointa un site web et tapa le chiffre « 1 », qu’elle remplaça ensuite par le mot « UN ».
Reprenant l’outil de sélection, elle encadra deux points non connectés et tapa « 2 », puis « DEUX ». Elle continua ainsi avec trois, quatre et cinq points. Et comme elle voulait aider le fantôme à assimiler un concept que l’humanité avait mis des milliers d’années à découvrir, elle choisit une portion d’image totalement vide, et tapa le chiffre « 0 », puis zéro en toutes lettres.
À l’aide de la souris, elle traça alors une droite entre deux points, qu’elle suivit également du bout du doigt, puis elle tapa « LIEN ».
Il n’était pas trop difficile de nommer les différentes choses qu’elle pouvait pointer dans le webspace. Mais même quand elle avait imaginé que ces informations dans l’arrière-plan du Web n’étaient que des conversations entre espions, elle avait eu automatiquement recours à des verbes : larguez la bombe, tuez le méchant. Mais comment faire pour illustrer des actions dans le webspace ? En fait, quelles actions fallait-il illustrer ? Qu’est-ce qui se passait dans le webspace ?
Bon, il y avait des transferts de fichiers, et… Et ce fantôme avait apparemment appris à établir des liens et à transmettre des contenus existants : il avait forcément eu besoin de savoir le faire pour lui renvoyer l’image de son visage et les bouts de texte en ASCII. Mais il ne connaissait sans doute rien aux formats de fichiers. Il ignorait probablement la façon dont les données sont stockées et organisées sous Word dans un fichier DOC ou DOCX, un PDF sous Acrobat, un XLS pour Excel, un fichier MP3 pour les sons ou un fichier graphique JPG tel que celui actuellement affiché à l’écran. Le fantôme se trouvait entouré de la plus grande bibliothèque de tous les temps – des milliards de volumes de textes, d’images, de vidéos et d’enregistrements sonores –, mais il n’avait sans doute aucune idée de la façon de s’y prendre pour en ouvrir un, ni pour en lire le contenu. L’architecture de base du Web reposait sur des protocoles permettant de déplacer des fichiers d’un point à un autre, mais l’utilisation effective de ces fichiers dépendait normalement de logiciels applicatifs tournant sur l’ordinateur du destinataire, ce qui dépassait certainement les compétences actuelles du fantôme. Il y avait tant de choses à lui apprendre !
Mais on verrait tout cela plus tard. Pour l’instant, Caitlin voulait se concentrer sur les notions de base. Et l’action de base du Web figurait justement dans le nom des différents protocoles : HTTP, hypertext transfer protocol ; FTP, file transfer protocol ; SMTP, simple mail transfer protocol. Il devait y avoir un moyen d’illustrer la notion de « transfert » !
Elle déplaça son curseur sur un site, mais sans savoir comment aller plus loin. Elle voulait montrer des données partant d’un site vers un autre, dans un seul sens, mais elle n’avait aucun moyen de faire disparaître l’image du pointeur. Bien sûr, elle pourrait déplacer le curseur – ou même son doigt – d’un point situé à gauche vers un autre à droite, mais pour pouvoir répéter le geste, elle serait obligée de ramener le curseur au point de départ, donnant ainsi l’impression qu’elle indiquait un mouvement dans les deux sens – ou bien encore qu’elle voulait simplement montrer le lien et non son utilisation.
Mais si, il y avait un moyen ! Il lui suffisait de fermer les yeux une seconde ! C’est ce qu’elle fit en ramenant le curseur au point de départ, puis elle rouvrit les yeux et le déplaça de nouveau vers sa destination. Puis elle tapa le mot « TRANSFERT » dans sa fenêtre Word.
Elle refit plusieurs fois la démonstration, suggérant l’idée de mouvement dans une seule direction, quelque chose qui partait de la source pour se rendre à la destination, un transfert de…
— Cait-lin ! À table !
Ah, ma foi, c’était peut-être aussi bien de faire une petite pause et de laisser mijoter tout ça… Mais après le dîner, comme tout bon professeur, elle retournerait voir comment son élève se débrouillait : le fantôme allait avoir droit à un petit contrôle des connaissances…