Zhang Bo, le ministre des Communications, s’agitait nerveusement en attendant d’être admis dans le bureau du Président. La ravissante secrétaire savait sans doute de quelle humeur était Son Excellence ce matin, mais elle ne disait jamais rien. Elle n’aurait pas tenu longtemps dans son poste si elle avait été bavarde. Un guerrier en terre cuite grandeur nature, rapporté de Xian, montait la garde dans l’antichambre, le visage aussi impassible que celui de la secrétaire.
Enfin, en réponse à un signal qu’il n’avait pu voir, elle se leva, ouvrit la porte du bureau et fit signe à Zhang d’entrer.
Le Président était au fond de la pièce, vêtu d’un complet bleu. Il se tenait debout derrière son bureau, le dos tourné, et regardait par l’immense baie vitrée. Comme à chaque fois qu’il le voyait, Zhang songea que les épaules du Président étaient terriblement étroites pour tout le poids qu’elles devaient supporter.
— Excellence ?
— Vous êtes venu m’exhorter, dit le Président sans se retourner. Encore une fois.
Le ministre baissa légèrement la tête.
— Je suis profondément désolé, mais…
— Le Pare-Feu a retrouvé toute son intégrité, n’est-ce pas ? Vous avez bouché les trous ?
Zhang caressa nerveusement sa petite moustache.
— Oui, oui, et je m’en excuse. Ces hackers sont… très ingénieux.
Le Président se tourna enfin. Il avait une fleur de lotus à la boutonnière.
— Mes fonctionnaires sont censés l’être encore plus.
— Encore une fois, je vous présente mes excuses. Cela ne se reproduira pas.
— Et les coupables ?
— Nous sommes sur leurs traces. (Zhang hésita un instant, et considéra qu’il n’aurait de toute façon pas de meilleure occasion d’aborder le sujet.) Mais cela étant, vous ne pouvez pas maintenir éternellement la Stratégie Changcheng.
Le Président haussa ses fins sourcils. Derrière ses lunettes, ses yeux étaient rouges et fatigués.
— Je ne peux pas ?
— Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Naturellement, vous pouvez faire tout ce que vous voulez, mais… mais cette limitation des communications internationales, ce maintien en place du Grand Pare-Feu, c’est… c’est peut-être moins avisé que la plupart de vos actions.
Le Président inclina la tête, comme s’il s’amusait des efforts de Zhang pour rester diplomate.
— Je vous écoute.
— Nous nous sommes débarrassés des corps, et l’épidémie est enrayée. L’état d’urgence est passé.
— Après les événements du 11 Septembre, le président des États-Unis s’est fait attribuer des pouvoirs exceptionnels… qu’il a soigneusement conservés depuis.
Zhang contempla un instant la moquette aux motifs rouges brodés d’or.
— Oui, mais…
Une odeur d’encens flottait dans l’air.
— Mais quoi ? Notre peuple veut cette chose qu’on nomme la démocratie, mais c’est une illusion, un fantôme. En réalité, elle n’existe nulle part.
— L’épidémie est bel et bien enrayée, Excellence. À présent, nous pouvons certainement…
La voix du Président était douce et pensive. Il s’installa dans son grand fauteuil de cuir rouge et fit signe à Zhang de s’asseoir devant le large bureau en cerisier.
— Il y a d’autres formes de contagion que celles apportées par des virus, dit-il. Il est préférable que notre peuple n’ait pas accès à tant de… (Il s’interrompit un instant, sans doute à la recherche du terme exact, puis il hocha la tête d’un air satisfait et reprit :) À tant d’idées étrangères.
— C’est entendu, dit Zhang, mais… Et il referma aussitôt la bouche.
Le Président leva la main. Ses boutons de manchettes étaient deux sphères de jade poli.
— Vous pensez sans doute que je ne veux entendre que des choses positives de la part de mes conseillers ? Et c’est pour cela que vous avez l’air de marcher sur des œufs ?
— Excellence…
— J’ai des conseillers qui élaborent des modélisations de l’avenir de notre société, le saviez-vous ? Des statisticiens, des démographes, des historiens. Ils me disent que la République populaire est condamnée à disparaître.
— Excellence !
Le Président haussa ses maigres épaules.
— La Chine continuera d’exister, naturellement – elle représente un quart de l’humanité. Mais le Parti communiste ? Ils me disent que ses jours sont comptés.
Zhang resta silencieux.
— Certains d’entre eux pensent que le Parti n’a plus qu’une décennie devant lui. Les plus optimistes lui donnent jusqu’à 2050.
— Mais pourquoi ?
Le Président fit un geste vers la fenêtre par laquelle on pouvait apercevoir le lac.
— Les influences extérieures. Le peuple voit ailleurs une alternative dont il croit qu’elle lui donnera du pouvoir et une voix. C’est ce que nos compatriotes désirent ardemment. Ils croient… (Il sourit, mais c’était un sourire triste plutôt qu’amusé.) Ils croient que l’herbe est plus verte de l’autre côté de la Grande Muraille. (Il secoua la tête.) Mais les Russes vivent-ils mieux maintenant, avec leur capitalisme et leur démocratie ? Ils ont été les premiers à aller dans l’espace, ils ont été à la pointe du progrès dans tant de domaines ! Et leur littérature, leur musique ! Mais à présent, c’est une nation de pestilence et de pauvreté, de maladie et de mort prématurée – croyez-moi, vous n’aimeriez pas visiter ce pays. Et pourtant, c’est la chose que notre peuple désire. Ils la voient, et tels des enfants qui tendent la main vers un poêle brûlant, ils ne peuvent pas s’empêcher d’essayer de la saisir.
Zhang se contenta de hocher la tête. Il n’était pas sûr de pouvoir prononcer un mot. Derrière le Président, par la grande baie vitrée, il distinguait les toits de tuiles rouges de la Cité Interdite et le ciel éternellement gris argenté.
— Cependant, poursuivit le Président, mes conseillers font une erreur fondamentale dans leurs hypothèses.
— Excellence ?
— Ils considèrent que les influences extérieures pourront toujours pénétrer dans notre pays. Mais comme l’a dit Sun Zi : « Il est de la première importance de conserver son propre État intact », et c’est bien ce que j’ai l’intention de faire.
Zhang resta silencieux un moment, puis il dit :
— La Stratégie Changcheng n’a été conçue que comme une mesure d’urgence. L’urgence est passée. Les contraintes économiques…
Le Président prit un air triste.
— L’argent, dit-il. Même pour le Parti communiste, tout se ramène toujours à des questions d’argent, n’est-ce pas ?
Zhang écarta légèrement les mains sans rien dire. Et le Président finit par hocher la tête.
— Bon, très bien. Très bien. Rétablissez les communications, et laissez le flot extérieur nous inonder de nouveau.
— Merci, Excellence. Comme toujours, vous avez pris la bonne décision.
Le Président ôta ses lunettes et se frotta le nez.
— Vous croyez ? dit-il.
Zhang laissa la question flotter dans l’air, avec le parfum d’encens.
Caitlin repérait toujours le moment où elles entraient dans le parking de son lycée : il y avait un gros ralentisseur juste après le virage à droite, qui secouait la carrosserie de la Prius de sa mère.
— Je sais que tu n’en as pas vraiment besoin, lui dit sa mère en s’arrêtant devant l’entrée principale, mais je te souhaite bonne chance pour ton interro.
Caitlin sourit. Pour ses douze ans, sa cousine Megan lui avait offert une poupée Barbie qui disait, d’un ton agacé : « Ah, les maths, qu’est-ce que c’est dur ! » Mattel n’avait pas fabriqué ce modèle bien longtemps avant que l’indignation du public ne les oblige à le rappeler, mais la cousine de Caitlin en avait trouvé une dans un vide-grenier. Elles s’étaient bien amusées à se moquer de cette poupée. Caitlin savait que Barbie était un modèle physiquement impossible pour des filles – elle avait calculé qu’une Barbie à l’échelle humaine aurait des mensurations de 116-48-80… – et l’idée que des filles puissent trouver les maths difficiles était tout aussi absurde.
— Merci, maman.
Caitlin prit sa canne blanche et sa sacoche d’ordinateur, puis elle sortit de la voiture et s’approcha de la porte d’entrée. Mais elle sentait bien qu’elle traînait des pieds… Oh, bien sûr, elle aimait le lycée, mais… comme tout cela paraissait banal, comparé aux merveilles qu’elle avait vues la veille.
— Hé, Cait !
La voix de Bashira.
— Hello, Bash, dit Caitlin en souriant – mais en se demandant une fois de plus à quoi son amie ressemblait.
Elle savait que Bashira devait lui offrir le bras comme à l’habitude, et elle le prit pour que Bashira puisse la guider dans le couloir.
— Alors, tu te sens prête pour l’interro ?
— Sinus 2A égale deux sinus A cosinus A, dit Caitlin en guise de réponse.
Elles arrivèrent devant un escalier – les bruits y avaient un écho différent – et gravirent les deux volées de marches.
— Bonjour, tout le monde ! dit Mr Heidegger, leur professeur de mathématiques, une fois qu’elles furent entrées dans la classe.
Caitlin devait se reposer uniquement sur la description que Bashira lui en avait faite : « Grand et maigre, avec un visage comme si sa femme l’avait serré entre ses cuisses. » Bashira adorait dire des choses un peu scabreuses comme ça, mais en fait, elle n’en avait aucune expérience. Ses parents étaient des musulmans très pratiquants, et organiseraient son mariage le moment venu. Caitlin ne savait pas très bien ce que Bashira pensait de ce processus, mais au moins, elle se retrouverait avec quelqu’un. Caitlin s’inquiétait parfois de ne jamais trouver un type bien qui aimerait les maths et le hockey, et qui saurait s’accommoder de sa… situation. Bon, maintenant qu’elle était au Canada, ce ne serait pas difficile de rencontrer des garçons qui aiment le hockey, mais pour ce qui était de satisfaire les deux autres critères…
— Levez-vous, je vous prie, pour l’hymne national, dit une voix de femme sortant du haut-parleur.
Les Canadiens étaient un peu moins cérémonieux, ce qui convenait tout à fait à Caitlin. Ça l’avait toujours embêtée de devoir jurer fidélité à un drapeau qu’elle n’avait jamais vu. Bien sûr, elle savait que le drapeau américain avait des étoiles et des rayures – on leur avait fait toucher des drapeaux brodés quand elle était à l’Institut pour jeunes aveugles. Mais l’appellation familière de « bon vieux rouge, blanc et bleu » n’avait absolument aucun sens pour elle. Enfin, jusqu’à ce qui s’était passé la veille. Elle avait hâte de pouvoir de nouveau jeter un coup d’œil au Web.
Après « Ô Canada », on distribua le texte de l’interrogation écrite. Les autres élèves recevaient des feuillets, mais Mr Heidegger donna à Caitlin une clé USB contenant les questions. Caitlin pratiquait parfaitement le Nemeth, ce code braille spécifique pour les notations mathématiques, et son père lui avait enseigné le Latex, un standard de mise en pages informatique utilisé par les scientifiques et par de nombreux aveugles devant travailler sur des équations.
Elle introduisit sa clé dans l’un des ports USB de son portable, puis elle sortit son afficheur braille et se mit au travail. Quand elle aurait terminé, elle copierait ses réponses sur la clé USB pour que Mr Heidegger puisse les lire. En général, elle était parmi les premiers – quand elle n’était pas la première – à terminer les interrogations écrites et devoirs en classe, mais pas cette fois-ci. Ses pensées ne cessaient de vagabonder, recréant des visions de lumières et de couleurs tandis qu’elle se remémorait son émerveillement incroyable de la veille.