13.

Le soleil de la Californie du Sud glissait doucement vers l’horizon en découpant les silhouettes des palmiers. Shoshana Glick, une étudiante de vingt-sept ans qui préparait son doctorat, franchit la passerelle de bois menant à l’îlot en forme de dôme. Elle était vêtue d’un bermuda et d’un T-shirt bleu ciel de l’Institut Marcuse noué au-dessus du nombril. Ses lunettes de soleil étaient glissées dans l’encolure. Elle était chaussée de baskets.

Sur un côté de l’île se dressait une statue de deux mètres cinquante de haut : elle représentait un orang-outan habillé, contemplant avec une expression sereine des rouleaux de parchemin. Quelqu’un avait trouvé très drôle d’offrir à l’Institut Marcuse cette reproduction de la statue du Législateur de La Planète des singes, et comme apparemment, dans le film, la statue était sur une île, il avait semblé logique de l’installer là.

Et à l’ombre de la statue, confortablement accroupi, il y avait un chimpanzé adulte tout à fait réel et bien vivant. Shoshana frappa dans ses mains pour attirer son attention, et une fois que l’animal eut tourné vers elle ses yeux marron, elle lui dit dans la langue des signes : Viens à l’intérieur.

Non, répondit Chobo par gestes. Dehors bien. Pas moustiques. Jouer.

Shoshana jeta un coup d’œil à sa montre. Le chimpanzé savait qu’il était encore loin d’être l’heure de se coucher, mais pour ce qui se préparait, il fallait tenir compte des fuseaux horaires – un concept qu’il eût été bien difficile de lui expliquer !

Viens maintenant, fit Shoshana. Surprise spéciale. Dois rentrer.

Chobo sembla réfléchir un instant, puis il fit : Apporte surprise ici avec une expression sur son visage gris foncé qui dénotait à quel point il était fier de son astuce. Shoshana secoua la tête. Surprise trop grosse.

Chobo plissa le front. Il pensait sans doute que, si la surprise était trop grosse pour elle, il serait peut-être capable, lui, de la porter. Mais pour la récupérer, il serait obligé d’aller à l’intérieur – ce qui était précisément ce qu’elle voulait. Ses rides se creusèrent encore plus, sans doute parce qu’il essayait de résoudre ce dilemme. Il demanda enfin : Surprise quoi ?

Quelque chose de nouveau, répondit Shoshana. Quelque chose de bon.

Bon à manger ?

Shoshana savait quand elle devait s’avouer battue. Non, fit-elle. Mais je te donnerai une barre de chocolat.

Deux barres ! répliqua aussitôt Chobo. Non, trois barres !

Shoshana savait que le marchandage allait s’arrêter là, car bien que le chimpanzé fût capable de compter au-delà quand on lui présentait des objets, trois était sa limite pour les choses abstraites. Elle sourit. D’accord. Viens, maintenant, dépêche-toi !

Quand elle avait commencé à travailler ici, Shoshana avait cru à l’histoire présentée sur le site de l’Institut, selon laquelle un gardien de zoo amateur de jeux vidéo lui avait donné ce nom qui désigne un joueur débutant, qui a encore tout à apprendre… et Dieu sait si le bébé chimpanzé avait appris. Elle avait eu un choc quand elle avait découvert la vérité.

Chobo hésita juste le temps de bien montrer qu’il acceptait de coopérer, et qu’il ne se contentait pas d’obéir aveuglément. Il traversa la pelouse à quatre pattes pour rejoindre Shoshana, puis il la prit par la main en entrelaçant ses doigts, comme il aimait le faire, et ils franchirent ensemble le petit pont de bois pour se rendre dans le bungalow blanc qui constituait le siège de l’Institut Marcuse.

Le vieux en personne les y attendait. Le Dr Harl Marcuse. Shoshana et les autres étudiants l’avaient surnommé Silverback, le « dos argenté », ainsi qu’on désigne les grands gorilles adultes à cause de leur pelage grisonnant. Cela étant, aucun des étudiants ne l’avait jamais vu torse nu, et comme Shoshana l’avait déclaré un soir qu’elle avait un peu trop bu, c’était aussi bien comme ça…

On l’appelait aussi parfois le gorille de quatre cents kilos. C’était en fait exagéré, car il n’en pesait que cent soixante, mais quant à l’espèce, on n’en était pas trop loin, car après tout, une différence de 1,85 % au niveau de l’ADN est bien peu de chose entre amis… En tout cas, il possédait la force et l’énergie qui allaient de pair avec son surnom. Sa capacité à obtenir des subventions de la Fondation pour la recherche scientifique était légendaire.

Il y avait également avec lui Dillon Fontana, vingt-quatre ans, blond avec une petite barbiche ; Maria Lopez, une rousse plus âgée de dix ans ; et Werner Richter, un primatologue allemand d’une soixantaine d’années, toujours tiré à quatre épingles. Dillon tenait à la main une caméra vidéo tandis que Maria avait un appareil photo. Tous deux les braquaient sur Chobo.

Le singe regarda les participants d’un air ébahi.

Assieds-toi là, fit Werner en lui désignant un grand fauteuil pivotant placé devant un simple bureau en contreplaqué.

Chobo lâcha la main de Shoshana et se hissa sur le fauteuil, où il s’assit en tailleur. Tourner ? demanda-t-il. Il adorait que les gens fassent pivoter le fauteuil quand il était assis.

Plus tard, dit Shoshana. Maintenant ordinateur.

Le visage de Chobo exprima son plaisir. D’habitude, on lui contingentait le temps qu’il pouvait passer devant l’ordinateur. Bonne surprise ! fit-il à Shoshana avant de se tourner vers le grand écran plat. Film ? demanda-t-il.

Shoshana s’efforça de ne pas sourire. Elle se posa un casque sur les oreilles et double-cliqua sur une icône. Une webcam argentée était fixée en haut du moniteur. Une petite fenêtre s’ouvrit à l’écran, affichant la vue prise par la caméra – une image en temps réel de Chobo. Comme la plupart des chimpanzés, celui-ci n’avait aucune difficulté à se reconnaître dans un miroir ou sur un écran. Par contre, de nombreux gorilles en sont tout à fait incapables. Chobo se regarda un instant, puis il se frotta la tête pour se débarrasser de quelques brins d’herbe qui y étaient restés accrochés.

Shoshana cliqua encore sur quelques icônes et une fenêtre plus importante apparut à l’écran, montrant cette fois-ci la vue d’une webcam située dans une autre pièce aux murs beiges, avec une chaise en bois au premier plan et quelques armoires dépareillées dans le fond.

— O.K., Miami, dit-elle dans le micro. Nous sommes prêts.

— Bien reçu, San Diego, fit une voix masculine à son oreille. Encore une fois, toutes nos excuses pour le retard. Et maintenant… c’est parti !

L’écran s’anima soudain de taches orange tandis que…

Chobo poussa un cri de surprise.

… tandis qu’un petit orang-outan s’installait sur la chaise visible à l’écran, ses longues jambes repliées devant lui et les bras serrés autour des genoux. Il faisait la grimace et regardait hors champ en couinant. Shoshana pouvait l’entendre dans son casque, mais pas Chobo – ils avaient délibérément éteint les haut-parleurs du PC.

Quoi ça ? demanda Chobo en se tournant maintenant vers Shoshana.

Demande-lui, dit-elle en pointant du doigt vers l’écran. Dis bonjour.

Chobo ouvrit de grands yeux. Il parle ?

Sur l’écran, Shoshana voyait l’orang-outan – dont elle savait qu’il s’appelait Virgile – adresser des questions similaires à son compagnon invisible. Les deux singes se virent simultanément parler par signes. Chobo poussa encore un petit cri de surprise, et Virgile se tapota la tête dans un geste d’étonnement.

Bonjour ! fit Chobo, dont le regard était maintenant rivé sur l’écran.

Bonjour ! répondit Virgile. Bonjour, bonjour !

Chobo détourna un instant les yeux pour s’adresser à Shoshana. Quel nom ?

Demande-lui, répondit-elle.

Chobo s’exécuta. Quel nom ?

L’orang-outan sembla effaré, puis il répondit : Virgile. Virgile.

— Il a dit « Virgile », précisa Shoshana en interprétant ce signe qui n’était pas familier à Chobo.

Celui-ci hésita un instant, comme s’il essayait d’absorber ce nouveau concept.

Shoshana lui tapa sur l’épaule. Dis-lui ton nom, Chobo, et c’est ce qu’il fit aussitôt.

Virgile apprenait vite. Il reproduisit immédiatement le signe.

Toi orange, dit Chobo.

Orange joli, répondit Virgile.

Chobo sembla réfléchir un instant à cette remarque, puis il dit : Oui. Orange joli. Mais il se tourna alors vers Shoshana en dilatant ses narines, comme s’il essayait de capter l’odeur de Virgile. Où lui ?

Très loin, répondit Shoshana, qui n’en dit pas plus car Chobo était incapable de comprendre le concept de milliers de kilomètres. Dis-lui ce que tu as fait aujourd’hui.

Le chimpanzé se tourna de nouveau vers l’écran. Jouer aujourd’hui ! dit-il avec enthousiasme. Jouer ballon !

Virgile parut étonné. Chobo jouer aujourd’hui ? Virgile jouer aujourd’hui !

Dillon ne put se retenir.

— Le monde est petit… dit-il.

Ce qui lui valut un chut ! courroucé de la part de Werner. Mais il avait raison. Le monde était vraiment petit, et il ne faisait que rapetisser encore chaque jour. Le Dr Marcuse hochait la tête d’un air satisfait devant ce spectacle d’un chimpanzé parlant à un orang-outan par l’intermédiaire du Web. Pour sa part, Shoshana ne pouvait s’empêcher de sourire jusqu’aux oreilles. La première conférence par webcam entre deux espèces différentes était bien partie…

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