Caitlin avait la nostalgie de beaucoup de choses qu’elle avait connues au Texas – de vrais barbecues, entendre des gens parler espagnol, un climat vraiment chaud –, mais il y en avait une qui ne lui manquait pas du tout : l’humidité. Bien sûr, Waterloo dégoulinait carrément quand ils avaient emménagé ici en juillet dernier, mais depuis, avec le coup de froid brutal, l’air était si sec que – bon, peut-être que déjà, avant, quand elle se mouchait, c’était rose de sang, mais elle en doutait fort.
Le pire, c’étaient les décharges d’électricité statique quand elle touchait une poignée de porte après avoir marché sur la moquette. Elle avait reçu deux ou trois secousses comme ça quand elle était au Texas – et elle n’avait jamais imaginé qu’on puisse vraiment voir une étincelle ! –, mais maintenant, ça n’arrêtait plus, il suffisait de faire quelques pas… et aïe ! Ça faisait vachement mal !
Quand Caitlin rentra chez elle après la conférence de presse, elle se rendit dans sa chambre. Quand elle en sortait, elle avait appris à évacuer sa charge électrique en touchant une des vis de la plaque d’interrupteur – un interrupteur dont elle se servait, à présent. Ça faisait un petit peu mal quand même, mais ça lui permettait d’éviter d’accumuler une charge trop importante. La lumière était déjà allumée quand elle entra dans la pièce – c’était plus difficile qu’elle ne l’aurait cru de penser à éteindre en sortant !
Elle alla à son bureau. Elle connaissait bien les risques que fait courir l’électricité statique aux équipements informatiques, mais il y avait un cadre métallique autour des stores, et elle tendit la main pour le toucher, et…
Ah, zut !
Oh, mon Dieu !
Son cœur se mit à battre la chamade. Elle crut qu’elle allait s’évanouir. Elle était…
Mon Dieu, non, non, non !
De nouveau aveugle.
Zut de zut de zut ! Elle avait eu peur d’endommager son afficheur et son imprimante braille, et sa carte mère, mais… Mais elle n’avait même pas pensé au fait qu’elle… Ah, comment peut-on être aussi bête ?
Elle tenait son œilPod dans la main gauche. Elle portait un jean collant, et c’était assez gênant d’avoir des objets dans les poches quand elle était assise, et c’est pourquoi elle l’avait sorti pour pouvoir le poser sur son bureau. Dès qu’elle avait mis le doigt sur ce cadre métallique, elle avait senti la secousse, elle avait vu l’étincelle, elle avait entendu un zap ! – et sa vision avait disparu.
Elle pensa d’abord appeler ses parents et le Dr Kuroda – mais ils ne feraient que se charger eux-mêmes d’électricité en montant les marches recouvertes de moquette. Elle s’efforça de ne pas céder à la panique, mais…
Ah, bon sang, si l’œilPod était fichu, elle… C’était bien simple, elle en mourrait.
Elle avait la tête qui tournait, et elle tâtonna – elle tâtonna ! – pour trouver le bord de son bureau et son fauteuil. Elle s’assit et respira lentement pour essayer de se calmer. Ah, non, ce n’était pas vrai… De nouveau aveugle, comme avant la procédure de Kuroda, et…
Mais non. Ce n’était pas vraiment ça. C’était différent. Apparemment, son esprit n’acceptait plus une absence totale de vision, maintenant qu’il avait été capable de voir. Au lieu du néant, comme l’absence d’un sens du magnétisme, elle voyait maintenant…
Ah, ma foi, c’était vraiment surprenant ! Ce n’était pas le noir complet, mais plutôt une sorte de gris foncé très doux, comme un… un vide…
Ah, mais oui, voilà ! Elle avait lu des trucs là-dessus. C’était ce que les gens qui avaient perdu la vue – comme Helen Keller, par exemple – disaient percevoir, et cette fois-ci, pour la première fois, Caitlin avait effectivement perdu la vue. Elle n’avait pas simplement fermé les yeux, et elle ne se trouvait pas dans une pièce obscure. Ne recevant plus du tout de stimuli visuels, elle éprouvait donc le même effet sensoriel que des gens devenus aveugles après avoir vu. C’était sans doute pour une raison analogue qu’elle n’avait réussi à percevoir l’arrière-plan du Web qu’après sa première expérience de la vision du monde réel, pendant l’orage.
Elle avait toujours le cœur battant, mais même dans son état de panique, elle remarqua que la grisaille n’était pas uniforme : elle distinguait des variations de luminosité, des teintes différentes. Elle l’observa par saccades, mais cela ne changeait rien à la position de ces variations : c’était un phénomène mental et non une vision résiduelle des lumières de sa chambre.
Aveugle !
Elle respira profondément.
Bon, très bien, se dit-elle. L’œilPod s’est planté. Mais ça arrive aussi tout le temps aux ordinateurs, et quand un ordinateur se plante, on…
Ah, mon Dieu, faites que ça marche !
On le réinitialise.
À Tokyo, le Dr Kuroda avait dit que si jamais elle avait besoin d’éteindre son œilPod, il lui suffirait d’appuyer cinq secondes sur le bouton. Bon, il était déjà éteint, ce qui était terrifiant… Mais il avait dit aussi que la même manœuvre permettrait de le rallumer.
Elle trouva le bouton de l’œilPod et appuya dessus. Mon Dieu, je vous en supplie… Un. Deux.
Trois.
Quatre.
Cinq.
Rien.
Rien !
Elle garda le doigt sur le bouton, en appuyant tellement fort que ça lui faisait mal.
Six.
Sept…
Ah, un éclair ! Elle relâcha le bouton et recommença à respirer. De la lumière. Des couleurs. Des droites formant des rayons autour de points.
Non, non, c’était…
Ah, zut !
La webvision ! C’était le webspace qu’elle voyait de nouveau, pas la réalité. Les lignes étaient plus clairement définies et les couleurs plus intenses que dans le monde réel. En fait, maintenant qu’elle en avait vu de vrais échantillons, elle savait que les jaunes, les oranges et les verts qu’elle voyait étaient fluorescents.
Bon, d’accord, elle ne voyait pas la réalité, mais au moins, elle voyait. L’œilPod n’était pas complètement grillé. Et à dire vrai, le webspace lui avait un peu manqué.
Elle serrait de toutes ses forces l’accoudoir de son fauteuil. Elle relâcha un peu sa prise et se sentit plus calme. Assez bizarrement, elle avait l’impression de se retrouver chez elle. Ces couleurs étaient apaisantes, et les formes dessinées par les droites entrecroisées étaient compréhensibles. En fait, elles l’étaient beaucoup plus maintenant qu’elle avait appris l’aspect visuel des triangles, rectangles et losanges. Et comme la dernière fois, dans l’arrière-plan, dans toutes les directions, il y avait le chatoiement du damier des automates cellulaires.
Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver un petit robot-araignée, et elle le suivit tandis qu’il sautait de site en site avec une belle ardeur. Mais au bout d’un moment, elle le laissa poursuivre son chemin et elle se contenta d’admirer ce merveilleux panorama, dont la structure lui semblait si familière, et…
Qu’est-ce que c’était que ça ?
Bon sang ! Quelque chose était en train… d’interférer avec sa vision. Ah, zut, l’œilPod était peut-être vraiment endommagé, en fin de compte ! Des droites continuaient de rayonner à partir de cercles représentant des sites web, mais il y avait autre chose, quelque chose qui ne semblait pas à sa place ici, qui n’était pas constitué de lignes bien droites, mais plutôt de courbes et d’angles arrondis. Cet intrus se superposait à sa vision du webspace, ou peut-être était-il derrière, ou un peu des deux, comme si elle recevait deux flux de données en même temps, l’un provenant de Jagster, et… Et quoi ? L’autre image sautillait tellement qu’il était difficile d’en voir les détails, et…
Et en fait, elle contenait bien quelques droites, mais au lieu de partir d’un point central, elles…
Elle n’avait jamais rien vu de tel dans le webspace, sauf quand par hasard des lignes reliant différents points venaient à se superposer comme ça, mais… Mais là, il ne s’agissait pas de lignes. Plutôt… des bords, peut-être ?
Bon sang, qu’est-ce que c’était ?
Cela n’avait rien à voir avec l’arrière-plan chatoyant du webspace, qu’elle continuait de percevoir comme une simple couche supplémentaire. Non, non, c’était autre chose. Si seulement ce truc voulait bien se tenir tranquille un instant, ne plus bouger, elle pourrait voir ce que c’était.
Il y avait beaucoup de couleurs dans cette image fantôme superposée, mais elles n’avaient pas les teintes franches dont elle avait l’habitude dans le webspace, où les lignes étaient d’un vert ou d’un rouge purs. Non, cette image clignotante était constituée de couleurs pâles dont l’intensité et la teinte variaient.
L’image ne cessait de sautiller, et changeait parfois complètement pendant un instant avant de revenir à peu près à l’aspect précédent, et…
L’affabulation par saccades… cette jolie expression si musicale qu’elle avait trouvée dans ce que Kuroda lui avait donné à lire. L’œil balaye rapidement une scène, passant d’un point fixe à un autre en se concentrant brièvement sur une partie, puis sur une autre, revenant à la première et ainsi de suite. Chaque petit mouvement s’appelle une saccade oculaire. En général, les gens ne s’en rendent pas compte, sauf quand ils lisent des lignes de texte ou regardent par la fenêtre dans un train. Mais sinon, le cerveau transforme en une seule image continue toutes ces informations hachées, créant une sorte d’affabulation globale de la réalité.
Mais… c’était le cas pour la vision humaine, selon l’expression malheureuse du Dr Kuroda. La webvision, elle, court-circuitait l’œil de Caitlin et n’était donc pas soumise à ces déplacements saccadés.
Et pourtant, cette étrange image superposée ne se contentait pas de bouger. Elle était constituée d’innombrables fragments de perception, exactement comme des saccades. Bien sûr, quand le cerveau commande ces déplacements de l’œil, il sait dans quelle direction il va, et peut ainsi en tenir compte pour bâtir une image mentale de la scène entière.
Mais ça ! Cela donnait l’impression de regarder les saccades oculaires de quelqu’un d’autre – un flux chaotique qui ne restait jamais focalisé suffisamment longtemps pour que Caitlin le voie vraiment. Quoique…
Il ressemblait un petit peu à…
Non, non, se dit Caitlin. Je dois être complètement folle !
Elle s’efforça de se concentrer, et…
Non, elle n’était pas folle.
L’image était principalement constituée d’un grand ovale coloré qui était… Incroyable ! C’était…
… un ovale rose pâle avec une touche de jaune…
L’image – cette image sautillante – représentait un visage !
Mais comment était-ce possible ? Elle était dans le webspace ! Son œilPod était alimenté par les données brutes du moteur de recherche Jagster, qui lui montraient les sites et les connexions du Web, et les automates cellulaires, mais…
Mais le flot de Jagster était toujours bien là, et continuait d’être interprété comme avant. En fait, elle avait bien l’impression maintenant de recevoir deux flux de données simultanés. Si elle arrivait à bloquer celui de Jagster, elle pourrait peut-être mieux distinguer l’autre, mais elle ne savait pas comment faire. Elle continua d’examiner l’image sautillante en s’efforçant d’en distinguer plus de détails, et…
Caitlin sentit son estomac se nouer, son cœur cesser de battre… Elle était bien excusable de n’avoir pas su l’identifier tout de suite, car après tout, elle était débutante en matière de reconnaissance des visages. Mais il ne pouvait y avoir aucun doute, n’est-ce pas ? Cette masse de cheveux bruns qui l’entouraient, le petit nez, les yeux rapprochés, le…
Ah, mon Dieu…
Le visage en forme de cœur…
Oui, effectivement, il ressemblait un peu à celui de sa mère, mais c’était simplement un air de famille.
Elle secoua la tête, refusant d’y croire.
Mais c’était bien ça : le visage qu’elle voyait, ce visage qui clignotait et sautillait dans le webspace… c’était le sien !
Bien sûr, on voyait un peu plus que le visage. Les lignes qu’elle avait remarquées tout à l’heure – les bords – formaient un cadre qui l’entourait, presque comme si elle regardait une photo, mais…
Mais non, c’était plus que ça… parce que son visage bougeait. Il ne faisait pas que sautiller, il se déplaçait à droite et à gauche, vers le haut et vers le bas, comme une tête tournant sur un cou. C’était comme si elle se regardait sur un écran d’ordinateur. Mais quand est-ce qu’elle avait pu être ainsi enregistrée ?
L’image continuait de sautiller, rendant difficile d’en distinguer les détails, mais elle trouva que ce visage ressemblait beaucoup à celui qu’elle avait en ce moment, et cet enregistrement devait donc être récent. Ah, mais oui, très récent, puisqu’elle portait les lunettes qu’elle avait achetées la veille. Il était presque impossible de repérer la monture très fine, mais elle était bien là, et…
Et soudain, les lunettes disparurent et l’image se brouilla. Elle continuait de sautiller, mais tout était devenu plus indistinct.
Comment était-ce possible ? Si c’était bien une vidéo d’elle, le fait qu’elle ait retiré ses lunettes ne devrait pas brouiller l’image…
Au bout d’un moment, les lunettes se remirent en place, et c’est alors qu’elle remarqua un nouveau détail : une partie de son T-shirt, un T-shirt qu’elle portait souvent et sur lequel était écrit sur trois lignes, en grosses lettres majuscules : « LEE AMODEO ROCKS ». Elle avait tellement de mal à apprendre les lettres qu’une fois encore, il était difficile de lui en vouloir de ne pas avoir remarqué tout de suite un petit problème avec le mot « LEE » – dont elle ne voyait pas toujours très bien le bas qui était souvent coupé, de sorte que les « E » ressemblaient plutôt à des « F », et que le « L » avait souvent l’air d’un « I ». Quant aux deux lignes du dessous, elles n’étaient carrément pas visibles. Toujours est-il qu’en voyant le premier mot, elle finit par se rendre compte que ce n’était pas « LEE », mais « EEL », avec les lettres à l’envers. Elle se tassa sur son fauteuil, complètement abasourdie. L’image était inversée. Le rectangle qu’elle percevait n’était pas un cadre de tableau, ni un écran d’ordinateur. C’était un miroir !
Elle se creusa la tête pour essayer d’y comprendre quelque chose. Quand son œilPod était en mode simplex, il transmettait quand même des images aux serveurs du Dr Kuroda, des images de ce que son œil gauche voyait. Ce qu’elle recevait en ce moment devait être une de ces images… mais pourquoi ? Comment ? Et pourquoi ces images la montrant en train de se regarder dans le miroir de la salle de bains ?
Bien sûr, quelquefois, comme en ce moment, les images transmises à Tokyo représentaient sa vision de la structure du Web : en mode duplex, les serveurs de Kuroda lui envoyaient les données brutes de Jagster, qu’elle interprétait comme le webspace, et c’était donc ce qui était ensuite retransmis, comme si elle réfléchissait le Web vers lui-même. Et à présent, il semblait que… Le Web semblait réfléchir une image de Caitlin vers elle-même !
C’était incroyable, et…
Et soudain, elle ressentit une profonde angoisse. Elle avait été tellement intriguée par le phénomène qu’elle en avait oublié le choc électrique, oublié qu’elle avait perdu sa capacité à voir le monde réel, voir sa mère et Bashira, voir les nuages et les étoiles…
Caitlin se mit à respirer profondément. Bon, d’accord, d’accord : la décharge électrique avait planté l’œilPod. Ensuite, elle avait appuyé sur le bouton pendant cinq (sept !) secondes, et l’œilPod s’était rallumé en mode par défaut, comme n’importe quel appareil électronique quand on le réinitialise. Et apparemment, le mode par défaut était le duplex : un flot bidirectionnel à travers la liaison Wi-Fi, des données transmises par son implant au laboratoire de Kuroda, et des données transmises à son implant en provenance de Jagster.
Et par conséquent, si c’était bien le cas, il lui suffisait d’appuyer encore une fois sur le bouton pour revenir au mode simplex.
Elle avait déjà entendu l’expression « croiser les doigts », mais elle n’avait jamais vu personne le faire, et elle ne savait pas très bien quels doigts il fallait croiser ni comment… De la main gauche, elle improvisa quelque chose en espérant que ce serait efficace, puis elle prit l’œilPod de l’autre main et appuya fermement sur le bouton de sélection. L’appareil émit un bip grave.
Elle retint son souffle, tandis que…
Dieu soit loué !
… tandis que la webvision s’effaçait, laissant place à sa chambre merveilleusement bleue et tout ce qu’elle contenait.