Caitlin entra la première dans sa chambre. Elle savait que les parents se plaignent souvent du désordre des chambres d’adolescents, mais la sienne était impeccablement rangée. C’était indispensable pour qu’elle puisse retrouver ses affaires. Bashira y était venue récemment, et lui avait demandé un tampon hygiénique – mais elle n’avait pas remis la boîte à sa place. Quand Caitlin en avait eu besoin à son tour, sa mère s’était absentée pour faire des courses, et elle avait dû passer par l’épreuve humiliante de demander à son père de l’aider à la trouver.
Elle traversa la pièce. Son ordinateur était encore allumé, elle pouvait entendre le ronronnement de son ventilateur. Elle s’assit au bord du lit et fit signe à son père de s’installer à son bureau. Elle avait laissé son navigateur ouvert à la page du message de Kuroda, mais elle ne se souvenait plus si l’affichage était activé. Elle n’aimait pas ce moniteur parce que le bouton d’alimentation gardait la même position qu’il soit allumé ou éteint.
— L’écran est bien allumé ? demanda-t-elle.
— Oui, fit son père.
— Jette un coup d’œil au message.
— Où est la souris ? demanda-t-il.
— Là où tu l’as posée la dernière fois, dit doucement Caitlin.
Elle l’imagina fronçant les sourcils en la cherchant des yeux. Elle entendit bientôt le déclic du bouton, suivi d’un silence tandis qu’il lisait le message.
— Eh bien ? dit-elle enfin.
— Ah, fit-il.
— Il y a un lien dans l’e-mail du Dr Kuroda.
— Je le vois. Bon, j’ai cliqué dessus. Il y a un site web qui s’affiche. Il dit : « Bonjour, mademoiselle Caitlin. Assurez-vous d’abord que votre œilPod est en mode duplex pour qu’il puisse aussi bien recevoir que transmettre. »
Caitlin sortit son œilPod de la poche de sa chemise, puis elle appuya sur le bouton de sélection. Elle entendit le bip aigu indiquant qu’il était dans le mode souhaité.
— C’est fait, dit-elle.
— O.K., dit son père. Ensuite, il est écrit : « Cliquer ici pour mettre à jour le logiciel de l’implant de mademoiselle Caitlin. » Tu es prête ? Il indique aussi que le chargement peut prendre pas mal de temps. Apparemment, il ne s’agit pas d’un simple patch, mais du remplacement d’une bonne partie du code installé, et la vitesse d’écriture sur la puce est assez lente. Est-ce que tu as d’abord besoin d’aller aux toilettes ?
— Non, ça va, dit-elle. Et de toute façon, nous avons une connexion Wi-Fi dans toute la maison.
— Bon, d’accord. Voilà, je clique sur le lien.
L’œilPod émit trois notes ascendantes, probablement pour indiquer que la connexion était bien établie. De nouveau la voix de son père :
— Il est écrit : « Temps estimé pour l’opération : 41 minutes 30 secondes. » (Un silence.) Tu veux que je reste ?
Caitlin réfléchit un instant. C’était pratique qu’il soit là pour lire le texte à l’écran, mais ce n’était pas comme s’ils allaient avoir une conversation ensemble s’il restait avec elle. Bien sûr, elle aurait pu lui demander de lui lire quelque chose pour passer le temps – elle avait du retard dans les blogs de ses copines, par exemple, mais elle n’allait pas lui faire lire ce genre de trucs…
— Non, dit-elle, ça va. Tu peux me laisser.
Elle l’entendit se lever. Il y eut le bruit des roulettes du fauteuil sur le tapis, et celui de ses pas quand il sortit de la chambre et commença à descendre l’escalier.
Caitlin s’allongea, en laissant dépasser ses jambes au bout du lit. Elle attrapa l’oreiller qu’elle cala sous sa tête, et…
Son cœur fit un bond dans sa poitrine.
Comme une explosion, mais une explosion silencieuse et indolore. Elle s’effaça aussitôt, et…
Non, non. Elle était revenue. La même sensation à la fois précise et imprécise, à la fois forte et faible, la même…
Elle s’effaça de nouveau de son esprit, disparaissant avant même qu’elle ait pu déterminer ce que c’était. Elle se leva et s’approcha de son bureau. Elle passa le doigt sur son afficheur braille pour vérifier qu’il n’y avait pas de message d’erreur. Non, tout allait bien : le chronomètre de temps estimé continuait de tourner correctement.
Elle pencha la tête de côté pour tendre l’oreille – puisque c’était tout ce qu’elle savait faire –, guettant une répétition de… de cet effet qui venait de se produire. Mais rien. Elle alla à la fenêtre, cette même fenêtre par laquelle elle avait regardé de ses yeux aveugles un peu plus tôt, et elle l’ouvrit pour laisser pénétrer la brise fraîche du soir. Elle se retourna et…
Encore une fois, une… une sensation, quelque chose comme une explosion ou…
Ou un éclair.
Ah, mon Dieu… Toute chancelante, Caitlin s’avança à tâtons vers son bureau. Mon Dieu, est-ce possible… ?
Et là encore, un éclair ! Un éclair de…
De lumière ? Est-ce que c’était vraiment comme ça, la lumière ?
Le phénomène se produisit encore une fois, et encore…
Des mots lui vinrent à l’esprit, des mots qu’elle avait lus des centaines de fois, sans pouvoir comprendre – mais maintenant, elle les voyait pour la première fois – ce qu’ils voulaient vraiment dire : des éclairs lumineux, des jaillissements de lumière, des scintillements, et…
Elle trouva enfin son fauteuil et s’assit lourdement en le faisant rouler sur le tapis.
La lumière n’était pas homogène. Au début, elle avait cru qu’elle était parfois brillante – d’une plus grande intensité, un concept qu’elle connaissait grâce aux sons –, et parfois atténuée. Mais il y avait plus que cela, car la lumière qu’elle voyait en ce moment n’était pas seulement plus faible, elle était aussi…
Ça ne pouvait pas être autre chose…
Ah, mon Dieu !
Elle était aussi en couleurs. C’était forcément ça : ces différents… goûts de lumière, c’étaient des couleurs !
Elle pensa un instant appeler ses parents, mais elle ne voulait rien faire qui pût briser cet instant magique…
Elle ne savait absolument pas quelles couleurs elle voyait. Bien sûr, elle connaissait les noms d’après ses lectures, mais elle n’avait aucune idée de ce à quoi ils pouvaient correspondre. Mais la lumière clignotante qu’elle venait de voir était… était d’une certaine façon plus sombre, et pas seulement en intensité, que la précédente. Et…
Doux Jésus ! Il y avait maintenant d’autres lumières, mais celles-là étaient persistantes. Elles ne clignotaient pas, elles restaient… elles restaient allumées, voilà, c’était le mot. Et ce n’était pas une simple lumière informe, mais plutôt une lumière étendue, une…
Oui, oui ! Jusqu’ici, elle avait su intellectuellement ce qu’était une droite, mais elle n’en avait jamais visualisé une. Et voilà ce que ça devait être : une droite, un rayon lumineux, et…
Et voilà tout à coup qu’il y en avait deux autres qui croisaient la première, et leurs couleurs…
Un mot lui vint à l’esprit, qui semblait approprié : les différentes couleurs étaient contrastées, et même elles juraient.
Des couleurs. Des droites. Des droites qui définissaient… des formes !
Encore une fois, des concepts connus mais qu’elle n’avait jamais pu voir : des droites perpendiculaires, des droites qui convergeaient – ah, mon Dieu ! – à l’infini.
Elle crut que son cœur allait éclater. Elle voyait !
Mais qu’est-ce qu’elle voyait ? Des droites. Des couleurs. Des formes, du moins telles que créées par les intersections de droites, car elle ne savait pas encore de quelles formes il s’agissait. Elle s’était renseignée sur ce point afin de se préparer à recevoir l’équipement de Kuroda : lorsqu’ils recouvraient la vue, des aveugles qui connaissaient le concept de carrés et de triangles, et pouvaient les reconnaître au toucher, ne les identifiaient pas tout de suite lorsqu’ils les voyaient enfin.
Elle était toujours assise dans son fauteuil, et malgré toute cette désorientation visuelle, elle n’eut aucune difficulté à le faire pivoter pour faire face à la fenêtre. La brise du soir vint de nouveau lui caresser le visage, et elle sentit qu’un des voisins avait allumé un feu dans sa cheminée. Elle savait que la fenêtre était rectangulaire, et qu’elle était divisée en deux carrés par une barre transversale. Elle devrait forcément reconnaître des formes aussi simples en les regardant, et…
Mais non. Ce qu’elle voyait à présent était une… comment dire ? Une forme radiale, trois droites de couleurs différentes convergeant en un seul point.
Elle se leva et alla se placer devant la fenêtre, une main posée sur les montants de chaque côté. Et elle se força à regarder, à se concentrer sur ce qu’il devait y avoir devant elle. Elle savait qu’elle devrait voir des droites perpendiculaires au sol, et d’autres qui lui étaient parallèles. Elle savait que la hauteur de la fenêtre était égale à deux fois sa largeur.
Mais ce qu’elle voyait n’avait pas de rapport – aucun ! – avec ce qu’elle s’était attendue à voir. Au lieu de quelque chose qui évoquerait l’encadrement de la fenêtre, elle voyait toujours ces rayons s’étendant à l’infini, et…
Très étrange… Quand elle bougeait la tête, la vue changeait, comme si elle regardait maintenant ailleurs. Le point de convergence des droites était maintenant sur le côté, et – ah, bon sang ! – un autre groupe similaire apparaissait de l’autre côté, mais ces droites ne semblaient correspondre à rien dans sa chambre.
Mais attends deux secondes ! C’était maintenant la nuit. Bien sûr, la lumière avait dû être allumée quand son père était avec elle, mais il surveillait soigneusement les dépenses d’électricité, et se plaignait toujours que la mère de Caitlin oubliait d’éteindre dans la cuisine ou la salle de bains – ce que, Dieu merci, on ne risquait pas de lui reprocher à elle. Il avait certainement éteint la lumière en partant. (Quand Caitlin lui en avait parlé, Bashira avait trouvé cette habitude absolument flippante, mais c’était parfaitement logique, non ?) Elle ne se souvenait pas d’avoir entendu le déclic de l’interrupteur, mais il avait dû s’en servir, et la pièce était donc maintenant plongée dans l’obscurité. En ce moment, elle ne devait pouvoir voir que des ombres (encore un concept dont elle n’avait pas l’expérience concrète) ou quelque chose comme ça.
Elle fit de nouveau pivoter son fauteuil, et l’étrange vision qu’elle avait pivota avec elle. C’était très déconcertant. Elle avait traversé cette pièce des centaines de fois, mais elle avait du mal à se déplacer tant elle était distraite. Cela étant, sa chambre n’était pas bien grande et il ne lui fallut que quelques secondes pour trouver l’interrupteur. Il pointait vers le bas. Elle ne savait pas très bien quelle position correspondait à l’éclairage, mais elle le leva et…
Rien. Aucun changement. Pas de nouvel éclair lumineux, ni d’atténuation de ce qu’elle voyait déjà.
C’est alors qu’elle eut une idée un peu tardive : les voyants sont censés pouvoir choisir de ne pas voir. Si elle fermait les yeux, elle pourrait certainement…
Rien.
Aucune différence. Les lumières, les lignes, les couleurs, tout était encore là. Elle se sentit profondément découragée. Ce qu’elle voyait n’avait aucun rapport avec la réalité extérieure. Rien d’étonnant à ce qu’elle n’ait pas pu reconnaître la fenêtre. Elle ouvrit et ferma les yeux encore deux ou trois fois, juste pour être sûre, de même qu’elle éteignit et ralluma la lumière plusieurs fois (à moins que ce ne fût le contraire !).
Caitlin retourna s’asseoir sur le bord de son lit. Elle avait éprouvé un vertige momentané en traversant la pièce, à cause de ces lumières, et elle s’allongea, le visage tourné vers le plafond qu’elle n’avait jamais vu.
Elle se mit à expérimenter avec ce qu’elle voyait, pour tenter de comprendre. Si elle ne bougeait pas la tête, la même partie de l’image restait au… au centre. Et il y avait une limite à ce qu’elle pouvait voir. Il y avait des choses sur les côtés qui étaient hors de son… de son… champ de vision, voilà, c’était ça. À l’évidence, cet étrange assemblage de lumières se comportait comme la vision normale, comme s’il était contrôlé par ses yeux, même si les images n’avaient aucun rapport avec ce que ses yeux auraient dû voir…
Certaines droites semblaient se maintenir. Il y en avait une grosse de couleur sombre, qu’elle avait décidé pour l’instant de baptiser « rouge », même si ce n’était certainement pas ça. Et une autre – autant l’appeler « verte » – coupait la première presque au centre de sa vision. Ces droites semblaient se prolonger au-dessus : quand elle levait les yeux au plafond, elles étaient toujours là.
Elle avait entendu parler de la façon dont la vision s’adaptait à l’obscurité, de sorte que les étoiles (comme elle aurait aimé en voir !) devenaient progressivement plus distinctes. Et bien qu’elle ne sût toujours pas si sa chambre était éclairée ou non, elle semblait percevoir de plus en plus de détails au fil des minutes, un réseau plus fin et plus complexe de lignes colorées. Mais quelle en était la cause ? Et qu’est-ce que ça représentait ?
Elle n’était pas habituée à… comment ça s’appelait, déjà ? Cette expression qu’elle avait lue sur les sites que Kuroda lui avait recommandés, une expression si musicale… Elle fronça les sourcils, et le terme lui revint : l’affabulation par saccades oculaires. L’œil humain se déplace de façon discontinue quand il regarde d’un point à un autre, mais le cerveau filtre le flot de données, sans doute pour éviter une impression de vertige, pendant que l’œil se repositionne. Au lieu d’être un panoramique – un terme qu’elle avait rencontré dans un article sur le cinéma –, la vision est une série d’instantanés, et le mouvement de l’œil est supprimé de la conscience. Un œil effectue normalement plusieurs saccades par seconde.
La grande croix qu’elle voyait maintenant – une barre rouge et l’autre verte – se déplaçait instantanément quand elle bougeait les yeux, et glissait vers sa vision périphérique (un autre terme qu’elle comprenait enfin) quand elle les détournait. Elle fit l’essai plusieurs fois, et…
Et soudain, elle fut plongée dans le noir.
Caitlin cessa de respirer. Elle avait l’impression de tomber dans un gouffre sans fond. La disparition de ces mystérieuses lumières avait de quoi lui briser le cœur. Elle avait réussi à émerger de quinze ans de ténèbres, et voilà qu’elle y était brutalement replongée…
Elle se laissa aller sur son lit en espérant – non, en priant pour que les lumières reviennent. Mais finalement, au bout d’une minute, elle se releva et se dirigea machinalement vers son bureau, pas à pas, sans être distraite cette fois-ci par les éclairs. Elle passa le doigt sur son afficheur braille. « Chargement terminé », lut-elle. « Liaison déconnectée. »
Caitlin sentit son cœur battre plus fort. Elle avait cessé de voir quand la connexion de son implant rétinien avec l’Internet avait été interrompue, et…
Une idée folle. Complètement dingue. Elle activa son lecteur d’écran et se déplaça dans la page web que Kuroda avait créée, écoutant les bribes d’information contenues à divers endroits. Mais elle ne trouvait pas ce qu’elle cherchait. En désespoir de cause, elle retourna à la page précédente, et…
Gagné ! « Cliquer ici pour mettre à jour le logiciel de l’implant de mademoiselle Caitlin. » Elle sentit sa main trembler quand elle approcha son index de la touche Entrée.
Je vous en supplie, pria-t-elle en silence. Que la lumière soit.
Elle appuya sur la touche.
Et la lumière fut.