Shoshana Glick était assise dans le salon du bungalow qui abritait l’Institut Marcuse. Un ventilateur soufflait sur elle à intervalles réguliers. Elle se repassait sur le grand écran de son ordinateur la vidéo de la conversation entre Chobo et Virgile.
Pendant ce temps, Marcuse était installé dans son grand fauteuil rembourré, face à un PC. Bien qu’elle eût le dos tourné, Shoshana savait qu’il était en train de consulter son courrier, car elle l’entendait parfois marmonner : « les imbéciles » (son terme habituel pour la NSF), « bande de crétins » (la plupart du temps, une référence aux financiers de l’UCSD), et « quel débile » (toujours appliqué à son directeur de département).
En examinant la vidéo image par image, Shoshana fut heureuse de constater que Chobo était plus habile que Virgile pour former des signes, et…
— Ah, les connards !
Un terme qu’elle n’avait encore jamais entendu Silverback utiliser, et elle fit pivoter son fauteuil pour se tourner vers lui.
— Professeur ?
Il extirpa sa masse de son siège.
— La liaison vidéo avec Miami est-elle toujours en place ?
— Oui, absolument.
— Faites venir Juan Ortiz en ligne, dit-il en pointant un doigt énorme vers le grand écran placé devant Shoshana. Tout de suite.
Elle décrocha le téléphone et composa le numéro abrégé. Un instant plus tard, une voix d’homme se fit entendre, avec un léger accent hispanique.
— Centre des primates Feehan.
— Juan ? C’est Shoshana, à San Diego. Le Dr Marcuse…
— Affichez-le à l’écran, dit sèchement Silverback.
— Hem, pourriez-vous activer votre liaison vidéo ? dit Shoshana.
— O.K. Vous voulez que je fasse venir Virgile ? Shoshana posa sa main sur le combiné.
— Il demande si…
Mais Marcuse devait l’avoir entendu. Son ton resta sec.
— Seulement lui. Maintenant.
— Non, Juan, vous seulement, si ça ne vous ennuie pas. Juan devait avoir entendu Marcuse, car il eut soudain l’air très nerveux.
— Hem, oui, d’accord. Heu, je raccroche et je suis à vous dans deux secondes…
Une minute plus tard, le visage de Juan apparaissait à l’écran. Il était assis sur la petite chaise que Virgile avait occupée tout à l’heure. Juan n’avait que deux ans de plus que Shoshana. Il avait un visage mince avec des pommettes hautes, et de longs cheveux noirs.
— Mais bon Dieu, qu’est-ce qui a bien pu vous passer par la tête ? lui lança Marcuse.
— Je vous demande pardon ? dit Juan.
— Nous nous étions mis d’accord pour annoncer ensemble cette conversation interespèces via le Web. À qui en avez-vous parlé ?
— Mais à personne ! Sauf à, hem…
— À qui ? rugit Marcuse.
— Juste à un pigiste du New Scientist. Il m’avait appelé au sujet de la révision du statut des orangs-outans de Sumatra en tant qu’espèce en danger, et…
— Et après vous avoir parlé, votre pigiste s’est adressé au zoo de Géorgie pour un article sur Chobo… et maintenant, la Géorgie veut le récupérer ! Nom d’un chien, Ortiz, je vous avais pourtant dit à quel point notre garde de Chobo était juridiquement fragile !
Juan avait l’air terrorisé. Même en travaillant à des milliers de kilomètres, et avec des espèces de singes différentes, se faire mal voir de Silverback pouvait nuire à la carrière d’un chercheur spécialisé dans le langage des primates. Mais Juan se sentait peut-être justement enhardi par cet éloignement physique.
— La garde de Chobo n’est pas vraiment mon problème, professeur Marcuse.
Shoshana frémit, et pas seulement parce que Juan avait prononcé de travers le nom de Silverback, en le faisant rimer avec « j’accuse » au lieu de dire : « mar-COU-zé ».
— Savez-vous ce que le zoo de Géorgie a l’intention de faire avec Chobo ? rétorqua Marcuse. Bon sang, j’ai essayé de le leur faire oublier, en espérant… Ah, nom de Dieu ! Vous avez… J’y ai investi tellement de temps, et vous… !
Il en bafouillait, et quelques postillons atteignirent l’écran. Shoshana ne l’avait jamais vu furieux à ce point. Il finit par lever les bras au ciel et se tourna vers elle :
— Expliquez-lui, vous.
Elle inspira profondément avant de dire :
— Hem, Juan, savez-vous pourquoi nous l’appelons Chobo ?
— Ça vient d’un terme de jeu vidéo, non ? Marcuse faisait les cent pas derrière Shoshana.
— Non ! lança-t-il sèchement.
— Non, pas vraiment, dit Shoshana d’une voix beaucoup plus douce. C’est une contraction, un mot-valise. Notre singe est à moitié bonobo. Chobo… Chimpanzé plus bonobo… vous comprenez, maintenant ?
Juan ouvrit de grands yeux et resta bouche bée.
— C’est un hybride ? Shoshana acquiesça.
— La mère de Chobo était une bonobo du nom de Cassandre. Suite à une inondation au zoo de Géorgie, les chimpanzés communs et les bonobos ont été provisoirement logés ensemble, et… vous savez comment sont les mâles, qu’ils soient Homo sapiens ou Pan troglodytes… La mère de Chobo s’est retrouvée grosse.
— Hem, oui, c’est fort intéressant, mais je ne vois pas…
— Dites-lui ce qu’ils vont faire à Chobo s’ils arrivent à remettre la main dessus, ordonna Marcuse.
Shoshana regarda son patron par-dessus son épaule, puis elle se tourna de nouveau vers la webcam. Il n’était pas nécessaire de rappeler à Juan que les chimpanzés communs et les bonobos sont deux espèces menacées dans leur milieu naturel. Mais c’était justement pour cela que les zoos tenaient particulièrement à préserver la pureté des espèces en captivité.
— On aurait dû mettre fin discrètement à la grossesse de Cassandre, poursuivit Shoshana, mais un journaliste de l’Atlanta Journal Constitution a eu vent de l’histoire – seulement de la grossesse, pas du fait qu’il s’agissait d’un hybride – et le public s’en est fortement ému, et comme personne ne voulait reconnaître qu’il y avait eu une erreur, Chobo est né normalement. (Elle reprit sa respiration.) Mais la direction du zoo avait bien l’intention de le stériliser avant qu’il n’atteigne l’âge adulte. (Elle se tourna de nouveau vers Marcuse.) Et, hem, j’imagine que ça fait toujours partie de ses projets ?
— Qu’est-ce que vous croyez ? explosa Marcuse en cessant d’arpenter la pièce. C’est uniquement parce que je l’ai amené ici, où il est isolé des autres singes, qu’il a pu échapper à cette opération. Ils ont failli me le reprendre quand il s’est mis à peindre – ils ont senti l’odeur de l’argent qu’ils pourraient gagner avec l’art simien. J’ai réussi à le garder en acceptant de reverser la moitié des recettes à Atlanta. Mais maintenant que Chobo et Virgile sont sur le point de devenir… (il se tourna vers son écran, et lut d’un ton sarcastique ce qui y était affiché)… « des stars de l’Internet », ces salopards disent – et je cite – « qu’il sera bien mieux au zoo de Géorgie, où il pourra rencontrer son public ». Ah, nom de Dieu…
— Et vous croyez qu’ils le stériliseront s’ils arrivent à le reprendre ? demanda Shoshana.
— Si je le crois ? rugit Marcuse. Je le sais ! Je connais bien Manny Casprini. À peine aura-t-il récupéré Chobo que… couic ! (Il secoua la tête.) Ah, si j’avais seulement eu le temps de mettre Casprini en condition au préalable, nous aurions peut-être pu éviter ça. Mais voilà que ce jeune gandin un peu trop zélé a été incapable de fermer sa gueule !
Juan essayait encore apparemment de se défendre. Comment un spécialiste des primates pouvait-il être aussi ignorant ? songea-t-elle. Allez, écrase-toi…
— Ce n’est pas ma faute, professeur Marcuse, dit-il (toujours en deux syllabes), et en plus, peut-être bien qu’il faut le stériliser, si…
— On ne stérilise pas des spécimens d’une espèce menacée quand ils sont en parfaite santé ! s’écria Marcuse. (Son cou massif avait pris une teinte d’aubergine.) On pourrait bien perdre les deux espèces représentantes du genre Pan en milieu naturel avant la fin de cette décennie. Il suffirait d’une autre épidémie d’Ebola ou de grippe aviaire, et tous les bonobos sauvages pourraient disparaître, et il n’y en a pas assez en captivité pour perpétuer l’espèce.
Shoshana acquiesça. Elle avait grandi en Caroline du Sud, et les malheureux échos de ce que les gardiens de zoo lui avaient raconté la troublaient encore : des lignées génétiques impures, la stérilisation forcée pour maintenir l’intégrité de l’espèce, des réglementations strictes pour empêcher le métissage…
Chantek, qui avait été acculturé par Lyn Miles dans le cadre du projet ApeNet, était également un hybride accidentel. Dans son cas, il s’agissait de deux espèces répandues d’orangs-outans. Les puristes – un terme qui ne semblait pas si pur que ça aux oreilles de Shoshana – voulaient le faire stériliser, lui aussi.
Quand ils avaient reçu la statue du Législateur, Shoshana s’était intéressée aux cinq films d’origine de l’univers de La Planète des singes. La statue n’apparaissait que dans les deux premiers (bien que, dans le cinquième, le Législateur fût un personnage important joué par John Huston, rien que ça…). Mais c’était le troisième film qui avait captivé Shoshana quand elle avait regardé le DVD dans son petit appartement.
Dans ce film, une femelle chimpanzé douée de la parole devait être stérilisée, voire carrément exécutée, avec son compagnon. Le président des États-Unis, joué par le type qui faisait le commodore Decker dans le premier Star Trek, demandait à son conseiller scientifique, joué par le Victor des Feux de l’amour : « Alors, qu’attendez-vous de moi et des Nations unies, et pas forcément dans cet ordre ? Que je modifie ce que vous pensez être l’avenir en massacrant deux innocents, et même trois maintenant que la femelle attend un petit ? C’est ce que Hérode a voulu faire, et le Christ a survécu. »
Et le conseiller scientifique répondait, avec une certitude absolument glaciale : « Hérode ne disposait pas des mêmes moyens que nous. »
Shoshana secoua la tête en y repensant. Il existait réellement des scientifiques comme ça, elle en avait rencontré un bon nombre.
— Et en plus, poursuivit Marcuse, Chobo est le seul hybride chimpanzé-bonobo que nous connaissions. On peut raisonnablement affirmer que cela en fait l’espèce la plus menacée de toutes ! Si quelqu’un, n’importe qui – même votre mère, foutrebleu ! –, vous pose une question sur Chobo, vous ne dites pas un mot avant de m’avoir consulté, c’est bien compris ?
Juan baissa les yeux, évitant le regard de Marcuse, et il inclina légèrement la tête. Il répondit dans un murmure :
— Oui, professeur.