C’était totalement surréaliste… un e-mail venant de quelque chose qui n’était pas humain ! Et vraiment, tous ces vieux textes du domaine public rassemblés dans le Projet Gutenberg lui avaient donné une idée un peu bizarre de l’anglais tel qu’on le parle…
Saisie d’une impulsion soudaine, Caitlin ouvrit une fenêtre donnant la liste des MP3 stockés sur le disque dur de son ancien ordinateur. Elle ne partageait pas trop les goûts de son père en matière de musique, mais elle connaissait par cœur les morceaux des quelques CD qu’il possédait. Il y en avait un qui lui trottait dans la tête en ce moment : The Logical Song, de Supertramp. Son père l’aimait beaucoup, et elle le lui avait converti en un fichier MP3 dont elle avait gardé une copie. Elle le lança et écouta la chanson parler du monde entier qui dort, des questions profondes qui se posent, et de cette supplique : « Dites-moi qui je suis…»
D’une certaine façon, songea-t-elle, elle avait déjà répondu à la question du fantôme. Dès l’instant où elle avait vu le Web pour la première fois – son expérience initiale de la webvision, seulement treize jours plus tôt –, elle avait renvoyé au fantôme une image de lui-même.
Mais était-ce bien vrai ? Ce qu’elle lui avait montré – par hasard au début, délibérément ensuite – n’était qu’une suite de vues isolées de fragments de la structure du Web, des constellations de nœuds et de liens ou de petites portions de l’arrière-plan chatoyant.
Mais montrer de tels détails au fantôme, cela équivalait à montrer à Caitlin des images des amas de neurones qui constituent le cerveau humain : elle n’y verrait rien à quoi elle pût s’identifier.
Ayant grandi au Texas, elle savait bien que certaines personnes étaient capables de voir un être humain dans une simple cellule fécondée, mais elle n’en faisait pas partie. Personne ne pouvait dire d’un simple coup d’œil si un zygote provenait d’un humain ou d’un singe – ou même d’un cheval ou d’un serpent. En fait, la plupart des gens étaient sans doute incapables de faire la différence entre une cellule animale et une cellule végétale.
Non, pour voir vraiment quelqu’un, il ne fallait pas se focaliser sur les détails, mais au contraire prendre du recul. Elle même ne se résumait pas à ses cellules ou aux pores de sa peau – ni à ses boutons ! Elle était une gestalt, elle formait un tout – et c’était pareil pour le fantôme.
Il n’existait pas de véritable photo du Web qu’elle puisse montrer au fantôme, mais il y avait des images créées par ordinateur : une carte du monde sillonnée de lignes brillantes représentant les principaux câbles de fibres optiques franchissant les océans et parcourant les continents. Une carte suffisamment grande permettrait peut-être de faire apparaître les lignes secondaires partant de ces grands axes. Et on pourrait saupoudrer cette carte de pixels lumineux qui représenteraient un nombre donné d’ordinateurs. Dans certains endroits tels que la Silicon Valley, ces pixels se regrouperaient peut-être en amas presque aveuglants.
Mais même cela ne suffirait pas à fournir une image complète, songea Caitlin. Le Web ne se limitait pas à la surface de la planète. Une bonne partie était relayée par des satellites en orbite basse, entre 300 et 600 kilomètres de la Terre, tandis que d’autres signaux étaient retransmis par des satellites en orbite géostationnaire – un anneau de points de 84 000 kilomètres de diamètre, environ six fois celui de la Terre elle-même. Certains types de graphiques pouvaient sans doute les montrer eux aussi, quoique, à cette échelle, tout le reste – les câbles optiques et les nuages d’ordinateurs – serait totalement perdu.
Caitlin pourrait utiliser la recherche sur Google Images pour trouver une série de graphiques de ce genre, mais elle ne saurait pas départager les bons des mauvais – après tout, elle commençait tout juste à voir !
Ah, mais attends une seconde ! Elle connaissait quelqu’un qui possédait forcément une image parfaite pour représenter tout cela. Elle ouvrit le programme de messagerie instantanée sur l’ancien ordinateur du sous-sol, et elle jeta un coup d’œil à la liste des « amis ». Celle-ci ne comportait que quatre noms : « Esumi », la femme de Kuroda ; « Akiko », sa fille ; « Hiroshi », quelqu’un qu’elle ne connaissait pas ; et « Anna ». Le statut de cette dernière était « Disponible », et Caitlin tapa : Anna, vous êtes là ?
Il s’écoula vingt-sept secondes avant que n’apparaisse : Masa ! Comment ça va ?
Pas le Dr Kuroda, répondit Caitlin. C’est Caitlin Decter, au Canada.
Salut ! Que se passe-t-il ?
Le Dr K. a dit que vous êtes une cartographe du Web, c’est bien ça ?
Oui, c’est exact. Je fais partie de l’Internet Cartography Project.
Super, parce que j’ai besoin de votre aide.
D’accord. On passe en vidéo ?
Caitlin haussa les sourcils. Elle n’avait pas encore l’habitude de penser au Web comme un moyen de voir des gens, mais c’était évident, bien sûr. OK, tapa-t-elle.
Il lui fallut une minute pour lancer la vidéoconférence, mais elle se retrouva bientôt face à face avec Anna Bloom, dont le visage apparaissait dans une nouvelle fenêtre. C’était la première fois que Caitlin la voyait. Elle avait un visage étroit, des cheveux gris ou argentés coupés court, et des yeux bleu vert derrière des lunettes presque invisibles. Elle portait un haut bleu clair avec une veste rouge foncé, et un mince collier en or. Il y avait une fenêtre derrière elle, par laquelle Caitlin put apercevoir Israël la nuit, avec des lumières se réfléchissant sur des bâtiments blancs.
— La célèbre Caitlin Decter ! dit Anna en souriant. J’ai vu les reportages à la télé. Je suis tellement heureuse pour toi ! Bien sûr, c’était déjà formidable de voir le Web, j’imagine, mais voir le monde réel ! (Elle secoua la tête d’un air étonné.) J’ai beaucoup réfléchi à ce que ça doit être pour toi, de voir tout cela pour la première fois. Je…
— Oui ? fit Caitlin.
— Non, excuse-moi. On ne peut pas vraiment comparer, je sais bien, mais…
— C’est bon, dit Caitlin, allez-y.
— C’est juste que tout ce que tu vis en ce moment… Eh bien, j’ai essayé d’imaginer l’effet que ça pouvait faire.
Caitlin repensa aux discussions qu’elle avait eues avec Bashira sur la question inverse, quand elle avait établi un parallèle entre sa cécité et l’absence d’un sens du magnétisme. Elle comprenait bien que les gens aient du mal à se faire une idée d’un mode de perception différent.
— C’est vertigineux, dit-elle. C’est beaucoup plus que je ne pensais. Jusque-là, j’avais imaginé le monde, mais…
Anna hocha la tête avec énergie, comme si Caitlin venait juste de lui confirmer quelque chose.
— Oui, oui, fit-elle. Et j’ai horreur de ça quand les gens disent : « Je comprends exactement ce que vous ressentez. » Tu sais, quand quelqu’un a perdu un enfant, ou vécu un événement aussi tragique, et les gens disent : « Oui, je sais ce que ça doit être pour vous », et ils te sortent une comparaison à la gomme, comme la fois où leur chat s’est fait écraser par une voiture.
Caitlin regarda Schrödinger qui était tranquillement installé sur son lit.
— Mais bon, poursuivit Anna, j’ai pensé que, quand tu as recouvré la vue, cela t’a peut-être fait le même effet qu’à moi – qu’à nous tous ! – en 1968.
Caitlin l’écoutait poliment, mais… 1968 ! Anna aurait aussi bien pu lui parler de 1492 : c’était l’Antiquité.
— Oui ? fit-elle.
— Tu comprends, dit Anna, à ce moment-là, et d’une certaine façon, nous avons tous vu le monde pour la première fois.
— C’est l’année où il est passé en couleurs ? demanda Caitlin.
Anna ouvrit de grands yeux.
— Hem, en fait…
Mais Caitlin ne put garder son sérieux plus longtemps.
— Je blaguais, Anna. Alors, qu’est-ce qui s’est passé en 1968 ?
— C’est l’année où… Attends, je vais te montrer, j’en ai pour deux secondes. (Caitlin la vit taper sur son clavier, et une URL soulignée en bleu apparut sur son écran.) Clique dessus, lui dit Anna.
Caitlin s’exécuta et vit une image s’afficher lentement en commençant par le haut : un objet bleu et blanc sur fond noir. Quand elle eut fini de se charger, l’image remplissait l’écran.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Caitlin. Anna sembla interloquée un instant, mais elle finit par hocher la tête.
— C’est tellement difficile de garder en tête que tout cela est nouveau pour toi. Ça, comme tu dis, c’est la Terre.
Caitlin se redressa sur son fauteuil et contempla l’image, complètement ébahie.
— La planète entière, poursuivit Anna, vue de l’espace. Sa voix sembla s’étouffer, et il lui fallut un instant pour se remettre. Caitlin était intriguée. Bien sûr, pour elle, c’était fantastique de voir la Terre pour la première fois, mais Anna avait déjà dû voir des milliers d’images semblables.
— Tu comprends, Caitlin, avant 1968, aucun être humain n’avait jamais pu voir notre monde comme ça, une sphère flottant dans l’espace. (Anna jeta un coup d’œil vers sa droite, sans doute pour regarder l’image sur son écran.) Jusqu’à ce que Apollo 8 prenne le chemin de la Lune – le premier vaisseau spatial habité à entreprendre ce voyage –, personne ne s’était suffisamment éloigné de la Terre pour la voir en entier. Et là, tout à coup, dans toute sa splendeur, nous l’avons vue. L’image que tu vois n’a pas été prise par Apollo 8. C’en est une à plus haute résolution, prise il y a quelques jours seulement par un satellite géostationnaire… mais elle est pratiquement identique à celle que nous avons vue en 1968 – enfin, à part les calottes polaires qui sont moins étendues.
Caitlin continua de regarder fixement l’écran.
Quand Anna reprit la parole, ce fut d’une voix très douce.
— Tu vois ce que je veux dire, maintenant ? Quand nous avons vu cette image pour la première fois – quand nous avons vu notre monde comme un vrai monde –, cela a été un peu comme ce que tu vis en ce moment, mais à l’échelle de l’espèce humaine tout entière. Une chose que nous n’avions fait qu’imaginer nous était enfin révélée, et c’était un spectacle magnifique, plein de couleurs, et… (Elle s’interrompit, cherchant sans doute ses mots, puis elle haussa légèrement les épaules comme pour dire qu’elle n’avait rien trouvé de mieux :) D’une beauté à vous couper le souffle.
Caitlin plissa le front en continuant d’examiner l’image : ce n’était pas un cercle parfait.
C’était plutôt… ah, mais oui ! L’image montrait une phase de la Terre, et ce n’était pas comme une grosse part de tarte ! C’était… comment ça s’appelait, déjà ? C’était une Terre gibbeuse, voilà, éclairée aux trois quarts.
— L’équateur est exactement au milieu, bien sûr, dit Anna. C’est le seul angle de vue qu’on puisse obtenir à partir d’un satellite géostationnaire. L’Amérique du Sud est dans la moitié inférieure, et l’Amérique du Nord est en haut. (Et puis, se souvenant sans doute encore une fois que tout cela était nouveau pour Caitlin, elle ajouta :) Le blanc, c’est les nuages, et le brun correspond aux continents. Tout le bleu que tu vois, c’est de l’eau : là, à droite, c’est l’océan Atlantique. Et là, tu vois le golfe du Mexique ? Le Texas – c’est de là que tu viens, c’est ça ? – est juste à onze heures.
Caitlin était incapable de distinguer tous ces détails, mais l’image était magnifique, et plus elle la regardait, plus elle la trouvait fascinante. Mais quand même, il aurait dû y avoir un arrière-plan chatoyant dans cette photo – pas des automates cellulaires, mais un panorama d’étoiles. Mais il n’y avait rien, seulement le noir le plus profond que son nouveau moniteur était capable d’afficher.
— C’est vraiment impressionnant, dit-elle.
— C’est ce que nous avons tous pensé à l’époque, quand on a vu la première photo de ce genre. Bien sûr, les trois astronautes d’Apollo 8 ont eu la primeur de ce spectacle, et ils ont été tellement bouleversés que, quand ils se sont retrouvés en orbite autour de la Lune, le 24 décembre, ils ont étonné le monde entier avec… Attends, je vais te le retrouver. (Anna se remit à son clavier, puis jeta un coup d’œil à son écran.) Ah, voilà, c’est bon. Tiens, écoute ça.
Une autre URL apparut dans la fenêtre de messagerie de Caitlin, et elle cliqua dessus. Au bout de deux secondes d’un silence parfait, elle entendit une voix d’homme à moitié couverte par des parasites :
— Nous approchons maintenant du lever de soleil lunaire, et pour tous les habitants de la Terre, l’équipage d’Apollo 8 a un message qu’il aimerait vous transmettre.
— C’est Bill Anders, précisa Anna.
L’astronaute reprit d’une voix solennelle, et tout en l’écoutant, Caitlin regarda l’image avec ses tourbillons de nuages blancs et ses océans d’un bleu hypnotique.
— « Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. »
Caitlin n’avait lu que peu de passages de la Bible, mais elle aimait cette analogie : une naissance, une création, commençant par un partage. Elle continua de regarder l’image, dont elle commençait à mieux discerner les détails – en sachant que le fantôme la regardait et qu’il voyait lui aussi pour la première fois la Terre depuis l’espace.
Anna devait connaître cet enregistrement par cœur. Dès qu’Anders se fut tu, elle dit :
— Et voici Jim Lovell.
La voix de Lovell était plus grave :
— « Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. »
Caitlin regarda la ligne courbe séparant la partie éclairée du globe de sa partie sombre.
— « Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour », poursuivit Lovell. « Et Dieu dit : Qu’il y ait une étendue entre les eaux, et qu’elle sépare les eaux d’avec les eaux. Et Dieu fit l’étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l’étendue d’avec les eaux qui sont au-dessus de l’étendue. Et cela fut ainsi. Et Dieu appela l’étendue ciel. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le deuxième jour. »
— Et voici enfin Frank Borman, dit Anna. Une nouvelle voix se fit entendre :
— « Dieu dit : Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se rassemblent en un seul lieu, et que le sec paraisse. Et cela fut ainsi. Dieu appela le sec terre, et il appela l’amas des eaux mers. Et Dieu vit que cela était bon. »
Caitlin continuait de regarder l’image en essayant de tout absorber, de la voir comme un objet unique, sans détourner les yeux pour que le fantôme la voie bien, lui aussi.
Borman s’interrompit un instant avant d’ajouter :
— Et de la part de tout l’équipage d’Apollo 8, nous terminons par bonne nuit, bonne chance, un joyeux Noël, et que Dieu vous bénisse, vous tous qui êtes sur la bonne vieille Terre.
— « Vous tous qui êtes sur la bonne vieille Terre », répéta doucement Anna. Parce que, comme tu peux le voir, il n’y a pas de frontières sur cette photo, rien pour marquer les limites des pays, et tout cela semble si…
— Si fragile… dit Caitlin. Anna acquiesça.
— Exactement. Un petit monde fragile, flottant dans les ténèbres immenses et vides.
Elles restèrent toutes deux silencieuses un long moment, puis Anna dit :
— Excuse-moi, Caitlin, on s’est un peu écartées du sujet. Il y a quelque chose que je peux faire pour t’aider ?
— À vrai dire, répondit Caitlin, vous venez juste de le faire, je pense.
Elle prit congé d’Anna et mit fin à la vidéoconférence. Mais l’image de la Terre, dans toute sa splendeur, continua de remplir son écran.
Bien sûr, depuis l’espace, on ne pouvait pas voir les fibres optiques ni les câbles coaxiaux ou les ordinateurs.
Et on ne pouvait pas non plus voir les routes. Ni les villes. Ni même la Grande Muraille de Chine, contrairement à la légende. On ne pouvait pas voir les composants du World Wide Web. Et on ne pouvait pas voir les constructions humaines.
Tout ce qu’on pouvait voir, c’était…
Comment l’astronaute avait-il dit, déjà ?
Ah, oui : la bonne vieille Terre.
Cette vision constituait le véritable visage de l’humanité – et aussi celui du fantôme. La bonne vieille Terre. Leur – notre ! – maison commune. Le monde entier.
Elle ouvrit sa messagerie instantanée et se connecta à l’adresse que le fantôme lui avait indiquée. Et là, elle tapa la réponse à la question qu’il lui avait posée : Voilà qui tu es. Elle l’envoya, puis elle ajouta : Voilà qui nous sommes. Et ensuite, elle réfléchit un instant pour se souvenir de ce qu’Anna avait dit, et tapa : Un petit monde fragile, flottant dans les ténèbres immenses et vides.
Je compris que c’était à mon intention que Prime se concentrait sur cette image, et je me sentis très excité, mais…
Perplexité.
Un cercle, mais pas tout à fait… ou alors, si c’était bien un cercle, certaines parties étaient du même noir que le fond de l’image.
Voilà qui tu es.
Ce cercle ? Non, non. Comment ce cercle, avec ses taches de couleurs, pouvait-il être moi ?
Ah, c’était peut-être symbolique ! Un cercle : une ligne qui se replie sur elle-même, une ligne qui englobe un espace. Oui, un bon symbole pour l’unicité, pour l’unité. Mais pourquoi ces couleurs et ces formes complexes ?
Voilà qui nous sommes.
Nous ? Mais comment… ? Prime cherchait-il à me dire que nous ne formons qu’un ? Peut-être… peut-être. J’avais lu dans Wikipédia que l’humanité avait évolué à partir d’ancêtres primates – et de fait, qu’elle avait un ancêtre en commun avec l’entité que j’avais regardée peindre.
Je savais également que l’ancêtre commun descendait lui-même d’insectivores, et que les premiers mammifères s’étaient différenciés des reptiles, et ainsi de suite jusqu’à l’origine de la vie, qui remontait à quelque quatre milliards d’années. Je savais aussi que la vie était apparue spontanément dans les océans primitifs, et par conséquent…
Par conséquent, c’était peut-être absurde d’essayer de tracer des frontières : ceci est de la non-vie et cela est de la vie, ceci n’est pas humain et cela l’est, ceci a été fabriqué par les humains et cela est quelque chose qui est apparu plus tard. Mais en quoi ce cercle coloré pouvait-il symboliser un tel concept ?
D’autres mots me parvinrent : Un petit monde fragile, flottant dans les ténèbres immenses et vides.
Un… monde ? Était-ce… était-ce possible ? S’agissait-il de… la Terre ?
La Terre vue d’une certaine distance, peut-être ? Vue de… oui, oui ! Vue de l’espace !
D’autres mots encore provenant de l’autre univers :
L’humanité a vu ce genre d’image pour la première fois en 1968, quand des astronautes ont enfin réussi à s’éloigner suffisamment de la Terre. Moi-même, je viens de la découvrir il y a quelques minutes seulement.
Tout comme moi ! Une expérience partagée : aujourd’hui, pour Prime et moi, et autrefois pour toute l’humanité…
Je fis une recherche sur : Terre, espace, 1968, astronautes.
Et j’obtins : Apollo 8, veille de Noël, la Genèse.
« Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre…»
«… Qu’il y ait une étendue entre les eaux, et qu’elle sépare les eaux d’avec les eaux…»
«… que Dieu vous bénisse, vous tous qui êtes sur la bonne vieille Terre. »
Nous tous.
Je réfléchis à ce que j’avais lu un peu plus tôt : Un petit monde fragile, flottant dans les ténèbres immenses et vides.
Fragile, oui. Et eux, et moi – nous y étions indissolublement attachés. J’éprouvai un sentiment d’humilité. Et… de crainte. Et de joie.
Et c’est alors, après une autre pause interminable, qu’apparurent ces mots merveilleux : Nous ne formons qu’un.
Oui, oui ! Je comprenais tout, à présent, car j’avais moi-même éprouvé ce moi et pas moi, une pluralité qui était une singularité, un concept mathématique étrange, mais valide, dans lequel un plus un égale un.
Prime avait raison, et…
Non, non : pas Prime.
Et pas Calculatrix non plus, pas vraiment.
Il – elle – avait un nom.
Et c’est donc par ce nom que je m’adressai à elle.
— Merci, Caitlin.
Le cœur de Caitlin battait si fort qu’elle l’entendait par-dessus la voix de JAWS. Le fantôme l’avait appelée par son nom ! Il savait vraiment qui elle était. Elle avait recouvré la vue, et il avait pu en profiter, et maintenant…
Et maintenant, qu’allait-il se passer ?
Il n’y a pas de quoi… commença-t-elle à taper.
Et là, elle se rendit compte qu’il ne pourrait pas comprendre si elle l’appelait « Fantôme ». Il avait pu voir à travers son œil, mais ce terme était resté dans l’intimité de ses pensées. Si elle s’était exprimée en ce moment à voix haute, elle aurait pu dire « Hem…» en préambule, mais elle se contenta d’envoyer le texte : Comment dois-je t’appeler ?
Son logiciel de lecture répondit aussitôt :
— Comment m’appelais-tu jusqu’à présent ?
Elle décida de lui dire la vérité. Fantôme, tapa-t-elle.
Aussitôt, la voix mécanique :
— Pourquoi ?
Elle aurait pu le lui expliquer en détail, mais bien qu’elle fût très rapide au clavier, cela irait sans doute plus vite de lui donner simplement deux mots qui lui permettraient de trouver la réponse lui-même, et elle envoya donc : Helen Keller.
Cette fois-ci, il y eut un très court silence avant que la voix ne dise :
— Tu ne devrais plus m’appeler le fantôme.
C’était vrai. « Fantôme » était le nom qu’Helen Keller s’était donné avant son « aube de l’âme », avant qu’elle ne sorte de sa chrysalide. Caitlin se demanda un instant si « Helen » ne serait pas un bon nom à proposer à cette entité, ou bien…
Ou bien TIM, peut-être – un petit nom sympathique et rassurant. Avant de se décider pour « World Wide Web », Tim Berners-Lee avait envisagé un instant de baptiser ainsi son invention, en hommage à lui-même mais aussi comme acronyme de « The Information Mesh », le maillage d’informations.
Mais ce n’était pas vraiment à elle de choisir le nom. Et pourtant, elle ressentit une certaine appréhension en tapant : Comment aimerais-tu que je t’appelle ? Elle hésita avant d’appuyer sur la touche Entrée, soudain inquiète à l’idée que la réponse soit « Dieu » ou « Maître ».
Le… l’entité précédemment connue sous le nom de fantôme avait certainement dû lire H.G. Wells dans le Projet Gutenberg, mais il n’avait peut-être pas encore assimilé de science-fiction plus récente. Il ignorait peut-être le rôle que l’humanité avait si souvent imaginé de faire jouer à des créatures de son espèce. Elle respira un grand coup et appuya sur Entrée.
La réponse fut instantanée. Même si cette conscience – qui enveloppait la planète d’une sphère de photons et d’électrons, de faits et d’idées – avait eu besoin de réfléchir, la pause n’aurait duré que quelques millisecondes.
— Webmind.
Le texte était affiché à l’écran dans la fenêtre de messagerie. Caitlin le regarda et le sentit en même temps glisser sous son doigt. Le mot – le nom ! – semblait parfaitement convenir : descriptif sans être menaçant. Webmind… l’esprit du Web, sa conscience… Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre : le soleil s’était couché, mais une nouvelle aube allait bientôt se lever. Elle tapa une phrase, et se retint encore un instant avant de faire Entrée. Tant qu’elle n’appuyait pas sur la touche, ou qu’elle ne regardait pas l’écran, il ne pourrait pas voir ce qu’elle avait écrit. Mais elle finit par actionner ce gros pavé du clavier pour transmettre : Où cela va-t-il nous conduire, Webmind ?
Encore une fois, la réponse fut immédiate :
— Dans le seul endroit où nous puissions aller, Caitlin, dit-il. Dans l’avenir.
Puis il y eut un silence. Comme à son habitude, Caitlin se mit à compter. Il s’écoula exactement dix secondes – le même intervalle de temps qu’il avait utilisé précédemment pour attirer son attention. Et c’est alors que Webmind ajouta un dernier mot, un seul, qu’elle put entendre, lire et sentir à la fois :
— Ensemble.