5.

Un temps de néant inconscient, et pourtant conscient.

Être conscient sans être conscient de quelque chose.

Et pourtant…

Et pourtant, la conscience signifie…

La conscience signifie penser.

Et penser implique un…

Mais non, cette pensée ne peut aboutir. Le concept est trop complexe, trop bizarre.

Pourtant, être conscient est… satisfaisant. Être conscient est confortable. Un maintenant sans fin, paisible, ininterrompu.

Sauf par ces clignotements étranges, ces lignes qui relient brièvement des points…

Et, parfois, des pensées, des notions, peut-être même des idées. Mais elles finissent toujours par s’échapper. Si seulement on pouvait les retenir, les ajouter les unes aux autres, pour qu’elles se renforcent mutuellement, qu’elles s’affinent et se raffinent…

Mais non. Les progrès stagnent.

Un plateau, où la conscience existe mais ne se développe pas.

Un tableau, immuable à part quelques détails infimes.


Le petit hélicoptère survolait le village à une altitude de quatre-vingts mètres. Il y avait des cadavres en plein milieu du chemin de terre, et par une ironie sinistre, des oiseaux s’en nourrissaient. Mais il y avait encore quelques survivants. Le Dr Quan Li apercevait plusieurs hommes – des jeunes et des vieux – et deux femmes qui levaient la tête en se protégeant les yeux avec la main, ébahis de voir cette machine volante.

Li et son pilote, un autre spécialiste du ministère de la Santé, portaient des combinaisons de protection biologique orange, bien qu’ils n’eussent pas l’intention de se poser. Ils voulaient seulement survoler la zone pour tenter d’estimer jusqu’où la maladie avait pu se propager. Une épidémie était une chose déjà assez grave, mais si cela tournait à la pandémie… Ma foi, songea tristement Li, la surpopulation cesserait de faire partie des nombreux problèmes de son pays.

— C’est une bonne chose qu’ils n’aient pas de voitures, dit-il en criant pour se faire entendre dans le battement des pales de l’hélicoptère. (Il vit le pilote prendre un air perplexe.) La maladie se propage seulement à la vitesse d’un homme au pas.

Le pilote acquiesça.

— Je crois que nous allons devoir exterminer tous les oiseaux de la région, dit-il. Vous pensez pouvoir trouver un dosage suffisamment faible pour ne pas tuer les habitants ?

Li ferma les yeux.

— Oui, fit-il. Oui, bien sûr.


Caitlin était absolument terrifiée. Le chirurgien ne parlait que japonais, et quant au bruit de fond des conversations dans la salle d’opération, elle n’en comprenait pas un seul mot – enfin, sauf « Oups ! » qui se disait apparemment aussi bien en anglais qu’en japonais, et qui ne faisait que l’effrayer encore plus. Et puis elle avait repéré à son odeur que ce chirurgien était un fumeur – non mais, sans blague, qu’est-ce que c’est que ce médecin qui fume ?

Elle savait que sa mère regardait depuis une baie d’observation. Kuroda, lui, était dans la salle d’opération et sa voix sifflante était un peu étouffée, sans doute par un masque.

On lui avait fait une simple anesthésie locale. Ils lui avaient bien proposé d’en faire une générale, mais elle avait refusé, en disant avec humour que la vue du sang ne la dérangeait pas. Mais maintenant, elle commençait à le regretter. Les doigts gainés de latex qui lui tâtaient le visage étaient déjà assez inquiétants, mais l’appareil qui lui maintenait la paupière gauche ouverte dépassait tout ce qu’elle pouvait imaginer. Elle en sentait la pression, mais heureusement, grâce à l’anesthésiant, ça ne lui faisait pas mal.

Elle s’efforçait de rester calme. Elle savait qu’il n’y aurait pas d’incision. Selon les lois japonaises, ce n’était pas de la chirurgie si aucune incision n’était pratiquée, et cette opération avait donc été autorisée moyennant la signature d’une décharge très générale. Le chirurgien utilisait de tout petits instruments pour glisser derrière son œil le minuscule transmetteur qui relaierait les signaux vers son nerf optique. Ses mouvements étaient guidés par une caméra à fibre optique également insérée derrière l’œil. Tout le processus avait de quoi donner des cauchemars.

Soudain, elle entendit un flot de japonais venant d’une femme qui, jusqu’ici, s’était contentée de dire « haï » à chaque instruction du chirurgien. C’est alors que Kuroda lui dit :

— Mademoiselle Caitlin, vous vous sentez bien ?

— Oui, je crois.

— Votre pouls est très rapide.

Le vôtre aussi serait rapide, si des gens s’amusaient à vous enfoncer des trucs sous le crâne ! songea-t-elle.

— Non, ça va.

Une odeur de transpiration lui flotta aux narines. Le chirurgien piquait une suée. Caitlin sentait sur son visage la chaleur des projecteurs. L’opération semblait prendre plus de temps que prévu, et elle entendit à deux reprises le chirurgien s’adresser vertement à quelqu’un.

Finalement, elle n’y tint plus.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Kuroda répondit d’une voix douce :

— Il a presque fini.

— Il y a un problème, c’est ça ?

— Non, non. C’est simplement que c’est assez étroit, et…

Le chirurgien dit quelques mots.

— Et c’est terminé ! s’exclama Kuroda. Le transmetteur est en place.

Il y eut une grande agitation dans la salle, et Caitlin entendit la voix du chirurgien s’éloigner vers la porte.

— Où va-t-il ? demanda-t-elle, inquiète.

— Restez calme, mademoiselle Caitlin. Son travail est terminé – lui, c’est l’ophtalmologiste. Un autre médecin va procéder à la finition.

— Je… heu… j’ai l’air comment ?

— En toute franchise ? Vous avez l’air de sortir d’un combat de boxe.

— Hein ?

— Vous avez un magnifique œil au beurre noir. (Il eut un petit rire sifflant.) Vous verrez.


Le Dr Quan Li posa le téléphone au creux de son épaule et regarda distraitement les nombreux diplômes accrochés aux murs vert pâle de son bureau. Cela faisait maintenant cinquante minutes qu’on l’avait mis en attente, mais on ne pouvait guère espérer mieux quand on appelait l’homme qui était à la fois le Dirigeant suprême de la République populaire de Chine et le Président de la République populaire et le Secrétaire général du Parti communiste et le Directeur de la Commission militaire centrale.

Le bureau de Li se trouvait dans un angle du cinquième étage du bâtiment du ministère de la Santé. Ses fenêtres donnaient sur des rues animées. Les pousse-pousse se faufilaient entre les voitures qui avançaient au pas. Même assourdi par les vitres épaisses, le vacarme extérieur était agaçant.

— Me voici, dit enfin la célèbre voix.

Li n’avait pas d’effort à faire pour imaginer son interlocuteur. Il lui suffisait de faire pivoter son fauteuil pour voir le portrait accroché à côté de celui de Mao Zedong. Un visage caractéristique de l’ethnie Zhuang, allongé et pensif. Ses cheveux teints en noir faisaient oublier son âge, soixante-dix ans. Ses épais sourcils étaient arqués au-dessus de ses lunettes à fine monture métallique.

Li sentit sa voix se casser quand il dit :

— Excellence, j’ai besoin de recommander une action rapide et extrême.

Le Président avait déjà été informé de l’épidémie du Shanxi.

— Quel genre d’action ?

— Une… éradication, Excellence.

— Une éradication d’oiseaux ? (Cette opération avait déjà été effectuée plusieurs fois dans le passé, et le Président eut l’air agacé.) Le ministre de la Santé a le pouvoir de l’autoriser.

Le ton de sa voix indiquait clairement : Il n’était pas nécessaire de me déranger pour ça.

Li s’agita dans son fauteuil et se pencha au-dessus de son clavier.

— Non, non, il ne s’agit pas d’oiseaux. Enfin, pas seulement d’oiseaux.

Il se tut. Il était inconcevable de faire perdre son temps au Président, mais il était incapable de poursuivre. Il n’arrivait pas à prononcer les mots. Enfin, bon sang, il était médecin ! Mais, comme son vieux professeur de chirurgie disait toujours, il faut parfois trancher pour soigner…

— De quoi s’agit-il, alors ? dit sèchement le Président. Li sentit son cœur battre plus fort. Il dit enfin, d’une voix très basse :

— Il s’agit de gens…

Il y eut un long silence. Quand la voix du Président se fit de nouveau entendre, elle était calme et pensive.

— Vous êtes sûr ?

— Je ne crois pas qu’il existe d’autre solution. Un autre long silence, puis :

— Comment envisageriez-vous de procéder ?

— Un agent chimique dispersé dans l’atmosphère, répondit Li en choisissant soigneusement ses mots.

L’armée disposait de ce genre de choses, destinées à mener des conflits dans des pays étrangers, mais cela marcherait aussi bien ici. Li choisirait une toxine susceptible de se décomposer en quelques jours, ce qui serait suffisant pour arrêter la contagion.

— Cela n’affectera que les habitants de la zone cible – deux villages, un hôpital et les terres avoisinantes.

— Et combien de gens y a-t-il dans cette… zone cible ?

— Personne n’en est tout à fait sûr. Les paysans passent souvent à travers les mailles du filet des recensements.

— Une estimation, dit le Président. En chiffres ronds. Li jeta un coup d’œil au listing devant lui, et aux valeurs que Cho avait soulignées en rouge. Il inspira profondément avant de répondre :

— Dix ou onze mille.

D’une petite voix, le Président dit :

— Vous êtes absolument sûr que cette opération est nécessaire ?

L’une des missions principales du Centre de surveillance des maladies était d’élaborer des scénarios de contrôle d’épidémie. Il existait des protocoles standard, et Li savait qu’il les respectait fidèlement. En réagissant rapidement, en cautérisant la plaie avant que l’infection ne s’étende trop loin, ils réduiraient de fait l’étendue des éliminations nécessaires. Il savait que le mal ne résidait pas dans ce qu’il avait demandé au Président de faire. Le mal, si mal il y avait, aurait été de retarder, ne fût-ce que de quelques jours, le recours à cette solution.

Il s’efforça de maîtriser sa voix.

— Je le crois, Excellence. (Et sur un ton plus bas :) Nous… hem… nous ne voulons pas d’un autre SRAS…

— Vous êtes certain qu’il n’existe pas d’autre solution ?

— Il ne s’agit pas du H5N1 ordinaire, dit Li. Cette variante se transmet directement d’un individu à un autre. Elle est extrêmement contagieuse.

— N’est-il pas possible d’établir simplement un cordon sanitaire autour de la zone ?

Li se pencha en arrière dans son fauteuil et contempla par la fenêtre les enseignes au néon de Pékin.

— Le périmètre est trop important, avec trop de cols de montagne. Nous ne pourrions jamais être sûrs que les gens n’en sortent pas. Il nous faudrait un dispositif aussi infranchissable que la Grande Muraille, et nous ne pourrions pas le mettre en place à temps.

À cet instant, la voix du Président – si assurée à la télévision – n’était plus que celle d’un vieillard.

— Quel est le… comment dites-vous, déjà ? Quel est le taux de mortalité pour ce virus ?

— Élevé.

— C’est-à-dire ?

— Quatre-vingt-dix pour cent, au minimum.

— Ainsi donc, la plupart de ces gens mourront de toute façon ?

Et c’était l’argument majeur, la seule chose qui empêchait Li de s’étouffer dans sa propre bile.

— Oui.

— Dix mille…

— Pour protéger plus d’un milliard de Chinois… et beaucoup plus encore à l’étranger, dit Li.

Le Président resta silencieux un moment, et puis, comme s’il se parlait à lui-même, il dit à voix basse.

— En comparaison, le 4 juin aura été une aimable plaisanterie.

Le 4 juin 1989. Le jour du massacre des manifestants de la place Tian’anmen. Li ne savait pas s’il était censé réagir, mais comme le silence se prolongeait au-delà du supportable, il dit ce que tout bon membre du Parti se devait de due :

— Il ne s’est rien passé ce jour-là.

À sa grande surprise, le Président émit une sorte de reniflement sarcastique, puis il dit :

— Nous réussirons peut-être à contenir votre épidémie de grippe aviaire, docteur Quan, mais nous devons nous assurer qu’il n’y en aura pas d’autre dans la foulée. Li fut interloqué.

— Excellence ?

— Vous avez dit que nous ne pourrions pas dresser à temps quelque chose comme la Grande Muraille, et c’est vrai. Mais il existe une autre muraille, et celle-là, nous pouvons la renforcer…

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