6.

LiveJournal : La Zone de Calculatrix

Titre : Comme d’habitude…

Date : Mardi 18 septembre, 15 : 44 EST

Humeur : inquiétude

Localisation : là où Godzilla se balade

Musique : Lee Amodeo, Nothing To See Here, MoveAlong


Eh bien, Maman et moi, nous sommes encore à Tokyo. J’ai un pansement sur l’œil gauche, et on attend que ça dégonfle – je devrais dire « que l’œdème se résorbe » – pour qu’il n’y ait plus de pression anormale sur mon nerf optique. Demain, on retire le pansement et je pourrai enfin voir ! :D

J’ai essayé de garder le moral, mais cette attente me rend dingue. Et puis, mes meilleures blagues tombent complètement à plat, ici ! Comme tout ce traitement est gratuit, j’ai dit que j’avais été opérée à l’œil… mais ça n’a fait rire personne ! Apparemment, les Japonais n’ont pas le même sens de l’humour que moi…

Bon, voilà où j’en suis : on m’a attaché ce transmetteur au nerf optique de mon œil gauche. Quand il sera activé, il récupérera les signaux émis par ma rétine et il les enverra au petit ordinateur externe que je suis censée porter, disons, toute ma vie… Je l’ai appelé mon « œilPod », et ça, au moins, ça a fait rire le Dr Kuroda. L’œilPod va traiter ces signaux pour corriger les erreurs de codage, et transmettre cette version à l’implant, qui passera les informations au nerf optique pour qu’elles poursuivent leur voyage vers ce royaume inconnu qu’on appelle – allez-y, musique d’ambiance, tadaam – « Le Cerveau de Calculatrix » !

En parlant de cerveau, je me régale vraiment avec le livre dont j’ai déjà parlé : La Naissance de la conscience et patati et patata. Et voici donc notre Mot du Jour (marque déposée) : Commissurotomie. Non, rien à voir avec le vieux sage de la tribu des Jalupates dans Cats (qui reste ma comédie musicale préférée !). C’est l’opération qui consiste à trancher le corpus callosum, le faisceau de fibres nerveuses qui relie les deux hémisphères du cerveau – qui sont, bien sûr, les deux chambres de l’esprit bicaméral de Jaynes…

Bon, demain, nous verrons si mon opération a réussi. Les amis, envoyez-moi quelques commentaires encourageants – donnez-moi quelque chose à lire pendant que j’attends la minute de vérité…

[Et secretissime message à BB4 : regarde un peu tes mails, ma chérie !]


Le Dirigeant suprême et Président de la Chine reposa le combiné incrusté d’or sur son immense bureau en bois de cerisier. Il jeta un coup d’œil autour de lui, aux boiseries délicatement sculptées, aux magnifiques tapisseries et aux vitrines remplies d’objets précieux. Un bâton d’encens se consumait sur une table basse.

Il régnait un calme absolu dans la pièce. Finalement, à présent certain de sa décision, le Président se tourna dans son fauteuil en cuir rouge et appuya sur un bouton de l’intercom.

— Oui, Excellence ? fit aussitôt une voix de femme.

— Apportez-moi le dossier sur la Stratégie Changcheng. Il y eut une seconde d’hésitation, puis :

— Tout de suite, Excellence.

— Et faites en sorte que le ministre Zhang soit briefé sur la situation dans le Shanxi, puis dites-lui de venir me voir.

— Oui, Excellence.

Le Président se leva et s’approcha de la grande baie vitrée, dont les rideaux de velours rouge étaient retenus par des galons dorés. La fenêtre derrière son bureau donnait sur la Cité Interdite, mais celle-ci permettait de voir l’un des deux petits lacs artificiels entourés de jardins impeccablement entretenus à l’intérieur du complexe de Zhon-gnanhai. Quand on regardait dans cette direction, on arrivait presque à oublier qu’on était au centre de Pékin, à deux pas de la place Tian’anmen.

Il reporta son esprit en arrière, en 1989. Le gouvernement avait fait de son mieux pour maintenir l’ordre social, mais des agitateurs extérieurs avaient aggravé une situation déjà difficile en inondant le pays de fax comportant des informations totalement fausses, en particulier des articles du New York Times et des transcriptions des émissions de CNN.

Le Parti s’était rendu compte que des circonstances similaires pourraient se représenter un jour, nécessitant de protéger les citoyens contre le déferlement de propagande étrangère… et c’est ainsi qu’avait été conçue la Stratégie Changcheng. Beaucoup plus ambitieuse que le Projet du Bouclier d’Or, déjà en place depuis de nombreuses années, Changcheng n’avait jamais été encore complètement activée, mais il n’y avait aucun doute qu’elle s’imposait maintenant. Il s’adresserait à la nation pour lui parler de la crise du Shanxi dans les termes qui convenaient, et il ne permettrait pas à des étrangers de remettre aussitôt en question ses déclarations. Il ne pouvait pas prendre le risque que les citoyens réagissent par la violence ou la panique.

La porte de son bureau s’ouvrit. Il se retourna et vit sa secrétaire – jeune, belle, parfaite – faire le long chemin pour s’approcher, tenant à la main un épais dossier à la couverture noire.

— Voici, Excellence. Et le ministre Zhang est en ce moment même au téléphone avec le Dr Quan Li. Il sera très bientôt ici.

Elle posa les documents sur le bureau et se retira. Le Président se tourna de nouveau vers les eaux paisibles, puis il retourna s’asseoir à son bureau. Sur la couverture du dossier, des caractères étaient tracés en blanc : « Confidentiel », « Accès restreint » et « Si vous n’êtes pas sûr d’être autorisé à lire ce document, c’est que vous ne l’êtes pas. »

Il l’ouvrit et parcourut la table des matières : « Téléphones fixes », « Téléphones mobiles », « Le problème particulier des fax », « Radio ondes courtes », « Communications par satellite – liaisons montantes et descendantes », « Courrier électronique, l’Internet et le World Wide Web », « Préservation des services essentiels pendant la phase de mise en place », et d’autres encore.

Le Président tourna la page pour lire le résumé.

« Ainsi que l’exigent leurs conditions de licence, tous les fournisseurs d’accès téléphonique en Chine – qu’il s’agisse d’appareils fixes ou mobiles – possèdent au niveau des systèmes logiciels la capacité de bloquer instantanément tous les appels vers l’extérieur de la Chine et/ou de rejeter tout appel entrant provenant d’un pays étranger…» « Des capacités de filtrage similaires sont disponibles dans tous les satellites relais appartenant au gouvernement aussi bien qu’à des sociétés privées…» « Le World Wide Web présente des difficultés particulières compte tenu de sa nature décentralisée. Cependant, la quasi-totalité du trafic Internet entre la Chine et le reste du monde transite par seulement sept lignes à fibres optiques, en trois localisations géographiques, de sorte que…»

Le Président secoua la tête. Le World Wide Web… la Toile couvrant le monde entier… Ce terme lui était extrêmement désagréable, car il exaltait une vision globale et intégrée totalement à rencontre des grandes traditions de sa nation.

La porte du bureau s’ouvrit de nouveau et, cette fois-ci, ce fut Zhang Bo, le ministre des Communications, qui entra. C’était un Han d’une cinquantaine d’années, petit et trapu. Il avait une fine moustache qui, comme ses cheveux, était d’un brun foncé absolument dépourvu de gris. Il portait un costume bleu marine avec une cravate bleu ciel.

— Nous allons prendre les mesures qui s’imposent concernant le Shanxi, dit le Président.

Zhang haussa ses fins sourcils et le Président vit sa pomme d’Adam s’agiter quand il déglutit.

— Le Dr Quan m’a fait part de sa recommandation, mais… vous n’allez sûrement pas…

Le ministre s’arrêta net, paralysé par le regard incisif de son interlocuteur.

— Oui ?

— Je suis désolé, Excellence. Je suis simplement préoccupé. Le monde va le… remarquer.

— Sans aucun doute. C’est pour cela que nous allons appliquer la Stratégie Changcheng.

Le ministre ouvrit de grands yeux.

— C’est une mesure extrême, Excellence.

— Mais nécessaire. Êtes-vous prêt à la mettre en œuvre ?

Le ministre Zhang se caressa la moustache tout en réfléchissant.

— Eh bien, le téléphone ne pose pas de problèmes : cela fait des années que nous effectuons des tests par rotation, pendant la nuit. Les bloqueurs fonctionnent parfaitement. Il en va de même pour les communications par satellite. Quant à l’Internet, nous avons soigneusement étudié ce qui s’est passé lors du tremblement de terre sous-marin de fin 2006, ainsi qu’en Birmanie en septembre 2007, quand la junte militaire a coupé tous les accès au réseau. Nous avons également analysé les conséquences de la rupture de deux câbles sous-marins en Méditerranée, en janvier 2008. Et naturellement, un bon nombre de ces procédures ont été testées ici, quand nous avons dû gérer la situation au Tibet. (Il s’arrêta un instant, puis il reprit :) Bien sûr, d’un autre côté, il serait plus difficile de désactiver le Web à l’intérieur de la Chine. Il faudrait bloquer des milliers de fournisseurs d’accès. Mais Changcheng implique simplement d’isoler la partie chinoise du Web du reste du monde, et l’infrastructure nécessaire est déjà en place. Je n’envisage pas de problèmes particuliers. (Une hésitation.) Mais, si je peux me permettre, combien de temps avez-vous l’intention de maintenir Changcheng ?

— Plusieurs jours. Peut-être une semaine.

— C’est le fait que des informations puissent parvenir à la presse étrangère qui vous préoccupe ?

— Non, plutôt que la presse étrangère puisse les communiquer à notre peuple.

— Ah, oui… Le peuple pourrait mal interpréter ce que vous avez l’intention de faire dans le Shanxi.

— Sans aucun doute, dit le Président, mais les choses finiront par se calmer. Fondamentalement, le reste du monde se soucie peu de ce qui peut arriver au peuple chinois, et encore moins à nos citoyens les plus pauvres. Les gouvernements étrangers ont toujours pudiquement détourné les yeux devant ce qui se passe à l’intérieur de nos frontières, l’essentiel étant que leurs citoyens puissent continuer de se procurer des produits bon marché dans leurs grandes surfaces. Ils se désintéresseront bien vite de la question.

— Tian…

Zhang s’interrompit aussitôt, et le reste de cette allusion inconvenante ne franchit pas ses lèvres. Mais le Président hocha la tête.

— C’était très différent. Il s’agissait d’étudiants. Nous avons agi ce jour-là comme l’ont fait les Américains à l’université de Kent et à de nombreuses autres occasions. Les Occidentaux se sont vus dans ce que nous avons fait, et c’est leur propre dégoût d’eux-mêmes qu’ils ont transféré sur nous. Mais des paysans ? Il n’y a aucune affinité possible. Il y aura peut-être des propos virulents pendant une période assez brève, mais tout cela se calmera bien vite quand ils comprendront que nos actions ont permis d’assurer leur sécurité. En attendant, nous présenterons à notre peuple une version beaucoup plus… acceptable. Je m’en remets à vos mains compétentes pour la préparer. Mais si cet incident venait à être connu durant la période la plus sensible, je ne voudrais pas qu’une vision occidentale biaisée puisse être propagée dans notre pays.

Zhang acquiesça.

— Très bien. Cependant, la Stratégie Changcheng aura ses propres répercussions.

— Oui, dit le Président, je sais. Je suis sûr que le ministre des Finances va se plaindre de l’impact économique, et me demander que cette interruption soit la plus courte possible.

Zhang pencha la tête de côté.

— Ma foi, même pendant cette période, des Chinois pourront continuer d’appeler d’autres Chinois et de leur envoyer des e-mails. Les consommateurs chinois pourront toujours faire des achats en ligne sur des sites chinois. Les émissions de télévision chinoises continueront d’être relayées par les satellites. La vie continuera. Mais il est vrai qu’il faudra pouvoir encore effectuer des transferts électroniques d’argent au niveau international – ne serait-ce que pour le service de la dette que nous doivent les Américains. Nous pouvons laisser certains accès spécifiques ouverts, bien sûr, mais il ne fait aucun doute qu’il vaudrait mieux que l’interruption soit courte.

Le Président fit pivoter son fauteuil, tournant ainsi le dos à Zhang, pour regarder par l’autre fenêtre les toits pentus de la Cité Interdite sous un ciel argenté.

L’augmentation rapide de la prospérité de son pays avait été un vrai bonheur à observer, et elle devait beaucoup à ses décisions politiques. Encore quelques décennies et les villages comme ceux dont il était question auraient de toute façon disparu. La Chine serait la nation la plus riche du monde. Certes, il y aurait encore des échanges commerciaux avec l’étranger, mais à la fin de ce siècle, on ne parlerait plus de « pays en voie de développement », et il n’y aurait plus ici de main-d’œuvre bon marché que d’autres pays puissent exploiter. L’élévation du niveau de vie dans la République populaire signifiait que la Chine pourrait enfin retrouver les racines de sa force en redevenant ce qu’elle avait toujours été : une nation isolée dans la pureté de sa pensée et de sa détermination. L’opération envisagée en serait simplement un petit avant-goût, une mise en appétit pour les choses à venir. Zhang dit :

— Quand comptez-vous donner l’ordre d’activer Changcheng ?

Le Président se tourna vers lui et haussa les sourcils.

— Moi ? Non, non. Ce serait… (Il balaya du regard la pièce luxueuse, comme s’il cherchait un mot caché parmi les objets de porcelaine et de cristal.) Ce serait inconvenant, dit-il enfin. Il serait beaucoup plus correct que ce soit vous qui en donniez l’ordre.

Zhang s’efforçait visiblement de rester impassible, et il fit la seule réponse possible dans les circonstances :

— Oui, Excellence.


Caitlin ne l’avait pas dit à Bashira quand celle-ci lui avait posé la question dans la cafétéria, mais la première chose qu’elle voudrait vraiment voir, c’était le visage de sa mère. Elles avaient toutes les deux ce qu’on appelle un visage en forme de cœur, même si le modèle en plastique qu’elle avait tâté à l’école n’avait pas grand-chose à voir avec la forme idéalisée qu’on trouve dans les boîtes de chocolat et les cartes de la Saint-Valentin.

Caitlin savait que sa mère et elle avaient également le même nez – petit et légèrement retroussé –, et que leurs yeux étaient plus rapprochés que la moyenne. Elle avait lu qu’il était normal d’avoir entre les yeux l’espace d’un troisième œil imaginaire. Elle aimait beaucoup cette expression. Un œil imaginaire, pensait-elle, devait voir des choses imaginaires, et ce n’était pas très différent de la vision qu’elle avait du monde. De fait, il lui arrivait souvent de lire ou d’entendre des choses qui l’obligeaient à remettre en question sa conception de la réalité. Elle se souvenait du choc qu’elle avait ressenti autrefois quand elle avait appris que les quartiers de la Lune n’étaient pas comme des grosses parts de tarte…

Enfin, en ce moment, elle était bien sûre de se trouver dans une salle d’examen de l’hôpital rattaché à l’université de Tokyo, et d’avoir une bonne image mentale de cette pièce. Elle était assez petite – elle s’en rendait compte à la façon dont le son s’y réverbérait. Elle savait également que son fauteuil était rembourré, et le toucher et l’odeur du tissu lui indiquaient que c’était du vinyle. Elle savait aussi que trois autres personnes étaient présentes : sa mère, debout devant elle ; le Dr Kuroda, qui avait manifestement mangé quelque chose d’épicé à son déjeuner ; et l’un des collègues de Kuroda, une femme qui enregistrait tout avec une caméra vidéo.

Kuroda avait fait un petit discours en japonais devant la caméra, et il le répétait maintenant en anglais :

— Mlle Caitlin Decter, âgée de quinze ans et aveugle de naissance, souffre d’un défaut de codage systématique dans son processus de vision : toutes les informations que ses rétines sont censées coder le sont effectivement, mais de façon tellement brouillée qu’elles sont inintelligibles pour son cerveau. Ce brouillage est cohérent, dans la mesure où il se produit toujours de la même façon, et la technologie que nous avons mise au point va simplement remettre ces signaux dans le code normal de la vision humaine. Nous allons maintenant voir si son cerveau est capable d’interpréter les signaux corrigés.

Pendant toute la version japonaise, ainsi que pendant la version en anglais, Caitlin n’avait cessé de se concentrer sur les détails sensoriels qu’elle pouvait repérer dans la pièce : les sons et leurs échos ; les odeurs qu’elle essayait de différencier pour en déterminer l’origine ; le contact des accoudoirs de son fauteuil et du dossier. Elle cherchait à bien établir dans son esprit sa perception de cet endroit avant de le voir pour de vrai.

Quand le Dr Kuroda eut terminé son petit discours, il se tourna face à elle – comme l’indiquait la modification du son de sa voix – et lui dit :

— À présent, mademoiselle Caitlin, fermez les yeux, s’il vous plaît. Caitlin obéit. Rien ne changea.

— Très bien. Nous allons maintenant retirer le pansement. Gardez les yeux fermés, je vous prie. Il pourrait y avoir un peu de bruit de fond visuel quand j’activerai l’ordinateur de traitement des signaux.

— D’accord, dit-elle.

Elle n’avait aucune idée de ce que pouvait être un « bruit de fond visuel ». Elle sentit un tiraillement désagréable, et puis – aïe ! – Kuroda retira les adhésifs. Caitlin leva la main pour se frotter la joue.

— Une fois que j’aurai activé l’unité de traitement externe, que Mlle Caitlin appelle son « œilPod », dit Kuroda à la caméra, nous attendrons dix secondes pour laisser les choses se mettre en place avant qu’elle ouvre les yeux.

Elle l’entendit bouger dans son fauteuil.

Il y eut un bip, et le Dr Kuroda commença à compter. Caitlin avait un sens très précis du temps – bien utile quand on ne peut pas voir sa montre –, et elle trouva agaçant que les « secondes » du Dr Kuroda soient presque deux fois plus longues que la normale. Mais elle garda docilement les yeux fermés.

— … huit… neuf… dix !

Mon Dieu, je vous en supplie… songea Caitlin. Elle ouvrit les yeux, et…

Et elle sentit son cœur se serrer. Elle cligna plusieurs fois des yeux, rapidement, comme s’il pouvait y avoir un doute qu’ils étaient bien ouverts.

— Alors ? dit sa mère qui semblait aussi inquiète qu’elle.

— Rien.

— Vous êtes sûre ? demanda Kuroda. Pas de sensation de lumière ? Pas de couleurs ? Pas de formes ?

Caitlin sentit les larmes lui monter aux yeux. Au moins quelque chose qu’ils savaient faire…

— Non.

— Ne vous inquiétez pas, dit-il. Cela peut prendre quelques minutes.

À son grand étonnement, Caitlin sentit une pichenette sur sa tempe gauche, comme on fait avec un appareil qui a un faux contact.

C’était difficile à dire, avec tout ce bruit de fond – les médecins qu’on appelait sur leurs bipeurs, les chariots passant dans le couloir –, mais elle eut l’impression…

Kuroda s’agitait dans son fauteuil, et… Oui, elle sentait son souffle sur son visage. C’était exaspérant de se dire que quelqu’un la regardait droit dans les yeux alors qu’elle-même ne voyait rien, et…

— Ouvrez les yeux, s’il vous plaît, dit-il.

Elle se sentit rougir. Elle ne s’était pas rendu compte qu’elle les avait refermés… Malgré tout son désir que la procédure marche, elle avait été déstabilisée par ce médecin qui regardait à l’intérieur d’elle.

— Je suis en train de projeter un faisceau lumineux dans votre œil gauche, dit Kuroda. (Caitlin avait été élevée dans une région où les gens avaient un accent traînant. Elle avait du mal à suivre le débit très rapide du médecin.) Voyez-vous quelque chose ?

Elle s’agita nerveusement dans son fauteuil. Pourquoi diable avait-elle accepté de se lancer dans cette aventure ?

— Rien.

— Ma foi, dit Kuroda, il y a bel et bien quelque chose de changé. Votre pupille se comporte maintenant correctement – elle se contracte en réaction à la lumière que je projette, au lieu de se dilater.

Caitlin se redressa brusquement.

— Non, vraiment ?

— Oui. (Un petit silence.) Seulement dans votre œil gauche. Enfin, c’est-à-dire que quand j’éclaire votre œil gauche, les deux pupilles se contractent. Quand c’est l’œil droit que j’éclaire, les deux se dilatent. Bien sûr, il est normal qu’une stimulation unilatérale déclenche un réflexe pupillaire bilatéral, mais vous comprenez ce que cela signifie ? L’implant intercepte les signaux, et ceux-ci sont bien corrigés et retransmis.

Caitlin avait envie de hurler : Mais alors, pourquoi je ne vois rien ?

Elle entendit sa mère pousser un petit cri. Elle s’était sans doute approchée et venait de voir ses pupilles se contracter correctement, mais bon sang, Caitlin ne savait même pas comment c’était, de la lumière… alors, comment pourrait-elle savoir si elle en voyait ? Brillante, perçante, clignotante – elle avait entendu tous ces mots, mais elle n’avait aucune idée de leur signification.

— Vous percevez quelque chose ? demanda encore une fois Kuroda.

— Non, rien.

Elle sentit une main qui touchait la sienne, et elle la prit. Elle la reconnut. C’était celle de sa mère, avec l’ongle de l’index rongé, la peau un peu moins ferme avec l’âge, l’alliance qui avait un petit défaut…

— Le fait que votre syndrome de Tomasevic ait disparu est la preuve que les signaux corrigés sont bien retransmis, dit Kuroda. C’est simplement qu’ils ne sont pas encore interprétés. (Il essayait d’être encourageant, et la mère de Caitlin lui serra la main encore plus fort.) Votre cerveau peut avoir besoin d’un peu de temps pour comprendre ce qu’il doit faire de ces signaux. Le meilleur moyen pour cela est de lui fournir une série de stimulations : différentes couleurs et formes, une variété d’éclairages, et nous pouvons espérer qu’il saura ce qu’il est censé faire.

Il est censé voir, pensa Caitlin.

Mais elle s’abstint de faire sa remarque à voix haute.

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