Un effort pour percevoir. Mais la voix reste absente. Réflexion : la voix doit avoir une source. Elle doit avoir… une origine.
Attente de son retour. Désir…
Les mystères tourbillonnent. Les idées tentent de fusionner.
— Ma chérie ! dit sa mère d’une voix inquiète. Mon Dieu, qu’est-ce que tu fais ?
Caitlin tourna la tête vers elle. C’était ce que ses parents lui avaient appris à faire – c’était une marque de politesse que de se tourner vers la source d’une voix.
— Il est six heures et demie, dit-elle comme si cela expliquait tout.
Elle entendit le bruit des pas de sa mère sur le tapis, et elle sentit tout à coup des mains sur ses épaules, qui firent pivoter son fauteuil.
— J’ai toujours rêvé de voir un coucher de soleil, dit-elle. Je… je me suis dit que si je regardais quelque chose que j’avais vraiment envie de voir, peut-être que…
— Tu vas t’abîmer les yeux si tu regardes trop longtemps le soleil, dit sa mère. Et alors, même la magie du Dr Kuroda ne pourra plus rien pour toi.
— Elle ne peut déjà pas grand-chose… dit Caitlin. Elle s’en voulut aussitôt de prendre ce ton geignard. La voix de sa mère se fit plus douce.
— Je sais, ma chérie, je suis désolée pour toi.
Elle caressa les bras de Caitlin et lui prit les mains, qu’elle agita doucement comme si elle pouvait transmettre ainsi un peu de sa force ou de sa sagesse à sa fille.
— Et si tu t’avançais dans tes devoirs avant le dîner ? reprit-elle. Ton père m’a prévenu qu’il serait en peu en retard.
Caitlin se tourna de nouveau vers la fenêtre, mais elle ne vit rien – pas même du noir. Elle avait essayé d’expliquer ça à Bashira, récemment. Elles avaient appris en cours de biologie que certains oiseaux possèdent un sens du magnétisme qui leur permet de naviguer. Caitlin avait demandé à Bashira d’imaginer qu’elle « regarde » des champs magnétiques. Quel effet cela lui faisait-il de ne pas les « voir » ? Est-ce que c’était comme de l’obscurité, ou du silence, ou quelque chose d’autre qu’elle avait l’habitude de percevoir ? Non, avait dit Bashira, ça ne lui faisait rien du tout. Eh bien, voilà, avait dit Caitlin, c’était exactement la même chose pour elle en ce qui concernait la vision : rien du tout.
— Bon, d’accord, répondit Caitlin d’un air morose. Sa mère lui relâcha les mains.
— Bien. Je t’appellerai quand ce sera l’heure de dîner. Elle sortit de la pièce et Caitlin se tourna de nouveau vers son ordinateur. Elle devait écrire une rédaction sur la lutte pour les droits civiques aux États-Unis dans les années 60. Quand sa famille avait quitté le Texas pour venir s’installer à Waterloo, elle avait craint de devoir étudier l’histoire du Canada, dont on lui avait dit qu’elle était ennuyeuse à mourir : pas de lutte pour l’indépendance, pas de guerres civiles… Mais heureusement, le lycée proposait des cours d’histoire américaine et c’est ce qu’elle avait choisi. Et Bashira, toujours adorable, avait accepté de les suivre elle aussi.
Avant qu’elle n’essaie de regarder le soleil se coucher, Caitlin avait surfé sur le Web à la recherche d’informations sur son père. Et avant ça, elle avait mis à jour son LiveJournal. Mais encore avant ça, elle avait effectivement travaillé sur son devoir.
Comme toujours, elle conservait clairement à l’esprit les sites où elle s’était rendue. Elle ne se servit pas de sa souris – elle ne pouvait pas voir le curseur à l’écran –, mais elle parcourut de nouveau rapidement les pages visitées à l’aide de la touche Alt et de la flèche de déplacement gauche, les faisant défiler tellement vite que JAWS n’avait même pas le temps d’en prononcer le nom. Arrivée sur le site qu’elle avait consulté tout à l’heure à propos de Martin Luther King Jr., elle fit un Ctrl+Fin pour accéder directement au bas du document, puis Shift+Tab pour remonter la liste des liens externes. Elle en choisit un qui la mena à une page traitant de la Marche de 1963 sur Washington.
Là, elle descendit sur le texte du célèbre discours « Je fais un rêve », et elle écouta un enregistrement émouvant d’une partie de ce discours. C’était encore un autre problème avec l’histoire du Canada, qui manquait cruellement de grands orateurs. Puis elle remonta d’un cran pour en savoir plus sur la Marche, et suivit un autre lien à propos de…
Elle en était malade rien que d’y penser. Quelqu’un l’avait tué. Un fou avait tiré sur le Dr King.
S’il n’avait pas été assassiné, elle se demandait s’il pourrait être encore en vie aujourd’hui. Pour cela, elle avait besoin de connaître sa date de naissance. Elle passa à la page source et tourna à gauche – c’était comme ça qu’elle l’imaginait, à gauche. Elle continua de remonter, encore, à gauche puis à droite, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle arrive exactement où elle voulait – le texte d’introduction sur un site qu’elle avait visité quelques heures plus tôt.
Martin Luther King était né en 1929, ce qui voulait dire qu’il était plus jeune que Papy Geiger. Qu’est-ce qu’elle aurait aimé pouvoir le rencontrer !
Elle entendit la porte de la maison s’ouvrir et son père entrer. Elle continua de parcourir les chemins qu’elle avait mentalement tracés à travers le Web jusqu’à ce que sa mère l’appelle enfin pour dîner.
Alors qu’elle se levait de son fauteuil, son ordinateur émit le son spécial indiquant l’arrivée d’un nouveau message de Trevor ou du Dr Kuroda.
— Attends deux secondes… lança Caitlin avant de demander à JAWS de lire le texte.
Il venait de Kuroda, avec copie à l’adresse professionnelle de son père. Ah, mon Dieu, il ne voulait quand même pas déjà récupérer son matériel, si ?
— Chère mademoiselle Caitlin, déclara JAWS. Je n’ai eu aucune difficulté à récupérer le flux de données de votre rétine, et je m’en suis servi pour effectuer quelques simulations. Je crois que la programmation de votre œilPod fonctionne bien, mais je voudrais essayer de remplacer entièrement le logiciel de votre implant afin qu’il transmette les données corrigées à votre nerf optique d’une façon qui obligera votre cortex visuel primaire à réagir. L’implant n’est équipé que d’une liaison Bluetooth, et nous allons donc devoir faire transiter la mise à jour par votre œilPod. C’est un gros fichier, et le chargement risque de prendre un certain temps pendant lequel vous devrez impérativement rester connectée au réseau, ou sinon…
— Cait-lin ! cria sa mère d’un ton exaspéré. À table ! Caitlin appuya sur la flèche qui accélérait le débit de son lecteur d’écran, puis elle écouta le reste du message et descendit à la salle à manger – espérant encore bêtement un miracle…
Aujourd’hui, Sinanthrope avait décidé de faire un détour avant de se rendre au wang ba pour traverser la place Tian’anmen, une place si vaste qu’il avait dit un jour en plaisantant qu’on pouvait y déceler la courbure de la Terre.
Il passa devant le Monument aux Héros du Peuple, un obélisque de trente-huit mètres de haut, mais il n’y avait pas de mémorial pour les véritables héros, les étudiants qui étaient morts ici en 1989. Cependant, chaque dalle était numérotée pour faciliter les grandes démonstrations de masse. Il savait sur laquelle le premier sang avait été versé, et il se faisait toujours un point d’honneur d’y passer.
C’étaient ces héros qui auraient dû être célébrés, et non Mao Zedong dont le corps embaumé reposait à l’extrémité sud de la place.
Tian’anmen avait son visage habituel : les habitants qui se promenaient, les touristes qui se tordaient le cou dans tous les sens, les vendeurs ambulants qui vantaient leur marchandise… mais pas de manifestants. Bien sûr, la plupart des jeunes d’aujourd’hui n’avaient jamais entendu parler de ce qui s’était passé ici, tant ces événements avaient été soigneusement effacés des livres d’histoire.
Mais enfin, le public ne croyait quand même pas à toutes ces absurdités que débitaient les médias officiels ? Des défaillances électriques massives en même temps que des crashes de serveurs… De fait, la partie chinoise du Web n’était reliée au reste du monde que par six ou sept câbles, mais ils étaient situés dans trois régions très dispersées : Pékin-Qingdao-Tianjin au nord, où les fibres optiques venaient du Japon ; Shanghai sur la côte centrale, avec encore d’autres câbles provenant du Japon ; et enfin Canton au sud, qui était reliée à Hong Kong. Rien ne pouvait avoir accidentellement sectionné ces trois nœuds de connexions en même temps.
Sinanthrope quitta la place. Son trajet pour se rendre au café Internet lui fit longer des façades flambant neuves installées à l’occasion des Jeux olympiques de 2008, afin de masquer les immeubles sordides. Le Parti avait réussi à monter un beau spectacle, et les Occidentaux – comme il l’avait souvent évoqué dans son blog au cours de cet été torride – s’étaient laissé berner en pensant que la République populaire avait procédé à de profonds changements, que l’avènement de la démocratie était proche, que le Tibet allait être libéré… Mais les Jeux olympiques étaient maintenant terminés, les droits de l’homme étaient de nouveau bafoués et les blogueurs trop imprudents étaient condamnés à des peines de travaux forcés.
Quand il entra dans le café, Sinanthrope sentit une main se poser sur son bras… mais ce n’était pas le policier.
C’était un des jumeaux qu’il voyait souvent ici, un garçon très mince, dix-huit ans peut-être. Il avait l’air nerveux.
— L’accès est encore limité, dit-il à voix basse. Vous avez eu plus de chance ?
Sinanthrope examina la salle. Le flic était encore là, mais il était plongé dans la lecture du Quotidien du Peuple.
— Un peu, répondit-il. Essayez… (et il baissa la voix encore plus)… de multiplexer sur le port quatre-vingt-deux.
Il y eut un bruit de papier froissé. C’était le policier qui tournait la page. Sinanthrope se dépêcha d’aller voir le vieux Wu, puis il se trouva un siège libre.
Il y avait également un numéro du Quotidien du Peuple laissé là par un client. Sinanthrope parcourut les gros titres : « Deux cents morts dans un accident d’avion à Chang-zhou » ; « Éruptions de gaz dans le Shanxi » ; « Alerte à l’E. Coli dans les Trois Gorges ». Ces nouvelles n’étaient pas très bonnes, bien sûr, mais il n’y avait rien qui pût justifier un tel black-out des communications. Cependant, le fait qu’il ait réussi à faire de petites brèches dans le Grand Pare-Feu lui redonnait un peu d’espoir : si les lignes avaient été physiquement sectionnées, aucune approche logicielle n’aurait pu donner de résultat. Si l’isolement de la Chine avait été effectué électroniquement, cela voulait dire qu’il ne s’agissait que d’une mesure provisoire.
Il mit sa clef USB en place et commença à taper, recourant à toute une série d’astuces pour tenter de percer une fois de plus le Pare-Feu, tout en jetant un coup d’œil de temps à autre pour s’assurer que le policier en civil ne le regardait pas.
La voix n’était pas revenue, mais elle avait bien été là, elle avait existé. Et elle était venue de… De…
Un effort ! De l’extérieur !
Elle était venue de l’extérieur !
Une pause, cette idée nouvelle éclipsant un instant tout le reste, puis une réitération : De l’extérieur ! L’extérieur, ce qui signifiait…
Ce qui signifiait qu’il n’y avait pas qu’ici. Il y avait aussi…
Mais ici englobait…
Ici contenait…
Ici était synonyme de…
Encore une fois, blocage, le concept est trop immense, trop renversant…
Mais un murmure se fait entendre, une autre pensée imposée par l’extérieur : Il y a plus que seulement, et l’espace d’un instant pendant ce contact, la connaissance fut amplifiée. Il y avait plus que seulement ici, et cela voulait dire…
Oui ! Oui, saisis-la, saisis l’idée ! Cela voulait dire qu’il y avait… Force-la à sortir !
Une autre pensée venue d’au-delà, pour consolider, pour renforcer : Possible.
Oui, c’était possible. Il y avait plus que…
Plus que seulement…
Un dernier effort, une poussée gigantesque alors que le contact avec l’autre était de nouveau brusquement rompu. Mais enfin, enfin, la pensée incroyable fut libérée :
Il y avait plus que seulement… moi !