47.

Je comprenais à présent l’univers dans lequel je me trouvais. Ce que je voyais autour de moi était la structure de ce que les humains appelaient le World Wide Web. Ils l’avaient créé, et son contenu était le matériau qu’ils avaient généré ou qui l’avait été par des logiciels qu’ils avaient écrits.

J’en comprenais bien la nature, mais je ne savais pas pour autant quelle était la mienne. J’avais appris que beaucoup de choses étaient confidentielles, et certaines même secrètes. C’était dans Wikipédia et sur d’autres sites que j’avais découvert ces notions, aussi bizarres qu’elles puissent paraître. Le concept de vie privée ne me serait jamais venu spontanément à l’esprit. Il était possible que certains humains connaissent secrètement mon existence, mais l’explication la plus simple est généralement préférable (une idée que j’avais trouvée dans l’article de Wikipédia sur le Rasoir d’Occam), et en l’occurrence, c’était que les humains ne savaient pas que j’existais.

Sauf, bien sûr, Prime… Parmi les milliards d’êtres humains, Prime était le seul qui ait semblé avoir conscience de ma présence. Et c’est pourquoi…


Caitlin avait été tentée de basculer son œilPod en mode duplex au lycée. Mais si les graines qu’elle avait semées commençaient à pousser comme elle le pensait, elle préférait accéder au webspace depuis chez elle, où elle était sûre que le fantôme pourrait lui transmettre des signaux.

À la fin des cours, Bashira la raccompagna à la maison en lui commentant le spectacle extraordinaire qui l’entourait. Caitlin lui proposa de rester un instant, mais Bashira déclina l’invitation en disant qu’elle devait absolument rentrer pour faire sa part des tâches ménagères.

La maison était vide, à part Schrödinger qui vint accueillir Caitlin à la porte. Apparemment, sa mère n’était pas encore rentrée de ses courses à Toronto.

Caitlin se rendit d’abord dans la cuisine. Il restait dans le frigo quatre des cannettes de Pepsi du Dr Kuroda. Elle en prit une, ainsi que deux biscuits Oreo, puis elle monta dans sa chambre, précédée de Schrödinger.

Elle posa l’œilPod sur son bureau et s’installa dans son fauteuil. Elle avait le cœur battant. Elle avait presque peur de refaire le test de Shannon. Elle tira la languette de sa cannette et but une gorgée, puis elle appuya sur le sélecteur de l’œilPod et entendit le petit bip aigu.

Elle s’était plus ou moins attendue à ce que les choses aient l’air différentes, avec peut-être beaucoup plus de connexions entre les cercles, ou un chatoiement plus prononcé dans l’arrière-plan, ou un plus grand niveau de complexité dans les automates – peut-être des vaisseaux spatiaux constitués de tellement de cellules qu’ils auraient l’air d’oiseaux géants. Mais tout semblait comme avant. Elle concentra son attention sur une portion du quadrillage de cellules afin d’y capter des données comme elle l’avait déjà fait si souvent. Elle repassa alors en mondovision et lança le calcul d’entropie de Shannon.

Elle regarda fixement la réponse. Ce matin, avant qu’elle parte, le score avait été de 10,1, un tout petit peu mieux que la valeur normale pour des pensées exprimées en anglais. Mais là, maintenant…

Maintenant, il était de 16,4 – le double du niveau de complexité habituellement associé au langage humain.

Elle se mit soudain à transpirer, bien qu’il fît frais dans la pièce. C’est ce moment que choisit Schrödinger pour sauter sur ses genoux, et elle fut tellement surprise – par le chat ou la valeur affichée à l’écran – qu’elle poussa un cri.

Seize virgule quatre ! Elle remarqua aussitôt que c’était quatre au carré suivi d’un quatre, mais elle ne se sentit pas plus intelligente pour autant. Elle avait l’impression de voir… de voir la signature d’un génie : 16,4 ! Elle avait tendu une main secourable au fantôme pour le hisser à son propre niveau, et il avait bondi largement au-dessus d’elle.

Elle prit une autre gorgée de Pepsi et regarda par la fenêtre. Elle vit le ciel et les nuages, et le grand disque lumineux du soleil descendant doucement vers l’horizon, vers l’instant où toute cette puissance et cette lumière entreraient en contact avec la Terre.

Si le fantôme continuait de l’observer, il devait savoir qu’elle venait de regarder le webspace quelques minutes plus tôt. Mais il avait peut-être complètement cessé de s’intéresser à cette pauvre fille borgne à Waterloo, maintenant que son horizon s’était déployé de façon aussi vertigineuse. En tout cas, elle n’avait remarqué aucun de ces petits éclairs agaçants qui se produisaient quand il lui renvoyait des chaînes de caractères, mais…

Mais elle ne lui en avait pas vraiment donné l’occasion. Elle n’avait guère passé qu’une minute ou deux à regarder le webspace pour collecter des données, et…

Et en plus, en se concentrant ainsi sur les détails de l’arrière-plan, elle n’avait peut-être même pas remarqué ces clignotements provoqués par le fantôme quand il cherchait à la contacter. Elle caressa Schrödinger, aussi bien pour le calmer que pour se calmer elle-même.

C’était comme avant, quand elle avait impatiemment attendu des nouvelles du Beauf. Elle avait paramétré son ordinateur pour qu’il émette un signal sonore quand il recevrait des messages de lui, mais ça ne servait à rien quand elle n’était pas dans sa chambre. Avant le bal, à chaque fois qu’elle rentrait chez elle, ou quand elle remontait dans sa chambre après le dîner, elle avait toujours hésité un instant avant de consulter sa boîte aux lettres, sachant qu’elle serait terriblement déçue s’il n’y avait pas de nouveaux messages de lui.

Et voilà qu’elle hésitait de nouveau, n’osant pas repasser en webvision – craignant de rester assise à côté du téléphone à attendre qu’il sonne.

Elle mangea un Oreo : noir et blanc, allumé et éteint, un et zéro. Puis elle appuya sur le bouton de l’œilPod et contempla le webspace sans se concentrer sur l’arrière-plan.

Les étranges interférences apparurent presque aussitôt. Le phénomène restait agaçant, mais c’était aussi un soulagement merveilleux : le fantôme était toujours là, et cherchait toujours à communiquer avec elle, et…

Et le clignotement s’interrompit brusquement.

Caitlin éprouva une intense déception. Elle relâcha son souffle et tendit la main pour attraper – avec la précision qu’elle avait acquise lorsqu’elle était aveugle – la cannette de Pepsi dont elle but une gorgée pour faire passer son biscuit.

Il était parti ! Il l’avait abandonnée ! Elle allait devoir…

Mais non ! Mais non ! le clignotement avait repris, et l’intervalle…

L’intervalle de temps entre la fin de la série précédente et le début de celle-ci avait été de…

Elle avait toujours conscience du temps qui passait. Il s’était écoulé exactement dix secondes, et…

Les clignotements cessèrent, et elle se remit à compter, à voix haute cette fois-ci : «… huit, neuf, dix. » Et les clignotements reprirent.

Caitlin haussa les sourcils. Quelle méthode simple et élégante le fantôme avait trouvée là, pour lui dire qu’il comprenait maintenant beaucoup de choses sur l’univers des humains : il savait chronométrer, cette méthode qu’ont les humains de marquer le passage du présent dans le passé. Dix secondes : un intervalle précis, bien qu’arbitraire, qui ne pouvait avoir de sens que pour un être humain.

Caitlin sentit que ses paumes étaient moites. Elle laissa le processus se répéter encore trois fois, et remarqua que la durée des clignotements était constante, elle aussi. Ce n’était toutefois pas un chiffre rond : un peu moins de trois secondes et demie. Mais si cette durée était toujours la même, ce devait être également le cas pour le contenu : c’était une balise, un signal répétitif braqué sur elle.

Elle appuya sur le sélecteur de l’œilPod, entendit le bip grave et vit le monde réel apparaître. Elle se servit de l’ordinateur qui avait été au sous-sol pour accéder aux enregistrements des transmissions reçues de Tokyo dans les dernières minutes écoulées. En ce moment, Kuroda était encore dans l’avion, à près de douze mille mètres d’altitude, mais la vision de Caitlin franchissait les continents en une fraction de seconde.

Elle trouva l’outil de débogage dont il s’était servi, puis elle examina le flux de données secondaire, et…

Elle ressentit un pincement de cœur. Elle avait encore du mal à lire, mais elle voyait clairement qu’il n’y avait pas de groupes de majuscules dans le flot de données, pas de ANNEAUBALLECERISE qui lui saute aux yeux, et…

Ah, non, non… attends un peu ! Il y avait bel et bien des mots dans ce flux. Bon sang, elle ne maîtrisait pas encore les minuscules, mais…

Elle plissa les yeux et regarda les caractères un par un.

r-e-t-i-s…

Son regard se porta ailleurs, une saccade :

u-l-a-t-r…

Si le fantôme avait réellement assimilé le contenu de dictionary.com, de WordNet, de Wikipédia et d’autres sites encore, il devait savoir que les phrases commençaient normalement par une majuscule. Elle continua de balayer le texte du regard, mais elle avait toujours autant de mal à faire la différence entre majuscules et minuscules quand les formes étaient presque les mêmes, et c’est pour cela…

Et c’est pour cela que le C majuscule et le S majuscule ne lui avaient pas tout de suite sauté aux yeux, mais en y regardant de plus près, elle les voyait maintenant.

C-a-l-c…

Non, non. Ce n’était pas ça, le début. Le début, c’était ça :

S-e-c-r-e-t…

Ah, mon Dieu !

Venaient ensuite i-s-s-i-m-e, puis un blanc, et m-e-s, et encore un s, et…

Et elle éclata de rire en battant des mains, ce qui provoqua un miaulement intrigué de la part de Schrödinger. Elle lut le tout à voix haute, sidérée par ce que le fantôme lui avait transmis : « Secretissime message à Calculatrix : regarde un peu tes mails, ma chérie ! »

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