Concentration ! Effort pour percevoir !
La réalité a bien une texture, une structure, des composants. Un… firmament de… de points, et…
Stupéfaction !
Non, non. Erreur. Rien de détecté.
Encore !
Et… encore !
Oui, oui ! Des petits clignotements là, et là, et là, disparus avant d’avoir pu être vraiment perçus.
La compréhension est étonnante… et… et… stimulante. Des choses se passent, ce qui veut dire… ce qui veut dire…
Une notion simple mais indistincte, une réalisation vague et incertaine…
Ce qui veut dire que la réalité n’est pas immuable. Certains de ses composants peuvent changer. Les clignotements continuent. De petites pensées défilent.
Caitlin se sentait à la fois angoissée et excitée. Demain, sa mère et elle allaient s’envoler pour le Japon ! Elle était allongée sur son lit et Schrödinger sauta sur la couverture pour s’étirer à côté d’elle.
Elle n’était pas encore tout à fait habituée à leur nouvelle maison – et ses parents non plus, apparemment. Elle avait toujours eu l’ouïe remarquablement fine – ou peut-être était-elle plus attentive aux bruits que la plupart des gens –, mais à Austin, depuis sa chambre, elle n’avait jamais pu entendre ce que ses parents se disaient dans la leur. Mais ici, par contre…
— J’hésite un peu pour cette affaire, dit sa mère d’une voix étouffée. Tu te souviens comment c’était, quand on allait de médecin en médecin ? Je ne sais pas si elle supporterait une nouvelle déception.
— La dernière fois, c’était il y a six ans, dit son père. Sa voix, plus grave, était moins facile à distinguer.
— Et elle vient juste d’entrer dans un nouveau lycée – et un lycée normal, en plus. Nous ne pouvons pas lui faire manquer des cours pour nous lancer dans je ne sais quelle aventure.
Caitlin s’inquiétait aussi de manquer des cours, mais ce n’était pas parce qu’elle craignait de prendre du retard. C’était plutôt parce qu’elle sentait que les groupes et les alliances commençaient à se former, et pour l’instant, au bout de deux mois passés à Waterloo, elle ne s’était fait qu’une seule amie. L’Institut pour jeunes aveugles, à Austin, prenait des élèves de la maternelle jusqu’à la terminale. Elle avait connu le même groupe pendant la plus grande partie de sa vie, et ses anciens amis lui manquaient cruellement.
— Ce Kuroda dit que l’implant peut être installé sous simple anesthésie locale, dit son père. Il ne s’agit pas d’une opération majeure, et Caitlin ne ratera pas beaucoup de cours.
— Mais nous avons déjà essayé…
— La technologie évolue rapidement, et de façon exponentielle.
— Oui, mais…
— Et de toute façon, dans trois ans, elle sera à l’université…
Sa mère sembla se mettre sur la défensive.
— Je ne vois pas le rapport. Et puis, elle peut aussi bien poursuivre ses études ici. L’université de Waterloo possède un des meilleurs départements de mathématiques au monde. Tu l’as dit toi-même quand tu nous as poussées à venir ici.
— Je ne vous ai pas « poussées ». Et elle veut aller au MIT, tu le sais bien.
— Mais à Waterloo…
— Barbara… dit son père. Il faudra bien que tu la laisses partir un jour.
— Je ne m’accroche pas à elle, protesta-t-elle.
Mais Caitlin savait bien que si. Cela faisait presque seize ans que sa mère s’occupait de sa fille aveugle, et elle avait pour cela renoncé à sa carrière d’économiste.
Ce soir-là, Caitlin n’entendit plus rien d’autre dans la chambre de ses parents. Elle resta éveillée pendant des heures, et quand elle s’endormit enfin, ce fut d’un sommeil agité, tourmenté par un rêve récurrent où elle était perdue dans un centre commercial inconnu, après la fermeture des magasins, et où elle courait dans des couloirs interminables, poursuivie par quelque chose qu’elle ne pouvait identifier…
Pas de périphérie, pas de bord. Juste une perception vague, atténuée, stimulée – non, irritée ! – par d’infimes palpitations, des lignes à peine perceptibles reliant si brièvement des points…
Mais pour en avoir conscience – pour avoir conscience de quoi que ce soit –, il faut… il faut…
Oui ! Oui, il faut l’existence de…
L’existence de…
LiveJournal : La Zone de Calculatrix
Titre : Une certaine incertitude…
Date : Samedi 15 septembre, 8 :15 EST
Humeur : expectative
Localisation : là où est mon cœur
Musique : Chantal Kreviazuk, Leaving on a Jet Plane
L’été dernier, le lycée m’a fourni la liste de tous les livres que nous allons devoir étudier cette année en cours d’anglais. Je me les suis procurés auprès de l’Institut canadien pour les aveugles, sous forme d’ebooks ou de mp3, et je les ai maintenant tous lus. Parmi les plaisirs qui nous attendent, il y a La Servante écarlate de Margaret Atwood – un roman canadien, certes, mais Dieu merci, il n’y a pas un seul épi de blé là-dedans. En fait, j’ai déjà eu une discussion avec Mme Z., ma prof d’anglais, parce que je disais que c’était de la science-fiction. Elle a refusé de l’admettre, et elle a fini par s’exclamer : « Ça ne peut pas être de la science-fiction, mademoiselle – si c’en était, nous ne l’étudierions pas ! »
Bon, maintenant que je suis débarrassée de la corvée de lire ces livres, je peux m’en choisir un plus intéressant pour mon voyage au Japon. Pendant des années, mon livre de chevet a été Dieu tu es là ? C’est moi, Margaret, mais je suis maintenant un peu trop vieille pour ça. Je veux quelque chose de plus stimulant pour l’esprit, et le père de BB4 m’a conseillé La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit, de Julian Jaynes, ce qui est le titre le plus cool que j’aie jamais vu. Il m’a dit que le livre était paru quand il avait seize ans, et j’aurai moi-même seize ans le mois prochain. Il l’a lu à l’époque et il s’en souvient encore. Le livre aborde tellement de domaines différents – le langage, l’histoire ancienne, la psychologie –, qu’on dirait qu’il y a six bouquins en un. Malheureusement, il n’existe pas en ebook officiel, mais bien sûr, on trouve tout sur le Web, à condition de savoir où chercher…
J’ai donc de quoi lire, ma valise est prête, et heureusement je me suis fait faire un passeport au début de l’année pour venir au Canada. La prochaine fois que vous aurez de mes nouvelles, je serai au Japon ! En attendant… sayonara !
Caitlin sentit la variation de pression dans ses oreilles avant qu’une voix féminine se fasse entendre dans les haut-parleurs :
— Mesdames et messieurs, nous avons commencé notre descente vers l’aéroport international de Tokyo Narita. Veuillez vous assurer que vos ceintures de sécurité sont bien attachées et que…
Ah, Dieu merci, songea-t-elle. Qu’est-ce que ce vol avait été pénible ! Il y avait eu plein de turbulences et l’avion était bondé. Elle n’aurait jamais imaginé que tant de gens puissent voyager tous les jours de Toronto à Tokyo. Et les odeurs lui soulevaient le cœur : la transpiration de centaines de passagers, le café froid, les relents de bœuf au gingembre et de wasabi servis deux heures plus tôt, le parfum épouvantable de quelqu’un devant elle, et quatre rangées derrière, la puanteur des toilettes – qui avaient besoin d’être nettoyées à fond après dix heures d’utilisation.
Elle avait réussi à passer le temps en demandant à son ordinateur de poche de lui lire des passages de La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit. La théorie de Julian Jaynes avait littéralement de quoi vous faire fondre les neurones. Il disait que la conscience humaine n’était apparue qu’au début de la période historique, il y a trois mille ans. Avant cela, disait-il, les deux hémisphères du cerveau n’étaient pas vraiment intégrés – les gens avaient ce qu’il appelle un esprit « bicaméral ». Caitlin avait vu dans les commentaires des lecteurs sur amazon.com que beaucoup de gens n’arrivaient pas à saisir la notion d’être vivant sans être conscient. Mais bien que Jaynes n’eût jamais fait cette comparaison, cela ressemblait beaucoup à la description qu’avait faite Helen Keller de sa vie avant son « aube de l’âme », quand Annie Sullivan avait réussi à communiquer avec elle.
Avant que ma maîtresse vienne à moi, je ne savais pas que j’étais. Je vivais dans un monde qui était un non-monde. Il me serait impossible de décrire correctement ce temps de néant inconscient, et pourtant conscient. Je n’avais ni volonté ni intellect. J’étais portée vers des objets et des actions par une sorte d’impulsion naturelle et aveugle. Je ne plissais jamais le front dans un acte de réflexion. Je ne commençais jamais par envisager quelque chose. Je ne faisais pas de choix. Jamais je ne ressentais dans mon cœur ni dans mon corps le moindre sentiment d’amour ou d’intérêt pour quoi que ce fût. Ma vie intérieure était donc un grand vide sans passé, présent ni avenir, sans espoir ni attente, sans émerveillement ni joie.
Si Jaynes avait raison, tout le monde avait vécu comme ça jusqu’à peu près mille ans avant Jésus-Christ. À titre de démonstration, il proposait une analyse de l’Iliade et des premiers volumes de l’Ancien Testament, dans lesquels tous les personnages se comportent comme des pantins, obéissant aveuglément aux ordres divins sans jamais réfléchir.
Caitlin trouvait le livre de Jaynes fascinant, mais au bout de deux heures, la voix électronique de son ordinateur commença à lui taper sur les nerfs. Elle préférait se servir de son afficheur braille pour lire des livres, mais malheureusement, elle l’avait laissé à la maison.
Ah, bon sang, si seulement Air Canada avait l’Internet dans ses avions ! Cet isolement pendant ce long voyage avait été affreux. Oh, bien sûr, elle avait un peu bavardé avec sa mère, mais celle-ci avait réussi à dormir la plus grande partie du temps. Caitlin était coupée de son LiveJournal et de ses salons de chat, de ses blogs préférés et de sa messagerie instantanée. Comme l’avion effectuait le trajet par le pôle, elle n’avait accès qu’à des trucs enregistrés et passifs – le contenu de son disque dur, la musique de son vieil iPod Shuffle, les films projetés en cabine. Elle mourait d’envie d’interagir avec quelque chose, de sentir un contact.
L’avion rebondit légèrement en se posant, puis il roula pendant ce qui parut une éternité. Caitlin avait hâte d’être à leur hôtel, où elle pourrait se reconnecter. Mais il lui fallait pour cela patienter encore quelques heures. Elles devaient d’abord passer à l’université de Tokyo. Leur voyage ne devait durer que six jours, y compris les vols, et il n’y avait pas de temps à perdre.
Caitlin avait trouvé l’aéroport de Toronto bruyant et noir de monde. Mais Narita était un vrai asile de fous. Elle était constamment bousculée par ce qui semblait être une marée humaine – et pas un seul « excusez-moi » ou « pardon » (ou l’équivalent en japonais). Elle savait que Tokyo avait une population extrêmement dense, et aussi que les Japonais étaient censés être d’une politesse exquise, mais ils ne se donnaient peut-être pas la peine de s’excuser quand ils se bousculaient parce que c’était inévitable – et que sinon, ils passeraient leur journée à marmonner « pardon, excusez-moi, désolé »… Mais quand même, c’était vraiment déconcertant.
Après avoir franchi la douane, Caitlin eut besoin de faire pipi. Heureusement, elle était allée sur un site de tourisme où elle avait appris que les toilettes les plus éloignées de la porte étaient généralement de style occidental. C’était déjà assez difficile pour elle quand elle se trouvait dans des toilettes qu’elle ne connaissait pas, même si l’équipement lui était familier. Mais ici, elle n’imaginait pas ce qu’elle ferait si elle devait s’accroupir dans des toilettes à la japonaise.
Quand elle eut terminé, elle se rendit avec sa mère dans le terminal des bagages pour récupérer leurs valises. En attendant que celles-ci apparaissent, Caitlin se rendit compte à quel point elle était désorientée – parce qu’elle était en Orient ! (Pas mauvaise, celle-là… Il faudrait qu’elle s’en souvienne pour son LJ.) En général, elle écoutait les conversations autour d’elle non pas pour espionner la vie privée des gens, mais pour essayer de prendre quelques repères – « Quelle statue magnifique ! », « Eh ben, qu’est-ce qu’il est long, cet escalator ! », « Regarde, un MacDo ! ». Mais ici, presque tout le monde s’exprimait en japonais, et…
— Vous devez être madame Decter. Et voici certainement mademoiselle Caitlin.
— Docteur Kuroda, dit Maman d’une voix chaleureuse. Merci d’être venu nous accueillir.
Caitlin eut aussitôt une idée de l’homme qui s’adressait à elles. Elle avait lu dans Wikipédia qu’il avait cinquante-quatre ans, et elle savait maintenant qu’il était grand (sa voix venait largement d’au-dessus d’elle), et probablement assez fort : sa respiration avait le sifflement d’un homme corpulent.
— Je vous en prie, dit-il, c’est tout naturel. Tenez, voici ma carte.
Caitlin était au courant de ce rituel, et elle espérait que sa mère l’était aussi. Il était impoli de prendre la carte d’une seule main, surtout si c’était celle dont on se sert pour s’essuyer…
— Hem, merci, dit sa mère.
Elle semblait dépitée de ne plus avoir de carte professionnelle à donner en échange. Apparemment, avant la naissance de Caitlin, elle aimait se présenter en disant : « Je suis une triste scientifique » – une allusion à la célèbre expression « la triste science » appliquée à l’économie.
— Mademoiselle Caitlin, dit Kuroda, voici également une carte pour vous.
Caitlin tendit les deux mains. Elle savait qu’un côté serait imprimé en japonais tandis que l’autre serait sans doute en anglais, mais…
Masayuka Kuroda, Ph.D.
— C’est en braille ! s’écria-t-elle, ravie.
— Je l’ai fait fabriquer spécialement pour vous, dit Kuroda. Mais j’espère que vous n’aurez plus longtemps besoin de ce genre de carte. Si nous y allions, maintenant ?