Caitlin resta également chez elle le mardi 4 octobre. Elle avait fait valoir qu’elle profiterait mieux des cours au lycée si elle investissait encore un peu de temps dans la maîtrise de la lecture… et sa mère avait capitulé devant l’argument. Caitlin avait donc consciencieusement démarré sa journée sur le site d’apprentissage, mais elle s’était dépêchée ensuite de descendre au sous-sol.
Kuroda fut ravi de la voir.
— Bonjour, mademoiselle Caitlin, dit-il chaleureusement en pivotant vers elle. Comment vous sentez-vous ?
Elle savait que ce n’était qu’une formule de politesse, mais elle décida d’y répondre sérieusement.
— Honnêtement ? dit-elle. Eh bien, j’ai un peu la tête qui tourne. (Elle se rapprocha du bureau, mais resta debout.) Il y avait une sorte de… simplicité dans le fait d’être aveugle. Quand on voit, il y a des tas de choses dont on n’a pas vraiment besoin sur le moment, comme… (elle jeta un coup d’œil autour d’elle)… comme cette télé, par exemple. Elle n’est même pas allumée, mais je la vois quand même. Et cette bibliothèque : je n’ai pas besoin de savoir qu’elle est là, ni ce qu’il y a dedans… tiens, comment ça se fait que les dos des livres sont tous pareils ?
— Ce sont des reliures de revues scientifiques – la collection de votre père. Là, par exemple, sur l’étagère du haut, vous avez Physical Review D.
— Ah, bon, eh bien, c’est exactement ça le problème. Je n’ai pas besoin de savoir qu’ils sont là, mais quand je regarde dans cette direction, je les vois. Je ne peux pas m’empêcher de les voir.
Kuroda hocha la tête.
— Votre cerveau finira par apprendre à faire le tri. Savez-vous comment fonctionne la vision des grenouilles ?
— Non, comment ça marche ?
— Les grenouilles ne voient que ce qui bouge. Les objets statiques – les arbres, les plantes, le sol – leur échappent complètement : leur rétine ne se donne même pas la peine de coder le signal pour le transmettre au nerf optique. Chez les humains, par contre, c’est au niveau du cerveau que s’effectue le filtrage entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas, et il nous arrive de pouvoir le constater.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment. Je vais vous donner un exemple. Votre mère est à l’étage, en ce moment, n’est-ce pas ? Comment est-elle habillée ?
— Elle porte un blue-jean et une chemise rayée vert et blanc.
— Je vous crois volontiers, puisque vous le dites. Mais moi, quand je l’ai croisée ce matin, je n’ai pas vu ses vêtements.
Caitlin fut stupéfaite. Elle avait entendu parler de la façon dont certains hommes déshabillent les femmes du regard – mais elle n’aurait jamais cru Kuroda capable d’une chose pareille. Sa mère, objet de convoitise sexuelle !
— Heu, vous l’avez imaginée complètement nue ?
Kuroda parut scandalisé.
— Ah, non, non ! Je l’ai vue habillée, naturellement. Mais les vêtements font partie de ces choses auxquelles je ne m’intéresse absolument pas. (Il baissa les yeux comme s’il découvrait seulement maintenant sa tenue – une large chemise hawaïenne dans des tons bleu, rouge et noir, et un pantalon marron.) Au grand désespoir de ma femme, d’ailleurs. Et voilà, il se trouve que je ne vois tout simplement pas ce qui ne m’intéresse pas, sauf si j’en ai vraiment besoin. Mais cependant, vous avez raison, il y a énormément d’informations dans le signal que fournit votre rétine. Je n’ai eu aucune difficulté à trouver le moyen de rectifier les anomalies de codage, et c’est ainsi que j’ai pu éliminer votre syndrome de Tomasevic. Mais je reste incapable de reproduire sur un écran la vision que vous avez du monde réel. Cela étant… j’ai quand même une surprise pour vous, ajouta-t-il en souriant.
— Et c’est quoi ?
Il lui fit signe de s’asseoir.
— Tenez, regardez ça, dit-il en commençant à déplacer sa souris. Elle la suivit des yeux.
— Non, mademoiselle Caitlin, pas la souris. Là, sur l’écran.
Ah, bien sûr… Elle n’avait pas encore le réflexe de regarder le moniteur. Elle leva les yeux, et…
Ah, mon Dieu ! C’était une image du webspace, avec des cercles de différentes tailles et des droites lumineuses qui en partaient dans toutes les directions.
— Comment avez-vous fait ? demanda-t-elle très excitée.
— Ah, mais qu’est-ce que vous croyez que je fais quand vous n’êtes pas là ? Que je regarde des séries télévisées ?
— Eh bien, heu…
— Bon, c’est vrai qu’on dirait que Victor et Nikki vont se séparer une fois de plus. Et vous vous rendez compte, Jack Abbot est assez bête pour vouloir essayer encore une fois de prendre le contrôle de Newman Enterprises ?
Caitlin le regarda sans rien dire, médusée. Kuroda haussa les épaules.
— Je fonctionne en multitâche, dit-il. Bien, poursuivit-il en désignant l’écran, toujours est-il que lorsque nous avons tracé les diagrammes de Zipf, vous étiez concentrée sur l’arrière-plan avec ses automates cellulaires. Et c’est ce qui m’a permis de commencer à décomposer les éléments du flot de données que vous produisez quand vous regardez le Web. Et après ça… bon, alors, dites-moi, qu’est-ce que vous en pensez ?
Elle scruta l’image.
— Je n’arrive pas à voir l’arrière-plan, dit-elle.
— Non, l’écran n’a malheureusement pas une résolution suffisante. Mais à part ça, est-ce que ça correspond bien à ce que vous voyez ?
— Oui, à peu près. Les couleurs sont moins vives, et je crois qu’elles sont un peu différentes, mais… oui, oui, c’est bien le webspace. Drôlement cool !
— Nous pouvons facilement ajuster la palette de couleurs, bien sûr. Ce que vous voyez là n’est qu’un instantané – en fait, c’est une synthèse de différents échantillons du flot de données. Le champ de vision n’est pas complètement rafraîchi à chaque fois. Mais oui, comme vous dites, c’est cool.
— Mais, heu, qu’est-ce que ça donne quand je ne suis pas en mode webvision ? Quand je suis, heu, vous savez, en… (Et le mot lui vint :) En mondovision !
— Pardon ?
— Vous comprenez ? On dira mondovision quand on parle de ma vision du monde réel, et webvision quand je vois le Web.
Il hocha la tête.
— D’accord, c’est très bien.
Mais elle restait préoccupée.
— Est-ce que… est-ce que vous pouvez faire la même chose pour la mondovision ? Afficher à l’écran ce que je vois ?
Elle était mortifiée à l’idée qu’il puisse la voir de la même façon que… que cette entité du Web la voyait.
— Non. C’est à ça que je voulais en venir, et vous devez vous en rendre compte vous-même. Les signaux visuels du monde réel sont d’une telle complexité que je n’ai pas encore imaginé de moyen pour les décoder et les représenter graphiquement. C’est bien dommage que la rétine ne sache pas coder les clignements de l’œil.
— Ah, elle ne sait pas le faire ?
— Quand vous clignez de l’œil, est-ce que votre vision s’interrompt pour autant ? Non, et c’est vrai pour tout le monde. Vous ne remarquez rien parce que la rétine ne code pas l’obscurité, à moins que vous ne gardiez la paupière fermée un certain temps. C’est comme l’affabulation par saccades : vous percevez un flux visuel continu, même si votre vision est en fait interrompue plusieurs fois par minute. Si ces clignements d’œil étaient codés comme une information plus simple, je pourrais m’en servir comme repères dans le flot global, pour en faciliter la décomposition. Mais ce n’est pas comme ça que ça marche.
— Ah…
— Voilà pourquoi j’ai bien peur qu’on ne puisse pas montrer à l’écran des images de la mondovision, ou du moins, pas encore. Mais le flux de la webvision est fortement structuré, et assez simple à analyser. Et voici donc le résultat !
Caitlin regarda de nouveau l’écran.
— Hem… fit-elle. Et maintenant, que comptez-vous faire exactement de ces images ?
Il sembla se mettre sur la défensive.
— Eh bien, comme je l’ai déjà dit, cette technologie pourrait avoir des applications commerciales, en laissant de côté le problème des automates cellulaires et de la NSA, si elle en est vraiment responsable. En fait, j’envisageais de déposer le terme « webvision »…
— Vous n’allez pas organiser une autre conférence de presse, dites-moi ?
— Ma foi, je…
Elle se surprit elle-même par la véhémence de sa réaction.
— Parce que je n’ai absolument pas l’intention d’en parler.
— Hem…
— Non, dit-elle sèchement. Je comprends bien qu’il fallait dire quelque chose sur ce que vous avez fait pour restaurer ma vision. Je vous devais bien ça. Mais la webvision, c’est… (Elle s’arrêta avant de dire : « c’est à moi ». Elle essaya plutôt de faire appel à ses sentiments.) Je vais déjà suffisamment passer pour un phénomène de foire quand je retournerai au lycée, je n’ai pas besoin d’en rajouter avec ce… cet effet secondaire.
Kuroda n’avait pas l’air très content, mais il finit par hocher la tête.
— Très bien, mademoiselle Caitlin, comme vous voudrez.
— N’empêche, dit-elle alors qu’une idée lui venait brusquement à l’esprit, j’aimerais bien voir d’autres images du Web. Vous les avez classées dans quel dossier ?
Son cœur s’était mis à battre plus fort. Oui, ce serait parfait ! C’était exactement ce qu’il lui fallait.