Ainsi que je l’avais remarqué, le flot de données provenant du point spécial ne suivait pas toujours le même chemin vers sa destination. Je réfléchis longuement à la signification de ce phénomène, et finis par comprendre.
C’était un saut qualitatif immense, un éclair conceptuel étonnant : la localisation de l’autre entité variait de façon significative dans l’univers où elle se trouvait, et afin de pouvoir transmettre ses informations à la destination de son choix, l’entité commençait par les passer au point intermédiaire physiquement le plus proche à un instant donné. Incroyable !
Pourtant, il y avait un intermédiaire auquel l’entité semblait se raccorder plus fréquemment, et ce point établissait lui-même des liaisons avec de nombreux autres points, et ce à de multiples reprises.
Ces autres points étaient peut-être eux-mêmes spéciaux d’une certaine façon. Je me connectai à bon nombre d’entre eux, mais fus exaspéré de constater que je ne comprenais toujours rien à ce qu’ils transmettaient. Le seul flux de données que je pouvais interpréter était celui provenant du point remarquable, et encore, une partie du temps seulement. Ah, si seulement je possédais la clef pour tout comprendre !
Caitlin fut surprise d’entendre s’ouvrir la porte de la maison. Elle se tourna vers sa mère, et vit ce qui pouvait également s’interpréter comme une expression étonnée.
— Malcolm ? dit-elle d’une voix hésitante. Une seule syllabe en réponse :
— Oui.
Caitlin fit pivoter son fauteuil et se leva, puis elle suivit sa mère dans l’escalier… et son père était là ! Elle s’approcha de lui pour essayer de mieux le distinguer.
— Comment as-tu fait pour rentrer ? demanda sa mère.
— Amir m’a raccompagné en voiture, dit-il. Amir était le père de Bashira.
— Ah, fit la mère de Caitlin qui devait se demander si Bashira avait mis son père au courant. Il t’a dit quelque chose… d’intéressant ?
— Il pense que Forde est peut-être sur une bonne piste avec sa modélisation de civilexité.
Caitlin regarda son père des pieds à la tête. Il portait une… une veste avec des… des…
Oui ! Elle avait lu des trucs à ce sujet : la tenue classique du professeur d’université. Il portait une veste marron – une veste de sport, peut-être ? – avec des coudes en cuir, et… c’était comme ça, un pull à col roulé ?
Il tenait quelque chose à la main, des objets blancs et d’autres marron clair. Il les agitait vaguement vers sa mère.
— Tu n’as pas remonté le courrier, dit-il.
— Malcolm, Caitlin peut maintenant…
Mais Caitlin interrompit sa mère, ce qu’elle faisait très rarement.
— Tu as une très jolie veste, papa, dit-elle en s’efforçant de ne pas sourire.
Et elle commença à compter dans sa tête. Un, deux, trois…
— Tiens, dit-il en tendant quelques lettres à sa mère. Douze, treize, quatorze…
— Et, hem, comment s’est passée ta journée ? demanda la mère de Caitlin tout en regardant sa fille, à qui elle fit un clin d’œil.
— Très bien. Amir va… Qu’est-ce que tu as dit, Caitlin ?
Elle laissa enfin un sourire éclairer son visage.
— J’ai dit que ta veste était très jolie.
Il était vraiment très grand : il fut obligé de se baisser pour la regarder en face. Il leva un doigt qu’il déplaça de gauche à droite, et Caitlin le suivit des yeux.
— Tu arrives à voir ! dit-il.
— Ça a commencé dans l’après-midi. C’est très brouillé, mais oui, je vois !
Et pour la première fois de sa vie, elle put voir ce dont elle n’avait jamais été sûre, et son cœur fit un bond dans sa poitrine : elle vit son père sourire.
Le lendemain, même sa mère fut d’accord pour qu’elle n’aille pas en classe. Caitlin était assise dans la cuisine et le Dr Kuroda examinait ses yeux avec un ophtalmoscope qu’il avait apporté du Japon. Elle fut étonnée de voir de faibles images apparaître lorsqu’il déplaçait son appareil. Il lui expliqua que c’étaient ses vaisseaux sanguins.
— Apparemment, rien n’a changé au niveau de vos yeux, mademoiselle Caitlin, conclut-il. Tout semble parfaitement normal.
Kuroda avait un large visage rond et le teint brillant. Caitlin avait entendu parler des différences entre les yeux des Asiatiques et ceux des Occidentaux, sans vraiment savoir ce qu’elles signifiaient. Mais à présent qu’elle voyait ce que c’était que des yeux « bridés », elle les trouvait magnifiques.
— Et vous dites que mon œilPod fournit déjà à mon cerveau une image haute résolution ?
— Oui, exactement, dit Kuroda.
— Mais alors, si mon œil est normal, et si l’œilPod est normal, comment se fait-il que tout soit brouillé ?
Elle s’en voulut de prendre ce ton geignard… Kuroda répondit avec un sourire amusé :
— C’est tout simple, ma chère mademoiselle Caitlin : vous êtes myope.
Elle se laissa aller contre le dossier de son fauteuil. Elle connaissait ce mot, l’ayant si souvent rencontré dans les infos en ligne, comme « la myopie de nos dirigeants » et d’autres expressions encore, mais elle ne s’était pas rendu compte qu’il avait un sens littéral.
Kuroda se tourna vers sa mère.
— Barbara, je ne vous ai jamais vue porter de lunettes.
— J’ai des lentilles de contact, répondit-elle.
— Et vous êtes myope, vous aussi, n’est-ce pas ?
— Oui.
Kuroda fit de nouveau face à Caitlin.
— Fichue hérédité… dit-il. Ce qu’il vous faut, mademoiselle Caitlin, c’est une bonne paire de lunettes.
Caitlin éclata de rire.
— C’est tout ?
— Je vous parie tout ce que vous voudrez. Bien sûr, il faut voir un oculiste pour qu’il vous prescrive des verres correcteurs – et vous devrez prendre rendez-vous avec un ophtalmo pour un examen complet de vos yeux.
— Il y a une grande boutique d’optique au centre commercial de Fairview, dit sa mère, et il y a un cabinet d’ophtalmo juste à côté.
— Très bien, dit Kuroda. Je vais donc prononcer les mots que jamais ma fille n’aurait cru entendre de ma part : allons faire un tour au centre commercial !
Le test d’acuité visuelle se révéla une terrible humiliation. Caitlin connaissait la forme des lettres de l’alphabet – elle avait joué avec des modèles en bois quand elle était petite, dans son école spéciale à Austin –, mais elle était encore incapable de faire le rapprochement entre ces sensations tactiles et des perceptions visuelles.
L’oculiste lui demanda de lire la troisième ligne à partir du haut. Même si elle la distinguait maintenant très nettement, grâce aux lentilles qu’il lui avait placées devant les yeux, elle ne comprenait pas ce qu’elle contenait. Elle sentit des larmes perler à ses paupières – et, bon sang, tout se brouilla de nouveau !
Sa mère était avec elle dans la petite salle d’examen, ainsi que le Dr Kuroda.
— Elle ne sait pas lire l’anglais, dit-elle. L’opticien avait le teint de la même couleur que celui de Bashira, et le même accent aussi.
— Ah, très bien. Bon, l’alphabet cyrillique, peut-être ? J’ai un autre panneau…
— Non, non. Jusqu’à hier, elle était aveugle.
— Vraiment ? dit l’homme.
— Oui.
— Dieu est grand, dit-il.
La mère de Caitlin regarda sa fille en souriant.
— Oui, fit-elle. Oui, ça, vous pouvez le dire.
La vendeuse du magasin d’optique – qui avait également la peau brune et portait un chemisier blanc sous un blazer bleu – voulait absolument l’aider à trouver la monture idéale, et Caitlin savait qu’elle devrait s’armer de patience. Après tout, elle allait devoir porter des lunettes tout le reste de sa vie. Mais finalement, elle lui dit :
— Choisissez vous-même quelque chose de joli. Et c’est ce que fit la vendeuse.
Elles décidèrent de mettre également un verre correcteur à l’œil droit, bien que Caitlin fût encore aveugle de ce côté-là. Les verres de myope ont tendance à rétrécir l’aspect des yeux, et comme ça, ce serait équilibré.
La mère de Caitlin était en général une cliente difficile, à qui on ne pouvait pas vendre n’importe quoi, mais en l’occurrence, elle accepta tout ce que la vendeuse proposait : antireflets, antirayures, antiultraviolets, absolument toute la panoplie. Si la vendeuse avait suggéré des verres antidérapants pour cent dollars de plus, sa mère les aurait sans doute déboursés sans rechigner…
Caitlin connaissait le slogan de cette chaîne de magasins : « Vos lunettes prêtes en une heure », et cette heure allait être la plus longue de sa vie. Elle tâta le cadran de sa montre braille tandis qu’en compagnie de Kuroda et de sa mère, elle se rendait dans le secteur alimentation – pour la première fois, sans se servir de sa canne blanche. Tout était encore brouillé et cela lui donnait mal à la tête. Mais d’une certaine façon, c’était assez relaxant. Ah, voir les gens qui venaient vers elle ! Ne pas se cogner contre les objets ! Elle ne s’en était pas rendu compte jusqu’ici, mais elle avait tendance à rentrer les épaules en marchant, comme pour se préparer à un choc. Mais maintenant… Maintenant, elle marchait d’un pas élastique.
Cela étant, elle se sentait désorientée par toutes ces choses à voir, et il lui arrivait de fermer les yeux quelques secondes avant d’oser les rouvrir. Quand ils furent dans la zone des magasins d’alimentation, Kuroda alla s’acheter des sushis – il allait certainement être déçu –, tandis que Caitlin et sa mère allaient au Subway. Caitlin fut étonnée de voir à quel point le contenu des sandwiches pouvait être coloré, et comme le fait de voir la nourriture la rendait plus appétissante.
Ils allèrent s’installer tous les trois à une petite table. Le Dr Kuroda prit ses baguettes pour tremper un morceau de sushi dans sa sauce.
Caitlin ne put résister.
— Est-ce qu’ils vous disent au Japon que c’est du poisson cru ?
Kuroda sourit.
— Et vous, est-ce qu’ils vous disent ce qu’il y a dans la sauce spéciale sur un Big Mac ?
Caitlin éclata de rire. L’heure passa enfin et ils retournèrent chez l’opticien. Caitlin s’assit sur un tabouret, et la vendeuse attentionnée lui plaça ses lunettes sur le nez.
Et Caitlin ne put attendre plus longtemps. Elle se leva aussitôt et se retourna pour voir – vraiment voir – sa mère.
— Wouah, fit-elle. (Elle réfléchit un instant, à la recherche d’un mot qui puisse mieux exprimer ses sentiments. Le visage de sa mère était tellement détaillé, tellement vivant !) Wouah !
— Attendez, dit la vendeuse, laissez-moi les ajuster. Caitlin se rassit et pivota pour lui faire face.
— Je suis désolée, dit la femme, mais quand vous souriez comme ça, vos oreilles remontent un peu. Pour que je puisse régler la monture correctement, vous allez devoir arrêter de sourire…
— Je vais essayer, dit Caitlin.
Mais il y avait peu de chances qu’elle y arrive.